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Deux heures durant,. Annie Ernaux a répondu à leurs questions. L' année dernière, nous avions étudié avec mes élèves Les. Armoires vides pour conclure.
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Rencontre Annie Ernaux est venue au lycée Pissarro au mois de février 2005 à la suite de l’invitation lancée par une collègue professeur de français. Des élèves de terminale L et de

Nicolas Kemoun, professeur de SES au lycée Pissarro de Pontoise (95).

terminale ES (dont j’étais le professeur de SES en première ES) ont pu participer à cet échange. Deux heures durant, Annie Ernaux a répondu à leurs questions.

année dernière, nous avions étudié avec mes élèves Les Armoires vides pour conclure la partie sociologique du programme de première et revenir sur des thèmes tels que la domination symbolique, les conflits culturels et le rôle de la socialisation différentielle dans les inégalités sociales de réussite scolaire. Nous avons préparé la venue d’Annie Ernaux au cours de deux séances d’une heure en rédigeant collectivement (les dix élèves volontaires et moi-même) une douzaine de questions que les élèves devraient poser au cours de l’entretien. Les élèves de terminale L en avaient fait autant avec leur professeur. Le choix était de ne pas organiser l’entretien par thèmes mais de laisser les élèves poser leurs questions au gré de leurs envies. Je tiens à remercier ici Annie Ernaux. En tant que lecteur de ses livres dans lesquels elle dit mieux que quiconque cette violence invisible, mais bien réelle, qui traverse les rapports sociaux. En tant que professeur de SES pour les formidables outils de travail que constituent ses livres qui permettent de « faire vivre » des concepts et qui facilitent ainsi leur

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appropriation par les élèves. En tant que participant à cette rencontre, enfin, pour la générosité avec laquelle elle s’est livrée dans cet entretien ; nos élèves en garderont probablement un souvenir fort. Dans vos livres, explorez-vous votre enfance pour vaincre un traumatisme ? Annie Ernaux : Toute écriture a pour fonction de guérir une blessure plus ou moins importante. Cela me permet d’évoquer des choses (ma honte sociale notamment) dont je ne parle à personne sauf à mes hommes. L’écriture me permet de les aborder. Même dans mon journal intime, il n’y a pas de traces de ces choses.

J’avais l’impression qu’il m’était interdit de parler de cela. L’écriture m’a permis de transgresser cet interdit. Au début, j’avais honte d’écrire cela. Puis j’ai décidé d’aller plus loin. L’écriture n’a rien à voir avec la psychanalyse. Dans la psychanalyse (je n’en ai jamais suivi, mais j’ai fréquenté de nombreuses personnes qui en ont suivi), vous parlez de vous, de vos souvenirs… Au terme de cette expérience (six ou sept ans, voire plus), vous êtes guéri, vous avez fait la lumière sur des choses importantes. Mais il ne reste rien de concret. L’écriture n’est pas un moyen pour moi de me soigner mais constitue une volonté de lancer un objet dans le monde, faire quelque chose qui sera lu par des gens que je ne connais pas. Cela constitue une trace de mon passage sur la terre. C’est une chose réelle, matérielle. L’écriture est très différente de la psychanalyse. Comment vous êtes-vous fait connaître ? A. E. : À 22 ans, j’ai écrit un premier texte fortement inspiré du Nouveau roman dont Nathalie Sarraute était

