Bit-lit ! L'amour des vampires - Numilog

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cet ouvrage pourquoi la bit-lit, loin d'être une caricature simpliste, se ré- vèle être un véritable reflet de notre société. Pourtant, malgré cette reconnais-.
introduct i on Le vampire a toujours été un personnage central de l’imaginaire, mais depuis quelque temps, ce monstre sacré des romans et du cinéma s’est vu transformé en un antihéros séduisant et torturé, en un phénomène de mode que s’arrachent les femmes et en un sex-symbol pour qui le sang n’est plus le seul moyen de parvenir à l’extase. Autrefois synonyme de terreur nocturne à peine discernable dans les ombres de la nuit, son image a changé de façon radicale et il a été médiatisé à tel point que certains auteurs commencent à espérer qu’il retourne bientôt aux ténèbres, comme Neil Gaiman : « Les vampires viennent en vagues, et j’ai l’impression que nous sommes en train de conclure une vague vampirique parce quand nous arrivons au stade où ils sont partout, il est probablement temps de retourner underground pour vingt ou vingt-cinq nouvelles années.1 »Et ces 1 Interview de Neil Gaiman réalisée par Christina Amoroso le 31 juillet 2009, pour EW.com Entertainement. http://shelf-life.ew.com/2009/07/31/neilgaiman-why-vampires-should-go-backunderground/

monstres qui font saturer le maître de la fantasy urbaine ne sont pourtant pas les figures prédominantes des romans qui les mettent en scène, même s’ils sont omniprésents. En effet, le vampire s’est vu détrôné par des Van Helsing en jupons qui, non contentes de le traquer, se sont aussi mis en tête de le séduire. Les tueuses de vampires et autres exécutrices sont devenues, depuis une dizaine d’années, aussi célèbres que leurs proies et on a vu fleurir, dans les rayonnages des libraires, dans les supermarchés et même dans les chambres des adolescent(e)s affiches, objets promotionnels et DVD mettant en scène la relation amourhaine liant humaines et immortels. Mais ce phénomène ne touche pas seulement les jeunes filles en mal d’amours surnaturelles. Nombre d’essais ont été publiés, au cours des dix dernières années, sur le thème : la revue Slayage: The Online Journal of Buffy Studies publie chaque trimestre des articles sur le sujet depuis 2001 et de nombreux universitaires ont écrit et donné des conférences sur le thème, notamment Rhonda Wilcox, Lorna Jowette et Chloé Delaume,

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Introduct i on auteur du livre interactif La Nuit je suis Buffy Summers. Il y a même des cours universitaires sur Buffy contre les vampires, la série télé qui a fait connaître le genre  : la Brunel University de Londres (entre autres) propose des cours d’analyse de Buffy contre les vampires dans sa maîtrise de Films et émissions. Sociologie, féminisme, culture pop, psychologie et philosophie font partie des thèmes étudiés dans le contexte de la série. De même, la chaîne culturelle Arte a diffusé un documentaire sur la saga Twilight et l’engouement qu’elle suscite1 tandis que plusieurs magazines ont fleuri sur le sujet 2 et que de nombreuses revues internationales mettent les héros de différentes séries du même genre en couverture, comme RollingStone, One et GQ. D’une littérature populaire, souvent marginalisée et décriée, à une telle médiatisation, il y a un gouffre à franchir et nous allons tenter d’expliquer dans cet ouvrage pourquoi la bit-lit, loin d’être une caricature simpliste, se révèle être un véritable reflet de notre société. Pourtant, malgré cette reconnaissance mondiale et académique, le sujet prête toujours à polémique et si Buffy et Bella sont venues s’asseoir 1 http://www.arte.tv/fr/mouvement-decinema/La-fievre-Twilight/3056938.html 2 On citera notamment Bit-lit : le mag (http://blog.bit-lit.net/bit-litle-mag-a690235) et Dark Mag.

11 sur les bancs de la fac, leur présence suscite «  une réaction difficile, mélangeant l’enthousiasme et la colère  » et «  un certain dédain au sein des universités3 ». La discussion n’est donc pas close sur le « sérieux » de ce genre parfois même difficile à définir. En effet, la « bit-lit » existait bien avant que le terme en lui-même ne soit créé et celui-ci regroupe à présent nombre d’œuvres de styles très différents – comme Buffy contre les Vampires, Twilight, Anita Blake et True Blood –, autant d’œuvres dont le seul point commun est de mettre en scène des créatures surnaturelles aux prises avec des femmes de caractère, le tout dans un univers moderne et urbain. Et lorsque l’amalgame est fait, les fans s’indignent... Mais d’où vient le terme «  bitlit » ? Malgré les apparences, il n’est pas anglais  : le mot est quasiment absent des librairies anglophones et les auteurs (Kelley Armstrong et Charlaine Harris), spécialistes de ce genre à qui nous avons posé la question, ont admis l’avoir entendu très récemment, alors que la mode se mondialisait. Pourtant, ses racines étymologiques lui donnent une ascendance 3 Jess Battis, Blood Relations: Chosen Families in “Buffy the Vampire Slayer” and “Angel”, McFarland & Company, 2005.

