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Le néant « néantisant » correspond, en effet, à un exil ontologique du pour- soi, qui a par là même un caractère parasitaire : le pour-soi ne peut être qu'en ...
DOSSIER Varia

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SARTRE ET LE STATUT DE LA TOTALISATION Hadi Rizk

Au-delà des opérateurs ontologiques que représentent l’en-soi et le pour-soi pour penser le phénomène, il faut relever, chez Sartre, un souci de l’immanence. Il n’y a que le monde qui soit intéressant, mais la profondeur du monde est humaine, dans la mesure où le système même, indéfiniment ouvert des phénomènes déterminés, renvoie à la subjectivité, à la manière propre au pour-soi d’exister comme totalisation du monde en même temps que comme « historialisation », ou temporalisation du rapport entre le pour-soi et ses propres possibles. L’être du possible comme dépassement met effectivement le monde en rapport avec son propre avenir : le possible, l’être du possible comme « possibilisation » et, enfin, le sens d’être du possible comme impossible possibilité du soi, déterminent la totalisation du monde comme sens du renvoi infini à soi qui est inhérent à l’ipséité.

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 1. Sartre J.-P., Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1983, p. 166.

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artre aborde le thème de l’angoisse comme l’expérience du nonêtre qui habite la réalité humaine. Dans une page des Carnets de la drôle de guerre1, après avoir cité Heidegger (« l’angoisse-devant-le-néant »), et décrit l’angoisse à la manière de Kierkegaard – « un rien dans l’esprit », pure « possibilité » –, il ramasse brutalement les deux descriptions : « Angoisse devant le Néant ? Angoisse devant la liberté, selon Kierkegaard ? À mon avis, c’est une seule et même chose, car la liberté c’est l’apparition du Néant dans le monde. Avant la liberté, le monde est un plein qui est ce qu’il est, une grosse pâtée. Après la liberté, il y a des choses différenciées parce que la liberté a introduit la négation. Et la négation ne peut être introduite par la liberté dans le monde que parce que la liberté est tout entière transie par le Néant. »

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Ce texte met en perspective le fait que le possible, l’être du possible comme possibilisation et, enfin, la possibilisation comme impossible possibilité du Tout est extérieur Soi, déterminent la totalisation du monde comme et extérieur à soi étant le sens du renvoi infini à soi qui est inhérent dans le rapport à l’ipséité. qui tisse le monde L’ontologie phénoménologique est, de part en sauf, précisément, part, conditionnée par la néantisation de la l’être même conscience : la décompression d’être qui marque du rapport, qui le pour-soi a pour conséquence que l’ipséité s’évanouit suppose un être si on tente de la saisir indépendamment de la existant à distance mondanéité du monde. Le néant « néantisant » de son propre être correspond, en effet, à un exil ontologique du poursoi, qui a par là même un caractère parasitaire : le pour-soi ne peut être qu’en liaison avec l’êtreen-soi, dont il s’exclut. Le cogito préréflexif, mode d’existence de la conscience de quelque chose, conscience d’exister et existence consciente, est indépassable : il n’est rien d’autre que la fonction néantisante de la conscience. Pour cette raison, il ne saurait y avoir de subjectivité transcendantale, laquelle mettrait aussitôt en péril l’activité originaire du poursoi : poser ce qu’il vise sans être jamais lui-même ni posé ni visé. La conscience n’existe que comme activité : s’il est vrai que son exil ontologique consiste à s’exclure de l’être, il s’ensuit qu’elle se fait être le pur rapport de phénoménalisation de l’être-en-soi. « Il revient au même de dire : la réalité-humaine est ce par quoi l’être se dévoile comme totalité – ou la réalité-humaine est ce qui fait qu’il “n’y a” rien en dehors de l’être. Ce rien comme possibilité qu’il y ait un par-delà du monde, en tant : 1° que cette possibilité dévoile l’être comme monde ; 2° que la réalitéhumaine a à être cette possibilité – constitue, avec la présence originelle à l’être, le circuit de l’ipséité2. » Au-delà des opérateurs ontologiques que représentent l’en-soi et le poursoi pour penser le phénomène, il faut relever, chez Sartre, une forme originale de philosophie de l’immanence, qui s’accompagne d’un double refus : du sujet, c’est-à-dire d’un Ego séparé ou substantiel – la conscience est hors monde au sens où elle n’est pas mais qu’elle est hors de soi, au sens de l’être même du rapport de phénoménalisation du monde – ; de la question de l’être, assimilée à une réification du hors-monde en une forme d’arrière-monde. Il n’y a que le monde qui soit intéressant, mais la profondeur du monde est humaine, dans la mesure où le système même, indéfiniment ouvert des phénomènes déterminés – la « totalité évanescente » du monde –, renvoie à la subjectivité, à la manière propre au pour-soi d’exister comme totalisation du monde en même temps que comme « historialisation », rapport à ses propres possibles. Immanence conséquente, dans la mesure où l’être du possible comme dépassement met effectivement le monde en rapport avec son propre  2. Sartre J.-P., L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 2000, nouvelle édition, coll. « Tel », II, 3, « la transcen-