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avec Annie Ernaux une représentante. J’étais alors très inspirée par cela : c’était un dispositif littéraire assez complexe, je ne suis plus très convaincue de l’intérêt de cette forme littéraire… Ce premier texte a été refusé par les éditeurs. Je n’ai pas été trop découragée. C’est la vie qui a changé mes désirs d’écriture. Mon avortement clandestin, mon mariage et l’adoption, nouvelle pour moi, du rôle qui était dévolu aux femmes à cette époque, des enfants arrivés très tôt, l’absence d’aide de mon mari pour les tâches ménagères, mon premier poste d’enseignant (les élèves ne savent pas à quel point c’est un métier qui demande de l’engagement et qui requiert un immense travail, notamment les premières années). À cette époque (26-27 ans), je commençais différents textes que je ne finissais pas. Puis la mort de mon père a été le déclencheur. Mes yeux se sont décillés. En quelques années, j’ai changé de monde et cela m’a donné envie d’écrire sur la réalité. Est alors né mon livre Les Armoires vides. C’est un roman autobiographique que j’ai envoyé à trois éditeurs. Deux sur trois ont répondu qu’ils désiraient le publier (Gallimard et Grasset). J’ai eu de bonnes critiques, mais j’étais loin d’être connue. Mes collègues du collège des Louvrais ont découvert très tardivement que j’écrivais, je ne leur en avais jamais parlé. Puis j’ai obtenu le prix Renaudot pour La Place. Je suis un peu passée à la télé : chez Pivot (Apostrophes) et chez Polac (Droit de réponse). Je n’écris pas pour être connue. J’écris pour exister sous forme de choses invisibles. J’ai reçu des lettres de lecteur me disant « c’est mon histoire ». Même si ce n’est pas vrai-

ment leur histoire, mais cela leur a permis d’accoucher de leur propre histoire. Ils se disent : « Je ne suis pas tout seul à avoir eu honte de mes parents. » Ce qui est important pour moi, c’est ce partage. Vos parents ont-ils lu vos livres ? A. E. : Mon père était mort. Ma mère a lu Les Armoires vides. Elle vivait alors avec mon mari et moi. Elle s’est reconnue bien sûr. Sa réaction aurait pu être : « Comment as-tu pu faire ça ? ». Mais elle a eu une réaction très intelligente, la meilleure qu’elle pouvait avoir pour préserver nos relations. Elle n’a rien dit sur le contenu et fait comme si elle ne se reconnaissait pas. Cela a été différent par exemple pour Hervé Bazin avec Vipère au poing, livre qui a conduit à une rupture totale avec sa mère. Dans son livre, il attaque personnellement sa mère. Dans Les Armoires vides, la responsabilité est partagée : l’école, les livres qui situent toujours l’action dans des milieux bourgeois… J’y évoque la culpabilité de Denise Lesur. Ma mère n’a pas non plus posé de questions sur l’avortement. Je considère ma mère comme une féministe avant la lettre. Elle m’a élevée en contradiction avec l’idéal de la femme qui était dominant à l’époque. Pensez-vous que la place de la maternité dans la vie d’une femme ait évolué ? A. E. : Aujourd’hui, les femmes mettent en avant d’abord d’avoir un travail, de réussir professionnellement. Ce n’était pas le cas dans ma génération (disons pour celles qui avaient 20 ans avant 1968). J’étais frappée par le fait que beaucoup de filles

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que je fréquentais durant mes études (notamment les « héritières ») faisaient des études en attendant de se marier et d’avoir des enfants et de se contenter de ce rôle. Pour les « boursières », c’était un petit peu différent car il y avait la volonté de faire mieux que les parents, les études étaient un outil pour connaître une trajectoire sociale ascendante. Mais les stéréotypes restent présents. Il y a une pensée latente selon laquelle les femmes sont faites pour mettre au monde des enfants. Cette pensée est encore présente dans la tête des femmes elles-mêmes. Pourtant, on est deux pour concevoir un enfant ! Mais, aujourd’hui encore, on parle moins de la paternité. Vous êtes-vous sentie le témoin d’une évolution du statut de la femme ? A. E. : Au moment du passage à l’an 2000, beaucoup de sondages ont posé la question de savoir quelle était la chose la plus importante du e XX siècle. De nombreuses femmes ont répondu que c’était la maîtrise de la contraception et l’avortement. Les femmes ne sont plus assujetties à une forme de nécessité biologique. C’est un grand progrès du XXe siècle. La femme s’est libérée de ce qui pesait sur elle depuis des millénaires, même si cette liberté des femmes est encore entre parenthèses et qu’il faut rester vigilant. Quelle a été pour vous l’influence de la lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir ? A. E. : Ce livre m’a fait comprendre des choses. Ma mère surveillait strictement mes fréquentations. Je n’avais donc pas le mode d’emploi

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des rapports entre les sexes. J’avais une vision égalitaire des sexes, et je n’avais pas conscience qu’il y avait des rôles sexuels à tenir sous peine de sanctions de la société. J’en ai donc pris plein la figure. Le Deuxième sexe m’a fait comprendre la position dominée des femmes. Nous avions lu en classe l’article en hommage à Pierre Bourdieu que vous aviez fait paraître dans Le Monde. Pouvez-vous nous expliquer votre adhésion à son œuvre alors que votre trajectoire semble contredire quelque peu ses théories ? A. E. : Non, ma trajectoire ne contredit pas ce que dit Bourdieu. Ce qu’il dit sur les « héritiers » et les étudiants boursiers est quelque chose que j’ai ressenti fortement. La découverte de ses textes a été pour moi une révélation.