12 anglophone. «  Bit-lit  » viendrait du prétérit du verbe to bite, « mordre  » en anglais, et de lit pour literature. Il serait donc un dérivé de la chick-lit, la « littérature pour filles » qui désigne les romans comme Le Journal de Bridget Jones, des sortes de comédies romantiques mettant en scène des trentenaires aux parcours acrobatiques. La bit-lit serait donc des fictions pour femmes adultes, présentant les péripéties de la vie quotidienne et le parcours du combattant des femmes modernes... face à des créatures qui mordent. Ce qui inclut donc bien d’autres êtres que les vampires : il ne faut pas oublier que zombies, ogres et lycanthropes ont également les crocs acérés. Où que l’on regarde sur Internet, tous les sites traitant du sujet – et ils sont nombreux 1 – nous ramènent à un éditeur français, et à la définition qu’il donne du terme 2. De là à songer que la maison BragelonneMilady a créé ce néologisme hérissant dans une démarche marketing, il n’y a qu’un pas, mais le site de l’éditeur australien Black Dog Books nous donne une piste supplémentaire : « notre stagiaire française nous a donné le meilleur terme possible – 1 Il existe en effet beaucoup de sites où les afficionados du genre peuvent découvrir les dernières publications. On citera par exemple www.bit-lit.net, www.bitlit.skyrock.com, www.morsure.net, etc. 2 http://www.milady.fr/univers/view/10

Bit-lit ! Bit Lit – pour la mode actuelle des romans vampiriques mais j’espère néanmoins que nous allons nous en éloigner ! On dirait qu’il y a une résurgence importante de romance et de romance historique, en particulier en ce moment, que je trouve intéressante.3 » Le blog de Black Dog Books fournit un complément à cette explication : «  il y a deux mois, notre stagiaire française, Audrey, [...] a mentionné le terme “bit-lit” pour parler de la mode récente des romans vampiriques qui foisonnent en ce moment. Elle l’avait lu dans un article de journal français et nous avons adoré le terme.4 » Ainsi, le mot bit-lit semble définitivement originaire de France... Original, pour un genre né outre-Atlantique. Mais coller un nom sur un genre ne suffit pas à le définir et l’on grince parfois des canines en voyant, chez les libraires, Anita Blake à côté de Twilight, de Succubus Blues ou de La Confrérie de la dague noire. Autant de romans si différents qu’il semble difficile de les considérer comme faisant partie d’une même catégorie. Et de nombreuses personnes s’indignent ouvertement de 3 Interview de Kirsten Young, chargée de communication chez Black Dog, le 13 mai 2009 pour Persnickety Snark. http:// www.persnicketysnark.com/2009/05/interview-kristen-young.html 4 http://blackdogbytes.wordpress. com/2009/05/14/bit-lit/

Introduct i on ce mélange, arguant qu’entre ces séries, le seul point commun est la présence de créatures surnaturelles dans notre univers quotidien. Elles n’ont pas tort et la «  bit-lit pour jeunes adultes », comme on appelle souvent Twilight et le Journal d’un vampire, faute d’un autre terme, n’a pas grand-chose à voir avec la « bitlit pour adultes ». On considère bien souvent que la première n’est pas de la bit-lit car, par opposition à la seconde, elle s’oriente plus vers de la romance paranormale, plaçant l’histoire d’amour au centre des préoccupations, alors que dans les séries comme Vicki Nelson ou Rachel Morgan, les intrigues sentimentales s’effacent devant une enquête policière. Pourtant, outre la présence de créatures surnaturelles, ces romans ont d’autres similitudes, notamment la présence d’héroïnes modernes, proches de l’âge de leurs lecteurs et partageant leurs préoccupations. Il semble donc normal que les héroïnes de bit-lit adulte aient des soucis professionnels, familiaux, parfois des enfants à charge ou un loyer à payer. En parallèle, les héroïnes des romans pour jeunes adultes ont les centres d’intérêt de leurs lecteurs, à savoir le bal de promo, les

13 résultats scolaires, les liens familiaux et, certainement le plus important de tous : la quête du petit ami idéal. Finalement, les mêmes préoccupations qu’Anita, Morgane, Mercy et les autres, sauf que celles-ci sont bien forcées de s’acquitter en premier de leurs obligations d’adultes ! On peut donc considérer, ne serait-ce que sur ce point en tout cas, que si la bitlit jeunesse diffère de la bit-lit pour adulte, elle n’en reste pas moins de la bit-lit, puisqu’elle s’attache à faire coïncider la personnalité et les aspirations des héroïnes avec celles des lectrices. De plus, la romance paranormale place bien souvent en effet un univers normal, une héroïne normale, avec juste un soupçon de surnaturel, histoire de pimenter une romance. Or, quand on voit à quel point le surnaturel envahit le quotidien dans le Journal d’un Vampire, Night World ou Twilight, on ne peut pas dire qu’il n’y ait qu’une touche de surnaturel : il est, bien au contraire, prépondérant dans l’univers et inhérent à l’intrigue. La bit-lit jeunesse, malgré son côté romantique accentué, ne peut donc pas forcément être confondue avec la romance paranormale. Par contre, il y a bel et bien des romans que l’on considère