dance », p. 218.

avenir. Tout est extérieur et extérieur à soi dans le rapport qui tisse le monde sauf, précisément, l’être même du rapport, qui suppose un être existant à distance de son propre être. « La liberté crée l’avenir du monde en néantisant le sien propre. » Tout au long de l’œuvre de Sartre, nous retrouvons un refus franc, massif, têtu, des arrière-mondes, lequel refus induit le projet d’une « ontologie phénoménologique » à la fois radicale et minimaliste, conçue comme la description des structures de l’existant tel qu’il se montre. Cette attitude a pu être qualifiée d’aveuglement à l’égard de la question de l’être, laquelle, chez Heidegger, emprunte à titre de préparation l’analytique existentiale du Dasein. Mais le possible, tel qu’il est mis en valeur, dans L’Être et le Néant, par la corrélation de l’ipséité et de la mondanéité3 – nous fait passer des structures ontologiques du pour-soi à une dialectique du pour-soi qui est susceptible de fonder une intelligibilité de la praxis et de l’Histoire. Il suffit d’évoquer ce que les notions « d’organisme pratique » ou de « vécu », qui soutiennent les processus de totalisation décrits tant dans La Critique de la raison dialectique que dans L’Idiot de la famille doivent aux thèses initiales sur l’être du possible.

Présence à soi et cause de soi L’angoisse, dans la mesure où elle implique les traits particuliers de la coupure intra-conscientielle, est une manière d’aborder le cogito pré-réflexif. Dans l’exemple du promeneur saisi de vertige4, il apparaît que les possibilités de celui-ci ne se réduisent pas à la contemplation de tout ce qui peut lui arriver, selon toutes les connexions logiquement explorables des séries causales qui tissent le monde, comme par exemple glisser sur une terre friable, faire un faux mouvement, etc. Il s’agit là de purs rapports d’extériorité entre les choses, des « probabilités » qui désignent des états du monde et qui peuvent faire l’objet d’une investigation scientifique. Il manque encore la tension d’une fin singulière, qui donne à ces rapports un sens et une hiérarchie en les ordonnant par rapport à une action. Ce sont en effet les possibilités propres du marcheur, par exemple, son souci de faire attention, de poursuivre telle direction, qui font lever un nuage de possibilités logiques – se laisser distraire, se précipiter, etc. – : on peut dire que l’existence « en pensée » de ces pures possibilités négatives, ou adjacentes, ne résulte pas d’une forme d’antériorité de la pensée par rapport à l’être mais de l’existence préalable des possibilités propres, sous la forme d’exigences. En effet, ralentir et faire attention constituent des fins qui transcendent leurs motifs: elles ne découlent pas des motifs comme les effets de leurs causes, mais elles existent à distance d’une intention qui pose sa fin hors d’elle-même, quoique dans l’immanence du rapport d’existence que l’intention entretient avec elle-même en tant qu’elle vise son but. En un mot, ces possibilités existent comme «devant être tenues»; elles requièrent d’être sans cesse reprises, renouvelées parce que leur être-possible correspond à une structure d’exigence, que la liberté semble s’adresser à elle-même:

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 3. Ibid., II, 1, 4, p. 139 : « Nous appellerons “circuit de l’ipséité ” le rapport du pour-soi avec le possible qu’il

est – et “monde” la totalité de l’être en tant qu’elle est traversée par le circuit de l’ipséité. »  4. L’Être et le Néant, op. cit, I, 1, V, p. 64-68.