Je l’ai découvert par hasard. En tant qu’enseignante, on débattait beaucoup à mon époque sur le système scolaire. J’ai découvert deux livres, Les Héritiers et La Reproduction, dans lesquels Bourdieu montrait que l’école, au lieu de gommer les inégalités de départ, les avalisait. La lecture de ces deux ouvrages m’a permis de comprendre ma propre trajectoire d’élève. La découverte de Bourdieu a par ailleurs été un détonateur. Cela a donné la matière de mes livres, l’important c’est ce qui est social. Bourdieu m’a donné beaucoup de force. Mon article en hommage est né d’une sorte de dette envers lui. Sa sociologie est libératrice car, en vous montrant les aliénations que vous subissez, en vous faisant comprendre la honte, la gêne que vous ressentez dans certaines occasions, elle vous permet d’être plus libre.

Vos livres sont construits principalement à partir de votre mémoire. N’avez-vous pas quelques fois la mémoire qui flanche et n’êtes-vous pas obligée d’inventer ? A. E. : Un livre comporte toujours une part de subjectivité. Ce qui compte, c’est de vouloir rechercher l’exactitude et la vérité et d’éliminer les dérapages par rapport à celle-ci. Pour mon livre La Honte, avant de commencer, je pensais me rappeler chaque détail. Finalement cela s’est avéré parfois difficile. Mais à ce moment là je le dis : « probablement que ce dimanche s’est passé ainsi car tous les dimanches se ressemblaient ». Je le dis, l’important est d’être honnête. À d’autres moments, quand je suis sûre, je le dis aussi. Ce qui compte, c’est cette volonté, ce projet, cette intention. Dans Les Armoires vides, il y a des choses qui ne correspondent pas à la

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réalité, c’est un roman autobiographique. Mais ce n’était pas l’important. Ce qui est exact, c’est la vision de mon monde de l’époque. Ainsi, à l’école religieuse dans laquelle j’étais (cela va vous surprendre), quand on croisait une maîtresse, il fallait faire un signe d’allégeance en baissant la tête. J’étais souvent en retard, car ma mère avait toujours d’autres choses à faire. Et quand, pour la première fois, je suis entrée en classe en retard, j’ai fait le signe d’allégeance envers la maîtresse et je suis allée m’asseoir sans un mot. Et la maîtresse m’a reproché de ne pas m’excuser, mais je ne le savais pas (c’était au CP) ! Chez moi, on entrait et on sortait librement. Et bien, ce type d’expériences est exact ! Et c’est cela qui est important. Ce qui compte, c’est le projet général plus que d’éventuelles défaillances de la mémoire. De plus, je n’invente rien. Les Armoires vides, c’est un roman. Dans La Femme gelée, ma copine est ma cousine dans la vraie vie. Mais après La Place, plus rien n’est rajouté. Quel est le regard de vos enfants sur votre écriture ? Cela vous gêne-t-il ? A. E. : Dans Les Armoires vides, il y a des éléments qui les ont touchés (par exemple, ils ont découvert mon avortement). Par contre, quand j’évoque ma vie amoureuse, ils n’aiment pas trop. Est-ce que cela me gêne ? Non, je ne pense pas à eux quand j’écris. Ma seule motivation est de dire des choses de la façon la plus juste. En outre, je ne parle pas de mes enfants dans mes livres. Avez-vous peur du jugement de vos proches ? A. E. : Le plus important, c’est d’écrire. Les jugements varient, évoluent. Un jugement n’est jamais définitif. Quand on écrit, se préoccuper du jugement des autres est nul et non avenu. Et si vos enfants écrivaient sur vous ? A. E. : Aucun problème !