14 parfois comme de la bit-lit adulte et qui, eux, ressemblent plus à de la romance paranormale ; Les Amants du Crépuscule, avec son faible nombre de vampires, son manque de détails sur l’importance du surnaturel et le retour permanent à l’univers humain montre qu’en effet, la fantasy ne sert ici qu’à montrer l’histoire d’amour sous un jour un peu moins classique. De même, la série Betsy Taylor, bien que racontant le point de vue d’une vampire et immergeant le lecteur dans un univers où les humains sont bien moins nombreux que les non-morts, reste essentiellement de la chick-lit surnaturelle. Globalement, la bit-lit, un terme finalement générique et fourre-tout, peut être divisée en de nombreuses sous-catégories  : bit-lit adulte, bit-lit jeunesse, bit-lit romantique, bit-lit historique, etc. Chaque univers, en fait, possède ses propres particularités qui font que le genre a tendance à se ramifier. Et heureusement ! Si tous les livres d’un même genre obéissaient systématiquement aux mêmes règles, où serait l’originalité ? Où serait l’intérêt ? Si la bit-lit a autant de succès, c’est peut-être justement aussi parce que les auteurs se sont attachés à la diversifier pour que tout le monde puisse y trouver son bonheur.

Bit-lit ! Cette différenciation entre bitlit jeunesse et bit-lit adulte pourrait être développée sur de nombreux autres points, avec notamment la présence de scènes de sexe assez détaillées dans la seconde, ou les crimes particulièrement barbares qu’Anita Blake, Morgane Kingsley et Kate Daniels doivent contempler. (Notons au passage que si la bit-lit jeunesse ne rentre pas forcément en détail dans les scènes de crime, les meurtres ne sont jamais totalement absents. Ainsi, une vague de morts suspectes parsème les premiers tomes de Twilight, un tueur en série hante le village dans Dark Divine et les élèves de La Maison de la nuit vivent en permanence sous la menace d’une agonie douloureuse...) Nous avons donc pris le parti, dans cet ouvrage, d’aborder la bit-lit au sens le plus large possible afin, justement, de voir si, au-delà des différences de premier abord, on peut retrouver des points communs dans tous les ouvrages classés de façon plus ou moins juste sous ce terme, et de tenter de comprendre pourquoi le sujet fait autant montrer les crocs.

Première partie Aux origines du genre

1/ la romance Le roman gothique comme terreau de base Si la bit-lit a pour cadre notre quotidien moderne et technologique, avec comme piment un univers surnaturel peuplé de créatures étranges, sa principale caractéristique est d’abord la romance qui en est le maître mot... ainsi que la référence esthétique. Il n’est qu’à regarder les goûts d’Anita Blake en matière d’hommes pour en reconnaître le genre  : tous ses amants ont les cheveux longs et un air romantique mêlé à un vocabulaire légèrement archaïque ou ampoulé. Leurs vêtements, en particulier, rappellent plus la cour du Roi-Soleil que Pete Doherty, et leurs manières sont d’une galanterie et d’une politesse d’un autre âge. JeanClaude, son premier amant, est d’une élégance désuète qui parvient pourtant à se rendre fascinante pour une femme moderne, malgré le décalage de cultures et de goûts  : «  Il avait l’apparence classique d’un vampire :

des cheveux bouclés retombant sur la dentelle raffinée du jabot d’une chemise à l’ancienne, un flot de cette même dentelle cachant à moitié des mains fines et de longs doigts blancs. Sa chemise ouverte laissait apparaître un torse discrètement musclé. La plupart des hommes auraient été ridicules dans cet accoutrement. Lui n’en paraissait que plus viril.1 » Culottes moulantes et cuissardes en cuir, chemises à jabot et camées, redingotes cintrées ou fracs moulants... les prétendants gravitant autour de notre héroïne contrastent étonnamment avec ses tenues de femme moderne. Même dans les livres de bit-lit jeunesse, on peut immédiatement reconnaître le vampire à ses tenues ou à sa façon de parler, qui le rendent immanquablement original... Sans parler du fait qu’il finit toujours par déteindre sur ses compagnes ! Si Anita Blake n’envisage pas de s’habiller comme ses amants, elle leur envie généralement leur chevelure 1 Laurell K. Hamilton, Plaisirs coupables (Guilty Pleasures, 1993). Trad. Isabelle Troin.

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Bit-lit ! La France, arbitre des élégances ?