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la liberté a à se porter vers cette fin, pour les faire être. Et, c’est précisément parce qu’elles doivent être tenues qu’elles peuvent ne pas l’être. Dans les pages de conclusion de L’Être et le Néant, Sartre évoque en ces termes la contradiction fondamentale de l’ontologie. Il n’y a donc pas de sens, selon lui, à poser la question « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? », puisque la possibilité même du suspens que permet la mise en question, suppose un rapport de néantisation de l’être, c’est-à-dire l’existence du pour-soi. Mais cette existence est nécessairement seconde et parasitaire par rapport à l’être en-soi, dont la contingence, qui précède toute question, demeure irréductible. En revanche, la fissure du pour-soi, qui le constitue tout à la fois comme refus de sa contingence et comme projet impossible de fonder son être, a pour conséquence le rapport aux possibles – le dépassement vers les possibles. Le pour-soi, en effet, surgit comme une rupture de la coïncidence de l’en-soi ; il peut être appréhendé comme ce par quoi l’être-en-soi tend à s’accomplir comme être cause de soi. L’impossible possibilité du Soi apparaît ainsi comme le sens du renvoi inhérent à l’ipséité. On peut aussi bien dire que l’être-en-soi se manifeste comme un appel d’être, qui peut servir de médiation à l’exigence de se fonder qui affecte le pour-soi. Il faut donc rappeler quelques aspects de la présence à soi, pour comprendre cette particularité du pour-soi, qui est tout à la fois d’exister par soi (en tant que néantisation de son être) et de manière contingente, puisqu’il n’est pas fondement de son être. En effet, la présence à soi est marquée par un rapport instable entre, d’une part, la pure identité massive – mais un soi dit substantiel serait totalement absorbé en lui-même et s’évanouirait comme soi – et, d’autre part, l’unité comme synthèse d’une multiplicité dispersée. Mais cette unité est mouvement d’unification, d’auto-unification, caractéristique de la conscience. Sartre qualifie par conséquent de quasi-dualité le « couple » reflet-reflétant puisqu’il ne s’agit ni de pure coïncidence, ni de simple non-coïncidence mais d’une manière d’être, comme rapport, sa propre non-coïncidence. Le rapport s’établit moins entre deux termes séparés qu’il ne révèle comme une incomplétude interne de chaque terme, qui fait glisser chacun dans l’autre. Aussi faut-il écrire entre parenthèses le (de) de conscience de soi, pour souligner que le cogito présente une réflexivité, un dédoublement subjectif qui n’a rien à voir avec une connaissance de soi, où la conscience se prend elle-même pour objet. Aussi le préréflexif peut-il se décrire comme une altération de la conscience (de) soi par elle-même : « Ainsi sommes-nous obligés d’avouer que la conscience (de) croyance est croyance. Ainsi pouvons-nous assister à un double jeu de renvoi : la conscience (de) croyance est croyance et la croyance est conscience (de) croyance. En aucun cas nous ne pouvons dire que la conscience est conscience, ni que la croyance est croyance. Chacun des termes renvoie à l’autre et passe dans l’autre, et pourtant chaque terme est différent de l’autre5. » Cette quasi-réflexivité a le néant pour condition, au sens d’une fissure impalpable, d’une « distance nulle que l’être porte en son être6 », de telle sorte que  5. Ibid., II, 1, I, p. 111.  6. Ibid., p. 114.