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Dans Les Armoires vides, vous sembliez n’être à l’aise nulle part, ni à l’école, ni dans votre famille. Quel est le milieu duquel vous vous sentez le plus proche ? A. E. : Je ne me sens bien nulle part. Ni dans les milieux où j’ai accédé par la reconnaissance (médias, milieux littéraires…), ni dans mon milieu d’origine. C’est mon milieu, je comprends tout, le mode de vie, le patois même. Mais nous n’avons plus les mêmes intérêts. Je ne suis bien nulle part. Ma vraie place, c’est en écrivant ou dans l’action, à travers l’engagement politique peut-être… Comment expliquez-vous votre investissement scolaire ? Était-ce pour vous prouvez que vous pouviez réussir ou pour faire plaisir à vos parents ? A. E. : Cela s’est fait assez naturellement. À l’école, j’ai eu très vite de bons résultats. Mes parents disaient « c’est dans elle » pour expliquer le fait que j’aimais l’école. Mais ils n’avaient pas de projet d’avenir pour moi. Si j’avais eu de mauvaises notes, ma mère m’aurait disputé. Mais j’avais de bonnes notes, sauf en couture et en dessin ! C’est donc arrivé comme cela. L’obligation scolaire était à 14 ans. Mes parents m’ont laissé poursuivre, ça c’est un choix social de mes parents. Ils étaient gênés par ma réussite (qu’ils cachaient auprès des clients de l’épicerie) mais fiers. Ma mère pensait qu’en ayant de bonnes notes, je ne faisais que mon devoir. À partir de l’âge de 12 ans, j’ai eu plus de difficultés de mémorisation, d’attention. Je pensais à autre chose en raison de mon malaise social. Il fallait m’obliger pour maintenir mon niveau scolaire. Pour leur faire plaisir ? Peut-être. Notamment à l’adolescence, je ne voulais pas démériter aux yeux de mes parents. Cela a pu jouer un rôle. Avez-vous le désir que le lecteur se retrouve en vous ? A. E. : Pas au départ. Mais je me suis aperçu que cela se produisait. J’aime

trouver cela, même si je ne le cherche pas. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver l’universel, même si les cultures sont évidemment spécifiques et que l’on ne perçoit pas mes livres partout de la même façon. Comment avez-vous perçu la honte que vous aviez vis-à-vis de votre milieu d’origine ? A. E. : J’ai eu honte d’avoir honte !

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À la lecture des Armoires vides, nous n’avons pas bien perçu le lien entre l’avortement que vous évoquez à plusieurs reprises et le sujet central du livre que constituent les relations avec vos parents. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ? A. E. : Cela a donné un espèce de cadre au récit. C’était une pulsion, je voulais faire un flash-back à partir d’un événement réel. La possibilité d’écrire ces quelques pages sur cet événement, cela a permis de pouvoir raconter, de parler de l’enfance. Des gens qui ont lu le livre, ont pensé qu’à travers l’expulsion d’un fœtus, c’était aussi l’expulsion des problèmes de mon enfance liés au fait d’être un transfuge social. L’idée était de sortir tous les bouts de mon histoire. Regrettez-vous certains de vos écrits ? A. E. : Je regrette seulement d’avoir écrit un peu vite mon livre Ce qu’ils disent ou rien (écrit en un mois). Mais je ne le renie absolument pas, il correspond à une période de ma vie. Sinon, je ne regrette rien. Relisez-vous vos ouvrages ? A. E. : Non, ce qui fait que d’un livre à l’autre, il m’arrive sûrement de me répéter ! Vous arrive-t-il d’écrire plusieurs livres à la fois ? A. E. : Oui, il y a quelques fois des chevauchements. Je reprends des textes en gestation et, entre-temps, j’ai quelques fois écrit un autre livre. Par exemple, l’écriture de La Place

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s’est étalée sur une dizaine d’années. Pour La Honte, j’ai commencé en 1990, puis je l’ai repris en 1995. Avez-vous l’intention d’écrire dans un autre registre ? A. E. : Non. Mes recherches sont dans cet ordre-là.