L’amant vampire d’Anita Blake, Jean-Claude, étant d’origine française, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il émaille ses discours de phrases *en français dans le texte* et de surnoms appropriés, ma petite pour Anita, mon chardonneret pour Asher ou mon chat pour Micah et Nathaniel. Toutefois, on peut être surpris de voir à quel point notre pays, sa langue et ses coutumes sont récurrents dans la littérature bit-lit. Jean-Claude n’est qu’un exemple dans la série Anita Blake tant les non-morts français sont légion : que ce soit par adoption, avec Asher, London ou Valentina qui ont été transformés par une française, ou de sang, comme Musette et Yvette. Mais outre les personnages, ce sont les références qui prédominent : rares sont les livres de bit-lit à ne pas parler de la France en termes de référence culturelle. Dans Les Vampires de Manhattan, par exemple, notre pays est mentionné pour sa haute couture et sa gastronomie. Dans Comment se débarrasser d’un vampire amoureux1, ce n’est pas uniquement la France, mais tout le « vieux continent » qui est présenté comme un parangon de culture, en opposition aux états-Unis tels que vus par Lucius Vladescu qui déplore le vocabulaire américain, la mode, les manières, l’architecture et même l’enseignement. Cette fréquence à retrouver des racines européennes est présente dès les débuts du genre, avec notamment les Chroniques des Vampires d’Anne Rice : une grande partie du premier tome, Entretien avec un vampire2, se déroule dans la ville des lumières. Dans le second opus, Lestat le vampire3, ce dernier décrit sa jeunesse et sa transformation à Paris, avant de migrer en Amérique où il s’installe dans la plus française des villes : la Nouvelle Orléans. De même, dans Evermore4, l’éternel Damen Auguste a d’abord voyagé dans toute l’Europe avant de se rabattre sur les états-Unis en commençant par New York et la Nouvelle Orléans, deux villes connues pour leur héritage francophone. Toutefois, il est intéressant de noter que Damen n’est pas français  : il est Italien et l’auteur fait souvent ressortir son appartenance au pays où a éclos la Renaissance en faisant de lui un homme à la Léonard de Vinci : astronome, inventeur, peintre, philosophe, etc. Et dans La Saga du Désir interdit (plus connue sous le nom de Twilight), on apprend que Carlisle a longtemps vécu en Italie, au 1 Beth Fantaskey, Jessica’s Guide to Dating on the Dark Side, Harcourt Publishing Company, 2009 2 Anne Rice, Interview with the Vampire, Alfred A. Knopf, 1976. 3 Anne Rice, The Vampire Lestat, Alfred A. Knopf, 1985. 4 Alyson Noel, The Immortals Series: Evermore, St. Martin’s Press, 2009.

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côté des Volturi, afin d’y être représenté par les plus grands peintres et d’accroître ses connaissances sur sa race. Ainsi, ce n’est pas seulement notre pays qui est mis en valeur, même s’il est souvent le plus cité, mais bien tout le vieux continent. Il ne faut pas oublier que l’histoire américaine est jeune et, si l’on retrouve beaucoup de vampires européens, c’est peut-être aussi car les origines vampiriques sont beaucoup plus anciennes que les États-Unis. Non seulement les vampires ont émigré dans les colonies en même temps que les humains, mais leur attribuer des caractéristiques, un vocabulaire et des manières «  à l’européenne  » est aussi un moyen bien pratique pour se rattacher aux sources du mythe et leur donner une allure désuète leur permettant de se démarquer des gens normaux. Toutefois, ces spécificités sont décrites telles que les auteurs d’outre-Atlantique se l’imaginent, et non telles qu’elles sont réellement. Les expressions sont souvent peu usitées de nos jours et les vêtements comme les manières appartiennent plus à une France de la Renaissance qu’à notre quotidien...

et leur élégance – et elle est bien la seule à ne pas se plier à leur esthétique. Jessica, au début désolée par ses cheveux frisés et sa taille 40, finit par être convaincue par Lucius que les hommes préfèrent les «  femmes avec des formes  » et finit par porter robe, escarpins et chignon à la Audrey Hepburn. De même, Buffy se déguise pour Halloween en jeune aristocrate du XVIIIe siècle pour plaire à Angel1, et Bella, lors de son mariage, fait également faire sa robe de mariée selon un patron du temps de son fiancé, tout en arborant l’alliance qui appartenait autrefois à la mère du vampire. On peut donc déduire de ces brè1 Dans l’épisode « Halloween » (saison 2, épisode 6, 1997).

ves descriptions un mélange des genres : si l’héroïne est résolument moderne, une partie d’elle-même tend à vouloir se rapprocher de critères esthétiques – et sociaux – appartenant à une autre époque et les éléments surnaturels de son environnement se rapprochent également d’autres références. Une partie ressemble à l’intérieur d’un roman victorien du XIXe siècle, tandis qu’une autre se rapporte à l’idée que l’on se fait d’un décor médiéval « gothique », au sens moderne du mot. Ce qui nous permet donc de relier directement l’inspiration « bit-lit » aux romans gothiques du XVIIIe siècle, et surtout aux grandes lignes que l’on en connaît. Car il ne s’agit là que d’une trame floue, davantage destinée à nous plonger dans un cadre évocateur qu’à resti-

18 tuer fidèlement un univers souvent méconnu. En effet, point n’est besoin d’être spécialiste d’une époque pour savoir l’évoquer ou y rattacher un personnage. Dans Fascination1, il suffit que Bella hésite entre deux romans de Jane Austen : « Mes œuvres préférées étaient Orgueil et Préjugés et Raison et Sentiments. J’avais lu le premier récemment, si bien que je m’attaquai au second, pour me rappeler au bout du troisième chapitre seulement que le personnage principal se prénommait Edward. Furieuse, je me tournai vers Mansfield Park, mais le héros de celui-là s’appelait Edmund, ce qui était franchement trop proche. N’y avait-il donc pas d’autres prénoms disponibles à la fin du XVIIIe siècle  ?  » L’ambiance est donnée et fait directement le lien avec Edward Cullen. De même, dans Evermore, le cours de littérature de Mr. Robins porte sur Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights, 1847) et Damen en fait une lecture émouvante, tandis que pour Halloween, il se grime en comte Fersen pour être assorti avec Ever, déguisée en Marie-Antoinette. Il n’y a, finalement, que dans la série La Communauté du Sud de Charlaine Harris que la vieille Europe et les romances d’époque ne sont pas mentionnées. L’explication en est sim1 Stephenie Meyer, Fascination (Twilight, 2005).