la conscience est présence à soi dans l’exacte mesure où elle existe à distance de soi. Soulignons-le encore une fois, le rien du néant permet l’immanence de la présence à soi comme rapport, mieux encore, comme «existence». Le surgissement du pour-soi peut être nommé « événement ontologique » étant donné que le néant est la possibilité propre à l’être en soi et sa seule possibilité7. La néantisation est le seul événement qui puisse arriver à l’en-soi dans la mesure où il cherche à fonder son être: il lui faut donc s’affecter d’une néantisation de son être pour acquérir le minimum de réflexivité que contient la présence à soi. Inversement, le pour-soi que la néantisation de l’en-soi a constitué ne peut abolir la nécessité de fait de l’en-soi. L’être sans cesse visé par le pour-soi, c’est l’en-soi, ce même en-soi auquel est advenue la néantisation au terme d’un vain effort pour se fonder. Cette tentative, et son échec, introduisent le mince décalage de la présence à soi comme la seule aventure que l’enIl faut donc parler soi a, et comme l’aventure, aussi, que le pour-soi est. du possible Le pour-soi ne saurait aspirer à l’en-soi d’avant comme de l’événement de la néantisation (expression du reste la manière qu’a contradictoire puisque avant et après présupposent un certain être, le pour-soi…). Certes, il peut avoir pour projet, d’être, le pour-soi, de en tant que pour-soi, un être en-soi ou être qui est ce soutenir à l’être qu’il est, un être cause de soi. Mais ce projet est contrases possibilités dictoire : la dualité interne dans la cause de soi entre dans l’exacte le soi causant et le soi causé s’accentue dans la mesure mesure où il où l’«En-soi néantisé par le pour-soi» forme une totareprend sans cesse, lité détotalisée ; ce qui permet au pour-soi de viser vers l’avenir, l’en-soi lui interdit toute coïncidence avec l’en-soi. le sens même de Quoi qu’il en soit, la poursuite du Soi par le pour-soi l’acte de se fonder est inévitablement poursuivie, et rattrapée, par la faccomme visée d’un ticité, qui désigne une détermination irréductible par Soi inaccessible l’en-soi et, par là même, un être de fait sur lequel bute toute reprise signifiante : être ici plutôt que là-bas, ceci plutôt que cela, de manière purement indifférente, mais avec la nécessité aussi indépassable que sans raison d’être quelque part, c’est-à-dire d’avoir une position dans le monde, pour pouvoir y être en situation. Par exemple, il est vrai que la conscience de soif est « soif » mais au sens où le pour-soi produit sans cesse sa propre soif comme conscience de soif: il ne peut jamais correspondre de part en part ni à la soif ni à la conscience – l’« être-soif » est un irréalisable. Ainsi, le dépassement vers le possible suppose un préalable irréductible et contingent : l’en-soi. Inversement, l’en-soi toujours déjà dépassé leste ce dépassement d’une insurmontable facticité, communiquant à ce qui n’est pas encore une structure d’être futur en tant qu’être seulement projeté. Le possible existe sur le mode d’être d’un être, à distance de lui-même. Il ne précède pas le réel en pensée, il est l’expression d’une manière d’être. Pour

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 7. Ibid., p. 115 : « Le néant est la mise en question de l’être par l’être, c’est-à-dire justement la conscience ou

pour-soi. »

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Sartre, il convient de préciser qu’il ne suffit pas de parler d’extase puisque l’extase est inséparable d’une conscience (d’)extase seule, et suppose la néantisation. Il faut donc parler du possible comme de la manière qu’a un certain être, le pour-soi, de soutenir à l’être ses possibilités dans l’exacte mesure où il reprend sans cesse, vers l’avenir, le sens même de l’acte de se fonder comme visée d’un Soi inaccessible. L’esquisse par le pour-soi d’une forme d’historicité a ainsi pour condition le caractère indépassable de la facticité : de l’impossibilité d’avoir prise sur l’être du passé, lequel est sans cesse passéifié par l’écart de la temporalité – j’ai à être ce que je suis, c’est-à-dire mon essence comme avoir été que plus rien ne peut changer –, découle pour la subjectivité la libre nécessité (qui est la structure même de l’existence comme rapport d’être), de faire advenir son propre être au futur. L’impossibilité apparaît bel et bien comme la condition d’existence de la possibilisation.

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La présence au possible: ipséité et dépassement

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Le rapport du pour-soi au possible, en même temps que le statut ontologique du possible, comme manière d’être d’un être qui existe à distance de son propre être, ne peuvent être compris si l’on oublie que la conscience est irrémédiablement malheureuse. En effet, comme nous avons pu le pressentir, la néantisation, en tant qu’elle constitue la relation originelle du pour-soi à l’ensoi signifie un rapport interne entre ce qu’on nie (c’est la néantisation de l’en-soi) et ce de quoi on le nie (le pour-soi se fait être négation interne de l’ensoi et rapport à un ceci). Si Sartre insiste sur le fil conducteur du cogito, c’est pour montrer à quel point la transcendance existe comme manque d’être, comme la manière qu’a le pour-soi de se faire manque de l’être qu’il n’est pas. Un éloignement accentué dans la présence à soi définit l’ipséité ou présence au possible, comme présence-absente à soi. Des passages très cités, mais un peu méconnus, du chapitre consacré aux structures immédiates du pour-soi8 livrent sur ce point des indications importantes, que Sartre reprend, dans le chapitre sur la transcendance, au sujet du monde comme totalité évanescente du ceci-cela, pour définir la structure mondaine des choses probables. Le manque est donc le rapport le plus intime qui rende compte de la transcendance comme arrachement de l’être en soi et dépassement vers un Soi posé comme transcendant. La trinité du manque renvoie (1) au manquant, à ce qui manque ; (2) à l’existant, ce à quoi manque ce qui manque et, enfin, (3) au manqué, à savoir l’espèce de totalité qui pourrait être restaurée du manquant et de l’existant : « Tout ce qui manque manque à… pour… » Or, la réalité humaine présente un lien très intime entre l’existant et le manquant puisque le possible dont manque le pour-soi, qui est présence à soi, ne peut être qu’une autre présence à soi, c’est-à-dire aussi une autre présence à l’être et, corrélativement, à une autre apparition phénoménale de l’être. Et, si l’on se souvient que le sens du pour-soi est de se poser comme une présence à soi qui nie de soi l’être-en-soi, il est clair que le sens du dépassement du pour-soi vers ses possibles a pour sens une totalité impossible à réaliser parce que autocontradictoire : être soi-même (avec le recul néantisant  8. Ibid., II, 1.