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Vous exprimez très bien la violence d’être femme, comment situez-vous cette violence par rapport au féminisme ? A. E. : Pour moi, ce qui a primé, c’est la violence sociale. J’ai ressenti le poids des réalités d’une manière forte, la violence non dite, la violence du mépris que peuvent exprimer les individus d’autres classes vis-à-vis des individus de milieux populaires. C’est une violence réelle que j’exprime dans La Honte. Mon univers familial était aussi extrêmement violent, mes parents se disputaient violemment, ils se traitaient de tous les noms… J’ai donc vécu mon enfance dans cette violence. Cela m’a servi à affirmer tout ce qui concerne la question des femmes. Les usages sociaux veulent que l’écriture des femmes soit pleine de pudeur, c’est ce que l’on demande aux femmes. Moi, j’ai fait le contraire. Mon premier livre est Les Armoires vides où j’ai décidé de dire les choses directement. Dire la réalité physique, corporelle, c’est un engagement politique. C’est tout de même inconcevable la violence qui était faite aux femmes. On les condamnait à se livrer à un avortement clandestin, à trouver de l’argent pour le faire, à risquer leur vie… tout cela parce que les médecins refusaient de le faire.

Si vous n’étiez pas devenue écrivain ? Quelle profession auriez-vous pu exercer ? Pourquoi ? A. E. : Je serais alors restée professeur. À un moment donné, je voulais devenir avocate. Mais les choix sont déterminés par notre milieu social. Il y a une chose qui m’a frappée lorsque j’étais étudiante : les filles de milieu favorisé qui avaient des résultats moyens avaient quand même des ambitions très importantes : Sciences-Po… Notre éventail de choix est limité par notre milieu social. Quelle est l’influence de votre trajectoire sociale sur votre pratique enseignante ? A. E. : J’avais des élèves qui étaient très timides et cette timidité était une timidité sociale. Ceux qui répondent sont ceux qui ont l’habitude de parler, ils sont souvent issus de milieux favorisés. J’essayais de donner la parole à tous les élèves. Cela s’exprimait également dans le choix des textes à étudier. J’essayais de choisir des textes qui pourraient poser des questions. J’ai souvent été attaquée par les parents d’élèves pour cela. Comment expliquez-vous l’évolution du regard que vous portez sur vos parents entre

Les Armoires vides où le ton semble plus violent et La Place et Une femme où il est plus tendre ? A. E. : Dans Les Armoires vides, j’ai voulu porter un regard subjectif. D’ailleurs ce regard évolue au cours du livre. Au début, la petite fille est très à l’aise dans son milieu. Puis, brusquement, son regard évolue lorsqu’elle découvre le regard que porte l’école sur son milieu, elle commence à avoir honte de son milieu. Puis, à la fin du livre, j’exprime plutôt une certaine culpabilité. Dans La Place, j’ai voulu éviter qu’une écriture violente, de dérision, appliquée à la personne de mon père fonctionne comme une sorte de complicité avec les dominants. C’est là que j’ai essayé d’utiliser une écriture plate, neutre, qui va me permettre de dire avec objectivité les choses sans complicité avec le lecteur dominant. Cela m’a permis de mettre plus de distance. C’est plus une différence d’écriture qu’une différence de regard. Il y a la même violence, mais elle est non dite dans La Place. L’écriture n’est plus uniquement subjective dans La Place. J’essaye de procéder un peu comme une démarche scientifique, j’étudie au scalpel, au microscope non pas des cellules, mais un sentiment, un événement qui m’est arrivé. ]

BIBLIOGRAPHIE Les romans d’Annie Ernaux sont publiés chez Gallimard, Paris. Les Armoires vides, 1974. Ce qu’ils disent ou rien, 1977. La Femme gelée, 1981. La Place, 1984 (prix Renaudot). Une femme, 1988. Passion simple, 1992. Journal du dehors, 1993. Je ne suis pas sortie de ma nuit, 1997. La Honte, 1997. L’Événement, 2000. La Vie extérieure, 2000. Se perdre, 2001. Pour ceux qui voudraient explorer plus à fond l’univers d’Annie Ernaux, je signale la parution d’un livre d’entretiens dans lequel elle évoque son projet littéraire, son style, son rapport à l’écriture et où elle nous livre quelques clefs pour mieux appréhender son œuvre : L’Écriture comme un couteau, 2004.