Bit-lit ! ple, et donnée par la narratrice ellemême  : sa télépathie l’a empêchée de continuer ses études de peur de devenir folle et elle ne possède par conséquent aucune de ces références littéraires. Le dandysme des vampires d’Anita Blake ou de Buffy est donc remplacé, comme le titre de la série le suggère déjà, par un maniérisme sudiste remontant à la guerre de Sécession. Pourtant, Jane Austen n’a pas été la première à écrire des histoires mettant en scène des héroïnes de caractère prises au piège dans une société aux règles trop figées. La première d’entre elles est également la plus célèbre : la Juliette de Roméo et Juliette. Elle-même inspirée du mythe de Pyrame et Thisbé, cette pièce tragique de Shakespeare fut écrite vers 1590 et se déroule en à peine quatre jours, ce qui en intensifie l’aspect dramatique et le suspense. Aujourd’hui encore, cette pièce – dont beaucoup auront surtout vu l’adaptation de Baz Luhrmann Roméo + Juliette (1996) avec le sémillant Leonardo Di Caprio dans le rôle titre – reste la référence favorite des amours contrariées et l’on ne peut donc s’étonner d’en voir des citations en prologue de romances, ou ne serait-ce que la mention de son titre lorsqu’une héroïne se débat dans une intrigue shakespearienne où tout conspire pour l’empêcher d’atteindre le bonheur. Le milieu du XVIIIe siècle an-

Aux or i gin es du gen r e glais voit l’apparition des romans sentimentaux, certainement en opposition avec les satires politiques du début de cette période, suivis de près par les romans gothiques. On peut d’ailleurs se demander si les deux guerres qui marquèrent la fin de la période géorgienne ne sont pas à l’origine de l’engouement des Anglais pour des fictions mettant en scène romances impossibles, châteaux hantés, décors macabres et malédictions familiales. Le premier roman sentimental, bien avant ses successeurs gothiques ou de mœurs, est Pamela ou la Vertu récompensée (Pamela or Virtue Rewarded, 1740) de Samuel Richardson. Déjà sous forme épistolaire, ce roman éducatif à l’attention des jeunes filles fut en fait décrié dès sa parution pour son côté licencieux – pour l’époque. L’héroïne, la jeune Pamela, est servante et doit continuellement repousser les avances de son maître, monsieur B. Sa vertu, comme le titre l’indique, sera finalement récompensée lorsque celui-ci finira par l’épouser. Premier roman du genre, critiquant la société et ses préjugés, il faudra attendre presque quarante ans pour que d’autres suivent l’exemple de Richardson, comme Evelina.

19 Le premier roman gothique est Le Château d’Otrante (The Castle of Otranto, 1794) – de l’Anglais Horace Walpole. Précurseur du style gothique, qui atteindra son apogée à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, il est censé être, comme Roméo et Juliette, inspiré d’une vieille querelle de famille italienne, dont l’histoire remonterait aux Croisades. Sauf que, dans le cas de cette fiction, il s’agit en fait d’une invention de l’auteur, peut-être afin justement de reproduire l’effet « légendaire » produit par Roméo et Juliette, de l’ancrer dans une base plus ancienne qui doublerait la romance d’une aura mythique. Mais ce n’est qu’avec les fictions d’Ann Radcliffe que les romans gothiques acquirent le succès qui fut le leur presque un demi-siècle plus tard. Quelques années après Le Château d’Otrante, sort Evelina (Evelina or the History of a Young Lady’s Entrance into the World, 1778) de Frances Burney, roman sentimental anglais écrit en style épistolaire. L’histoire préfigure à la fois les futurs romans sentimentaux et les satires sociales chères à Jane Austen. Les romans sentimentaux donneront naissance aux romans épistolaires, fictions domestiques –

20 dans lesquelles des femmes de basse extraction doivent affronter de nombreuses épreuves pour avoir droit au bonheur – mais aussi aux satires sociales, déjà esquissées dans Evelina, narrant la difficulté, pour les femmes désargentées ou de petite noblesse, de survivre. Parfois lassés de la débauche de grands sentiments trouvée dans ces fictions, les lecteurs de la fin du XVIIIe siècle se tourneront vers le roman gothique, jusqu’alors peu publié. Situés dans un univers médiéval ou proche de la Renaissance, de préférence en Italie, ces romans mettent en scène une héroïne vulnérable et innocente aux prises avec des éléments sombres et surnaturels incompréhensibles, dans une ambiance plus sublime que romantique.

Bit-lit ! La Régence anglaise et Jane Austen Les livres de Jane 1 Austen font partie des références primordiales de la bit-lit. Que ce soit par simple mention de ses œuvres, ou par la reconstitution d’une ambiance victorienne dans les ouvrages. Mais en guise de reine Victoria, l’époque de Jane Austen est celle du roman gothique, et des rois George I, II, III et IV qui précédèrent l’avènement de la révolution industrielle et de l’empire des Indes. Cette confusion entre ère victorienne et ère géorgienne est souvent faite dans les livres de bit-lit, que ce soit dans les costumes des personnages comme dans les références littéraires. La mère de Bella, dans le quatrième tome de la série Twilight, en fait la preuve, notamment lors du mariage de sa fille, en confondant le style de sa bague et celui de sa robe de mariée !

1 Sur l’univers de cet auteur, lire Les Nombreux mondes de Jane Austen, même éditeur, collection «  la Bibliothèque rouge ».