de la présence à soi) mais comme en-soi. Cette totalité désagrégée du manqué est aussitôt projetée comme un au-delà à rejoindre : « Le sens de ce trouble subtil par quoi la soif s’échappe et n’est pas soif, en tant qu’elle est conscience de soif, c’est une soif qui serait soif et qui la hante. Ce que le poursoi manque, c’est le soi ou soi-même comme en-soi9. » En un mot, le poursoi manque de soi comme d’un soi-même posé comme en soi : tout se passe comme si l’échec de l’en-soi à se fonder, tel qu’il est sans cesse ressaisi par la facticité, se doublait d’une relance vers l’avenir du projet de se fonder. Le pour-soi est donc affecté en son être par une absence structurelle de Soi qui le hante, et qui ne peut être surmontée : l’être du Soi ainsi visé, c’est la valeur au sens d’une réalité qui tire son être d’exister à titre de non-être d’une exigence. La valeur est à ce titre purement régulatrice, elle représente l’unité de tous les «dépassements vers…» du pour-soi, le manqué de tous les manques, mais elle est également constituante : tout dépassement vers les possibles est dépassement, par le pour-soi, de l’être-en-soi vers l’être-en-soi. Le pour-soi met l’être-en-soi en rapport avec lui-même : le pour-soi est mouvement de totalisation infinie, en raison même de son « indigence ontologique » ! Nous allons examiner maintenant comment l’impossibilité d’une auto-appropriation du soi libère la mondanéité du monde. Considérons l’exemple mentionné à plusieurs reprises de la lune et du croissant de lune. Deux enseiLe jet du possible gnements complémentaires peuvent en être tirés sur procure ainsi à le possible de la réalité humaine en tant qu’être exisl’en-soi, lequel est tant sous la forme d’une option sur son propre être ce qu’il est et ne et sur les possibles du monde. D’abord, le simple fait peut, par de juger que la lune n’est pas entière et qu’il lui manque définition, avoir un croissant suppose de dépasser l’intuition plénière de possibles, la du disque ébréché vers la lune dans sa totalité ; et flèche de la mise c’est en faisant retour de la lune comme totalité du en relation manqué (synthèse du croissant de lune et d’un autre croissant de lune) que la partie perçue, l’existant, peut être appréhendée comme manquant d’un croissant de lune possible. Mais cela suppose que la réalité humaine, telle que nous l’avons définie, dépasse ce qui lui est donné vers un projet de totalité accomplie. En d’autres termes, si la partie de lune vue renvoie à la pleine lune qu’elle n’est pas comme à son sens, c’est à titre « de corrélatif d’une transcendance humaine10 ». Or, le pour-soi nous est apparu comme étant affecté, avec le possible et l’ipséité, d’un nouvel aspect de la décompression d’être, que Sartre nomme relâchement et distension du lien néantisant : le rapport du pour-soi à ses possibles est une manière d’être à distance de lui-même. Hanté par la valeur, il est projeté vers ses possibles propres. Le pour-soi se rapporte ainsi au possible, comme à ce qui lui manque, pour être la totalité du Soi. C’est en ce sens que le possible, manque d’être dont souffre le pour-soi pour être soi, ne peut être dit ni être, ni ne pas être :

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 9. Ibid., II, 1, III, p. 125.  10. Ibid., II, 1, p. 123.