Portrait de George III.

Jane Austen Des délicats romans de Jane Austen à la foisonnante bit-lit, quel rapport  ? Bien plus qu’il n’y paraît de prime abord. En premier lieu, ces deux types de littérature puisent au même réservoir onirique, dont l’âge d’or prit la forme d’un engouement spectaculaire pour les romans gothiques, aussi nommés «  romans noirs  ». En second lieu, la finesse de perception sociétale et psychologique de Jane Austen influença de manière non négligeable l’édification des canons de la bit-lit. Enfin, il est remarquable de constater que les héritiers de cœur de cette grande dame de la littérature britannique rendent souvent hommage à leur modèle, en s’amusant à réintégrer de fantasques éléments gothiques dans les vies soidisant paisibles des petits bourgeois austeniens. C’est du reste une vérité universellement reconnue que Jane Austen appréciait à sa juste valeur les romans gothiques, dont le genre emprunte aux éléments mis en place dans le Château d’Otrante. Cette œuvre mêle mort violente et ancienne prophétie, des chassés-croisés amoureux vaudevillesques à des raisonnements

émotionnels dignes d’Hamlet, et des emprisonnements nécessitant une intervention chevaleresque. Le surnaturel n’est encore qu’esquissé, l’étrange consistant essentiellement en un savant mélange d’illusions et d’allusions. Cependant, alors que le contexte historique de l’époque se repaît d’un sensationnalisme morbide, cet ouvrage prend le statut de clef de voûte d’un genre nouveau, dont les piliers de soutènement vont s’enfoncer dans le temps. Quel est donc ce contexte historique dans lequel s’ancrent les romans gothiques ? Quand donc le surnaturel vampirique s’inscrivit-il sérieusement dans les divagations métaphysiques du réel ? Bien que les traces du mythe vampirique remontent aussi loin qu’à l’ancienne Égypte (ce que ne désavouerait pas Anne Rice), c’est en 1706 que Charles Ferdinand de Schetz publia sa Magia Posthuma, dans laquelle il relatait très officiellement certains faits ou anecdotes de nature vampirique. Conjointement au résultat des commissions d’enquête mises en place par l’évêque d’Olmütz, Mgr le Cardinal Schtattembach, cet ouvrage très re-

22 marqué en Italie, en Allemagne et en France initialisa la grande peur vampirique des XVIIe et XIXIe siècles.1 Et même si le pape Benoît XIV entérina par une lettre de recommandation le travail de l’archevêque de Trani, Monsignor Giuseppe Davanzati (1665-1755), lorsqu’il publia en 1743 sa Dissertazione sopra i vampiri réfutant l’existence des vampires, cela n’empêcha pas le bénédictin Dom Calmet de faire paraître en 1746 son Traité sur les apparitions des anges, des démons et des esprits et sur les revenants et vampires de Hongrie, de Moravie et de Silésie. Bénéficiant d’un retentissement sans précédent, ce catalogue enflamma l’imaginaire de ses contemporains. D’autant que, parallèlement à la psychose vampirique, se répandirent des scandales aux couleurs sataniques, comme l’affaire des Poisons sous le règne de Louis XIV, ou le récit, en 1729, des exactions de la comtesse hongroise Erzsébet Báthory (dite la comtesse sanglante).2 Née en 1560 à Nyírbátor, cette apprentie criminelle bénéficia du vil exemple de sa nourrice Jo Ilona, versée dans la magie noire. Trente ans et un veuvage plus tard, l’élève dépassa le maître : «  Encouragée et aidée par son clan 1 À cette époque, des kits de chasse aux vampires sont d’ailleurs vendus aux voyageurs en Europe de l’Est. 2 Cf. la Tragica historia du jésuite László Turóczi.

Bit-lit ! de fidèles des deux sexes, elle aimait par-dessus tout prendre des bains de sang, voire des douches de sang s’échappant par tous les orifices de torture de ses victimes. Et cette pluie de sang (qui faisait d’elle un vampire sui generis) était censée lui conserver la beauté et la jeunesse perpétuelles. Elle devait lui permettre d’atteindre ainsi au mythe de la jeunesse sans vieillesse et de la vie sans mort.3 » Aussi méthodique que cruelle, la comtesse faisait recruter ses proies parmi les villages de Transylvanie et de Hongrie. Naïves, fraîches, et immanquablement vierges, les jeunes filles étaient ensuite conduites au château de Cachtice, leur nouvelle prison, leur dernière demeure. La fiction est parfois bien en deçà de la vérité. Et tandis que du fond des Carpates migre le récit de vampires bien réels, de la Grèce antique surgissent à la fois les lamies, les stryges des récits d’Ovide et les empuses de Philostrate. Les loups-garous en profitent pour reparaître, les goules se remettent à hanter les cimetières britanniques, pendant que les incubes et les succubes tentent de délier l’inflexible corset social étreignant jusqu’à l’asphyxie les mœurs anglaises. Quoi de plus naturel, lorsque les pulsions se retrouvent ainsi cadenassées, que de les voir ressurgir de ma3 Denis Buican, Les Métamorphoses de Dracula , Ed. du Félin, 1993.