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il se possibilise, dans la mesure où le pour-soi se fait être, par-delà ce qu’il est, le néant propre à une autre présence au monde. Nous pouvons ainsi comprendre la formule apparemment elliptique qui conclut l’analyse du pour-soi et de l’être des possibles : « La conscience irréfléchie (de) soif est saisie du verre d’eau comme désirable, sans position centripète de soi comme but du désir. Mais la réplétion possible paraît comme corrélatif non positionnel de la conscience non-thétique (de) soi, à l’horizon-du-verre-au-milieu-du-monde11.» Le pour-soi se rapporte à son possible par un échappement de soi vers un autre pour-soi, lequel est présence… au monde. Le jet du possible procure ainsi à l’en-soi, lequel est ce qu’il est et ne peut, par définition, avoir de possibles, la flèche de la mise en relation. Il faut donc donner toute sa mesure à l’analogie que développe un autre exemple : « La possibilité d’être arrêtée par un pli du tapis n’appartient ni à la boule qui roule, ni au tapis : elle ne peut surgir que de l’organisation en système de la boule et du tapis par un être qui a une compréhension des possibles12. » Le monde apparaît par conséquent comme structure d’un rapport déterminé entre les phénomènes. Il est par là même marqué par une certaine ambiguïté : il se présente à la fois comme une totalité synthétique et comme une pure addition indéfinie des ceci, selon une coexistence de l’organisation et de la dispersion. Le deuxième enseignement concerne le réel et l’inscription du possible dans le monde. Dans l’exemple du croissant de lune, comment faut-il entendre la possibilité présente de la pleine lune ? Ou encore, quelle est la portée exacte de l’expression « il est possible qu’il pleuve » ? Dans un premier temps, il faut redire que le possible ne saurait, selon Sartre, être réduit à une simple possibilité subjective, à une représentation, de telle sorte qu’il serait relatif à notre connaissance, aux limites de notre connaissance, et à notre simple ignorance… Mais nous pouvons aller plus loin : lorsqu’il examine la théorie leibnizienne des compossibles et qu’il évoque des possibles seulement possibles qui ne passeraient pas à l’existence, restant à l’état de simples possibles dans la pensée divine, Sartre n’est pas loin de préférer à cette réalité logique du possible la thèse de Spinoza : tout est nécessaire, le réel épuise le possible, il y a autant d’être que de possible. Aussi tient-il à souligner que la possibilité qu’il pleuve n’est pas une simple non-contradiction, que la pluie appartient bien aux nuages, comme un état futur qui se lit sur les nuages comme une menace. Ce propos est-il en contradiction avec le fait d’énoncer qu’en lui-même, le disque de lune ébréché ne manque de rien, qu’il est, tout simplement ? Faut-il assimiler ce possible réel, dans le monde, à une tendance, à une forme d’être en puissance un mouvement vers sa réalisation ? Cela paraît inacceptable car la philosophie de Sartre se dit dès l’introduction de L’Être et le Néant comme une pensée de l’être en acte, qui refuse les dualismes de l’être et du paraître, de la puissance et de l’acte. Pour le fini et l’infini, c’est une autre affaire : il suffit de considérer le sens même de la totalisation comme processus infini. Comment donc la pluie est-elle présente dans les nuages ? Que signifie cette possibilité si  11. Ibid., II, 1, IV, p. 139.  12. Ibid., p. 136.

elle n’est ni une simple modalité du jugement ni l’être potentiel qui contient son effet ? Il faut rappeler la méfiance profonde de Sartre à l’égard de tous les dynamismes, de toutes les variantes de pensée vitaliste, et, finalement de toutes les formes syncrétiques, impures, qui composent des réalités mixtes de facticité et de transcendance, en une puissance magique des choses mélangeant l’inertie et la transcendance. Cette difficulté permet de mesurer la précision des distinctions sartriennes : il y a une réalité objective du possible, une forme de possible par implication, mais à condition de bien comprendre cette implication comme une structure purement en extériorité, qui définit la probabilité comme type de rapport entre les choses. En effet, le fait que le dépassement de la subjectivité vers la Valeur soit ressaisi par l’être-en-soi se confond Le possible se avec les probabilités, c’est-à-dire avec la structure possibilise au sens mécanique et statistique des rapports objectifs qui où le dépassement forment dans les choses, entre les choses, et sur fond du pour-soi lointain du monde, le corrélat du jet de la réalité constitue le humaine vers elle-même. Les possibles du pour-soi monde même adviennent au monde en s’y reflétant comme états comme structure des choses elles-mêmes : « Ce croissant de lune peut de présenceêtre une courbe ouverte dans le ciel ou un disque en absence, qui sursis. Ces potentialités qui reviennent sur le ceci permet aux choses sans être êtées par lui et sans avoir à l’être ; nous de se profiler les appellerons probabilités, pour marquer qu’elles existent sur le mode d’être de l’en-soi. Mes possibles ne sont point, ils se possibilisent. Mais les probables ne se « probabilisent » point : ils sont en soi, en tant que probables13. » On peut en conclure la vérité profonde du déterminisme scientifique, à condition de rappeler que ce sont des négatités, liées à ce que Sartre nomme la « structure potentialisante de la perception », qui rendent possible l’ouverture des rapports transitifs, en extériorité, susceptibles d’expulser puissances et potentiel hors de la nature. Nous pouvons ainsi récapituler la structure du possible : un dépassement originel sur fond de totalisation impossible du Soi. Il en découle que le possible, option sur l’être, ne peut venir au monde que par un être qui est sa propre possibilité, dans la mesure où l’être du pour-soi lui échappe par définition en tant qu’il est pour-soi et projet de Soi. Le possible comme aspect de la néantisation de l’en-soi par le pour-soi n’a par là même de sens que dans le monde. Le possible se possibilise au sens où le dépassement du pour-soi constitue le monde même comme structure de présence-absence, qui permet aux choses de se profiler. Le rapport du pour-soi à ses possibles constitue la structure d’apparition du monde et du système des relations, ainsi que des probabilités objectives qui s’y nouent : des séries indéterminées peuvent (selon des probabilités susceptibles de types de fréquence et de légalité) se rencontrer au sein du système ouvert des rapports mondains entre les choses.

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 13. Ibid., II, 3, III, p. 233.

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Gratuité et action: le monde comme possibilité infinie Nous avons pu voir que la totalisation était relative à un projet d’être soi qui est un projet impossible, la possibilisation ayant alors pour sens de projeter l’absence de fondement du pour-soi en désir de se fonder, ou valeur. Mais la totalisation peut acquérir une signification nouvelle, du point de vue d’une réflexion pure qui assume la contingence et le rapport non thétique à soi. Aussi le pour-soi doit-il accepter de se perdre, c’est-à-dire ne pas tenter de se récupérer comme Être, de telle sorte que par lui l’Être se manifeste. Il lui faut être en existant comme vérité et clarté de l’Être. Nous découvrons le caractère absolu du rapport, du pour-soi comme rapport : l’être-en-soi ne peut être pour-soi, mais il advient comme monde en existant pour le pour-soi. Réciproquement, le pour-soi existe pour-soi en révélant cet « il y a de l’être » du monde qui n’existe que par lui ; il renonce à se fonder (c’est-à-dire à se faire soutenir par l’en-soi) afin de n’exister que comme ce rien par lequel l’Être paraît14. Le sacrifice du pour-soi est donc son salut, dans l’apparition phénoménale de l’être, au dehors. Dans ces conditions, il revient au faire, à l’action, de vérifier l’équivalence entre faire qu’il y ait de l’être et donner sens à l’être. Il apparaît ainsi que le complexe instrumental que l’action dispose dans le monde, en s’appuyant sur les probabilités et les séries causales, est le corrélat d’une transcendance, d’un dévoilement de ce qui est du point de vue de ce qui n’est pas, en même temps que le retour du possible vers le réel où les buts doivent s’inscrire. De même, le circuit de l’ipséité, se délivrant du mirage du Moi, fait que le pour-soi est d’autant plus lui-même qu’il dévoile le maximum d’être. L’action, conscience de la gratuité, enveloppe la conscience de la nécessité de cette gratuité ; elle peut donc se métamorphoser en création, mais création immanente de cela même qui est, puisqu’il est impossible de supposer un néant d’avant l’être-en-soi, qui sauve l’être de sa contingence. L’Être est partout, mais le « pour-soi emprunte à un être sa force d’être pour produire dans et par lui un être15 » : en tant qu’il est, en effet, le pour-soi ne peut rien créer ; il se borne à modifier l’existant ; mais en tant qu’il n’est pas, il fait apparaître dans l’en-soi un agencement synthétique d’existants, qui dépendent des possibles visés puis actualisés par son projet. L’action d’un ingénieur relève d’une irréalisation de ce qui est – l’état donné d’un secteur du monde – par les possibles du projet, eux-mêmes relatifs au contexte historique de la praxis. De tels possibles ne sauraient pénétrer absolument, organiquement, les matériaux utilisés et l’étrangeté du donné affleure au sein des produits. Par exemple,  14. Sartre J.-P., Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 500-501 : « Le Pour-soi n’est pas l’Être, l’Être