Aux or i gin es du gen r e nière dévoyée dans le registre littéraire ? Les titres se succèdent, mêlant émotion et sordide, sentiments et morbidité. En 1774, Les Souffrances du jeune Werther de Goethe érige l’amour et le suicide au rang de couple mythique. En 1782, Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos lie sans équivoque la luxure sexuelle à une dialectique sulfureuse aux remugles sadomasochistes. Le mariage entre cette littérature cathartique et l’aspiration à l’étrange est enfin consommé dans les années 1790. Paraissent alors en 1794 de The Necromancer; or, the Tale of the Black Forest 1, puis, en 1796, The Monk de Matthew Gregory Lewis 2 dont l’histoire relate la rapide déchéance d’un moine respectable que les turpitudes sexuelles conduisent au viol incestueux, au meurtre fratricide et à un pacte satanique. En 1796 sont également publiés Hermsprong: or, man as he is not de Robert Bage et les Horrid Mysteries de Peter Will. Les canons du roman 1 Paru pour la première fois anonymement en 1794, cet ouvrage fut écrit par Karl Friedrich Kahlert et traduit de l’allemand par Peter Teuthold. 2 Paru en France en 1798, sous le titre Le Moine.

23 gothique se précisent, les thèmes s’affirment : une héroïne au contexte familial à la Cendrillon, un amour contrarié mais victorieux, des épisodes sinistres dans des forêts européennes reculées ou dans d’humides bas-fonds suintant la désespérance, des coïncidences inexpliquées et des circonstances étranges. Bien que ces romans soient, à l’époque, considérés comme des sous-genres (de la même manière que, de nos jours, les romans policiers, les œuvres de science-fiction ou encore la bit-lit), ils touchent un public étendu, aussi bien masculin que féminin. Mais si, pour un gentilhomme, la lecture enthousiaste de romans gothiques demeure relativement inavouable, les ladies peuvent en revanche se permettre ces incartades littéraires, dans la mesure où l’on n’attend pas d’elles d’être intellectuellement l’égal des hommes. Paradoxalement, ce machisme larvé va permettre aux femmes d’assumer leur statut d’écrivain. En 1792, Mary Wollstonecraft revendique une certaine égalité sexuelle dans sa Défense des droits de la femme 3. L’heure est à l’émancipation discrète, 3 A Vindication of the Rights of Woman.

24 et les femmes en profitent pour s’approprier le genre gothique. En 1752, Charlotte Lennox avait déjà préparé le terrain en publiant The Female Quixote, qui relatait les mésaventures d’une jeune fille dont la lecture de romans français du XVIIIe siècle finissait par porter atteinte à l’équilibre mental. Quarante ans plus tard, les auteures féminines britanniques s’inscrivent dans la lignée de cet héritage. En 1793, Eliza Parsons publie Le Château de Wolfenbach puis, en 1796, Mysterious Warnings, a German Tale. L’année 1798 voit la parution de Clermont de Regina Maria Roche 1 et Orphan of the Rhine d’Eleanor Sleath. Mais c’est Ann Radcliffe (17641823) qui va véritablement changer la donne. Née à Londres (quartier de Holborn) d’un père mercier, Ann Radcliffe se maria à 22 ans au journaliste William Radcliffe, le propriétaire de l’English Chronicle. Leur union ne les gratifiant d’aucun enfant, Ann Radcliffe se mit – avec la bénédiction de son époux – à écrire des histoires. Elle fit ainsi paraître, en 1791, The Castles of Athlin and Dunbayne, suivi en 1790 par A Sicilian Romance, avant de publier ses deux romans les plus célèbres  : The Romance of the Forest2 (1791) et The Mysteries 1 Traduit en France en 1799 par l’abbé André Molleret. 2 La Romance de la forêt.

Bit-lit ! of Udolpho3 (1794). 1797 verra la parution de son dernier ouvrage : The Italian, or the Confessional of the Black Penitents.4 Le succès de la Romance de la forêt conféra à son auteur une place majeure dans la société littéraire de l’époque. D’autant que Mrs Radcliffe, comme elle aimait à signer, adopta une technique astucieuse  : bien qu’ayant recours au surnaturel, elle finissait toujours par l’expliquer de manière rationnelle, rendant le genre acceptable aux yeux de la pudibonde société anglaise, tout en lui conservant son caractère croustillant. Quintessence du roman gothique, Les Mystères d’Udolphe narre les mésaventures d’Emily St Aubert. Confrontée au décès de son père, cette jeune femme se retrouve en proie à de sombres machinations, aux viles mains d’un Italien répondant au nom de Montoni. L’action se déroule en grande partie dans un château des Pyrénées, remarquable par sa capacité à générer l’effroi. Lorsque Jane Austen écrit, en 1798-1799, le premier jet de ce qui deviendra L’Abbaye de Northanger, elle s’amuse à créer une élogieuse parodie de ce roman qu’elle a tant apprécié. Non seulement les thèmes de Northanger appartiennent-ils au canon gothique (un château isolé, une mort réputée mystérieuse, un maître 3 Les Mystères d’Udolphe. 4 L’Italien.

Aux or i gin es du gen r e de maison froid et calculateur), mais le récit lui-même se présente comme un pastiche. Dès les premières pages, on apprend ainsi que rien ne prédisposait Catherine Morland au métier d’héroïne. Les caprices du destin ne tolérant ceci dit aucunement d’être balayés d’un revers de plume, il devenait du devoir des circonstances de se liguer pour que cette jeune femme connaisse la célébrité réservée aux anti-héroïnes gothiques. Entretemps, elle aura bien sûr appris à ne pas confondre la fiction et la réalité. Incontestablement le plus drôle des romans de Jane Austen, L’Abbaye de Northanger se positionne aisément au premier rang des ancêtres de la bit-lit. Mais si le thème du surnaturel reste chez Jane Austen spécifique à Northanger, l’intégralité de son œuvre véhicule des prises de position chères à la bit-lit. Bien que le masculin demeure très présent (et très actif), la prépondérance est toujours donnée au regard féminin. À bien des égards, les œuvres de Jane Austen se déclinent en différentes études romanesques décortiquant la psychologie féminine vis-à-vis de la gent masculine, tout en prenant soin de délinéer les contraintes sociales qui s’appliquent spécifiquement au sexe féminin. À sa manière (et dans un

25 contexte historique fort différent), la bit-lit intègre cet éthos. Tout comme les héroïnes de Jane Austen, les héroïnes de la bit-lit expérimentent des tensions internes entre leurs désirs ou leurs ambitions, et la censure sociale. Marianne Dashwood1 risque la désapprobation familiale en écrivant à John Willoughby, un gentilhomme hors de sa parentèle ; Anita Blake et Buffy Summers2 hésitent à accepter leur relation avec un vampire. Chez Jane Austen, comme dans la bit-lit, il est fréquemment question d’un revers de situation psychologique, d’une transformation intérieure, ou d’une prise de conscience. Les héroïnes sont humaines, trop humaines, et à ce titre, faillibles. Ce qui ne leur confère que plus d’intérêt, le lecteur (ou plus exactement la lectrice) pouvant alors aisément s’identifier au personnage principal. Cette dimension humaine recouvre d’autant plus d’importance que la bit-lit se positionne dans un univers sub-humain. Les démons pullulent, nous rappelant sans cesse, par 1 Cf. Raison et sentiments (Sense and Sensibility), Jane Austen, 1811. 2 Cf. la série télévisée créée par Joss Whedon, Buffy contre les vampires (Buffy the Vampire Slayer).

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un jeu de miroirs inversé et crissant, l’éternelle précarité de la condition humaine. L’ontologie est première, qu’elle s’assume comme telle ou pas. Mais ce pré-requis philosophique subversif n’exclut en rien que la bitlit sache faire preuve d’humour et d’autodérision. C’est particulièrement le cas lorsqu’elle décide de travestir les héros originels de l’univers austenien. Focalisant ses œuvres autour du couple Darcy, Carrie Bebris imagine progressivement des liens unissant le tandem Fitzwilliam-Elisabeth aux autres personnages créés par Jane Austen. Son premier opus, Pride and Prescience: or, a Truth Universally Acknowledged (2004) s’ouvre sur le double mariage de Jane et d’Elizabeth Bennet, pour rapidement dériver vers les méandres

affectifs d’une Caroline Bingley fiancée à un planteur de Louisiane. La rencontre fortuite d’un professeur d’archéologie détenteur d’artefacts amérindiens amène Pemberley au croisement de la magie et de la série noire. Le deuxième opus, Suspense and Sensibility or First Impressions revisited (2005) évoque les déboires sentimentaux de Kitty Bennet qui, venant juste de rencontrer l’homme idéal (Harry Dashwood, un cousin des Dashwood), s’aperçoit que son promis recèle une part d’ombre inquiétante qu’il appartient à Elizabeth et Fitzwilliam Darcy de découvrir. Les troisième et quatrième opus, North by Northanger, (or the Shades of Pemberley): A Mr & Mrs. Darcy Mystery (2007) et The Matters at Mansfield: or the Crawford Affair (2009), nous emmènent à Northanger

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et à Mansfield, où les Darcy devront respectivement résoudre un vol et des détournements d’identités. Pétris d’enthousiasme, ces romans de qualité inégale se font un devoir d’en appeler aux ressources de la série noire, le tout allègrement saupoudré de paranormal. Parfois même, les gentilshommes parfaits (ou presque  !) des romans austeniens se transforment en créatures de la nuit. Donner des crocs à Fitzwilliam Darcy semble très à la mode, que ce soit chez Amanda Grange (Mr Darcy Vampyre1) ou chez Regina Jeffers (Vampire Darcy’s Desire: A Pride and Prejudice Adaptation2). Toujours du côté des sœurs Bennet, nous parviennent également des rumeurs selon lesquelles

Meryton aurait succombé non pas à une morsure vampirique, mais à une attaque de zombies (cf. Orgueil et préjugés et zombies de Seth Grahame-Smith3). Quoique moins recherchées par les créatures de l’Enfer, les sœurs Dashwood se retrouvent, quant à elles, aux prises avec des démons de la mer dans Sense and Sensibility and Sea Monsters de Ben H. Winters, dans une ambiance très steampunk4. Certes, en toute honnêteté, ces titres se révèlent en définitive plus distrayants que réussis, mais ils témoignent indubitablement d’un fort lien émotionnel entre la bit-lit, la chicklit et l’œuvre de Jane Austen.

1 Sourcebooks Inc., août 2009. 2 Ulysses Press, décembre 2009.

3 Flammarion, octobre 2009. 4 Quirk Books, octobre 2009.

– Isabelle Ballester