n’est pas le pour-soi, mais l’Être est pour – le pour-soi qui est – pour-soi. Ce rapport, s’il est saisi dans sa pureté après la conversion, n’est ni appropriation ni identification. L’Être est autre que le pour-soi et se dévoile comme irréductiblement autre. Et le pour-soi se saisit dans le dévoilement comme irréductiblement en exil par rapport à l’Être. C’est un rapport pour lequel il n’y a pas de termes mais qui est originellement extatique. Le pour-soi se perd comme soi pour coopérer à ce que l’Être soit ; il vise à n’être plus rien que ce à travers quoi l’Être se manifeste ; et en même temps il est fondement et a conscience de l’être, soit non thétiquement soit réflexivement, en tant que par lui l’Être vient au monde. »  15. Ibid., p. 550.

le pont construit par l’architecte demeure une formation naturelle. Quoi que fasse l’ingénieur, il emprunte à l’être-en-soi l’être qu’il crée et jamais la chose créée ne peut supprimer le résidu de contingence qui l’affecte. Ainsi l’ingénieur ne peut-il produire que des modifications d’être ; il agit sur l’extériorité en fonction des lois mêmes de l’inertie, caractéristiques de l’être-en-extériorité. Du même coup, chaque production est condamnée à retomber dans l’en-soi : passivité, transitivité, dispersion. Mais le Il revient au faire, pont fabriqué par l’ingénieur, s’il n’ajoute rien à l’être, à l’action, dévoile le monde d’un certain point de vue, selon une de vérifier forme qui, elle, n’est pas, mais se «possibilise» comme l’équivalence projet du pour-soi. Et cette apparence nouvelle, entre faire qui emprunte son être à l’en-soi, a dans le monde la qu’il y ait de l’être radicale nouveauté d’une signification. et donner Dans leur réalité absolue d’une apparition – Il y sens à l’être a de l’Être –, ces existants particuliers, relatifs au monde et à ses modifications, viennent à l’être par l’être, à travers la néantisation, et sont portés par l’Être, dans la nouveauté radicale que leur apparition forme. Le rapport de la réalité humaine à ses possibles ne crée que des significations de l’Être, mais ces manières d’être ont, en tant que phénomènes du monde, un être absolu. « Mise en rapport de ce qui n’a pas de rapports », la totalisation du monde exprime la générosité de la liberté, ou assomption par le pour-soi de son indigence ontologique. Sartre dit, dans les Cahiers pour une morale, qu’il « faut aimer avoir pu ne pas être, être de trop », puisque c’est par là seulement que du neuf peut venir au monde16.  Hadi Rizk, professeur de philosophie aux lycées Fénelon et Henri-IV de Paris.

S A RT R E E T L E S TAT U T D E L A TOTA L I S AT I O N  V A R I A D O S S I E R

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 16. Ibid., p. 510-511: «Sa présence à l’Être lui dévoile l’Être comme un don rigoureusement corrélatif de sa géné-

rosité à lui. L’Être n’est pas en-soi et pour-soi comme dans la conscience hégélienne : il est en-soi et pour lui. Cela signifie qu’il est totalement lui, sans parties, sans facettes, séparé seulement de moi par ce que Mallarmé nomme la lacune. Mais cette lacune c’est encore le Pour-soi. Il n’est séparé du Pour-soi que par le Pour-soi et le Poursoi est à lui-même sa propre séparation de l’Être, et par l’assomption de cette séparation il tire l’Être de la nuit et le fait paraître dans l’Absolu. Il accepte de ne pas être l’En-soi pour que l’En-soi paraisse dans sa totale majesté. Ainsi sa passion est jouissance puisque par son renoncement à l’Être, l’Être est entièrement pour lui, totalement donné dans son champ perceptif, faisant exploser son objectivité absolue dans la région de sa subjectivité. La jouissance c’est ici d’être l’Être en allant jusqu’au bout de “ne l’être pas”. Cela est : il n’y a rien que de l’Être, puisque, en dehors de l’Être je ne suis rien qu’un consentement absolu à ce que l’Être soit. »

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