Buck

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... du Chili, je présume. Moi non plus, il faut l'avouer, sauf celui-ci que j'ai appris à connaître. ... Avec Chantal, je crois que j'ai cru, un temps… Nous avions une ...
Buck par Jean-Jacques Bourdin Je pense que vous n'avez pas connu Buck. Buck, c'est un ami. J'ai fait sa connaissance alors qu'il travaillait à Provins. Il faisait son show tous les jours et je venais l'admirer. Il faisait beau pour la fête médiévale de Provins cette année-là. Vous auriez dû le voir s'envoler, le voir planer, le voir se poser avec cette puissance et cette force qui font des rapaces les maîtres du ciel. Oui, Buck est un rapace, un aigle bleu du Chili. Mais vous ne connaissez pas les aigles bleus du Chili, je présume. Moi non plus, il faut l'avouer, sauf celui-ci que j'ai appris à connaître. Nous avons passé un peu de temps ensemble. La fête médiévale de Provins ! Vous devriez venir un jour. La foule déguisée qui se presse, se masse devant chaque défilé, devant chaque étal. Les vieux murs paraissent alors plus anciens et plus contemporains car nous voyageons dans le temps pour rejoindre celui de leur édification. J'avais rencontré Chantal et j'étais assez fou pour croire que peut-être je l'aimais. C'est elle qui, à chaque spectacle présentait les rapaces. Elle disait dans un micro UHF un texte de trente minutes. Elle présentait les fauconniers, leurs animaux, les tours qu'ils allaient faire. Trois fauconniers se renvoyaient les oiseaux, les attirant d'un cou. Oui, je veux dire qu'ils leur donnent un cou de poulet pour les faire venir et pour les nourrir. Attention, ils font très attention à la nourriture des aigles, leur poids est contrôlé au gramme près. Vous les entendrez dire : “Je lui ai donnée deux cous.” n'ayez pas peur, ils ne battent pas leurs acteurs, ils les nourrissent simplement. Avec Chantal, je crois que j'ai cru, un temps… Nous avions une relation assez étrange, peutêtre basée sur le sexe. En tout cas, dès que j'avais un instant de libre, je venais la retrouver. Dès que j'avais un instant de libre, il en a de bonnes celui-là. J'avais un travail de fou, je passais sans doute douze heures par jour à la fac, même en juillet. Pas que ça ait beaucoup changé… Chantal m'avait tout aussitôt séduit. Je n'ai jamais su pourquoi, peut-être parce qu'elle avait entendu parler de moi. peut-être parce qu'un de ses amis était un vrai fan, peut-être. Oui, je crois vraiment que c'est elle qui avait tenté de me séduire. Je ne fus jamais rétif. Alors je prenais le train dès que j'en avais le temps et je venais la voir. Une heure de train, quand vous avez la bonne fortune d'arriver au moment de son départ. Nous ne nous voyions peut-être pas assez, je ne sais pas. Il a été question, un jour, de partir en août aux USA. Prendre des vacances. C'est peut-être la dernière fois que j'ai vraiment eu envie de partir en vacances, que je n'en ai pas eu peur. Nous devions partir ensemble, avec deux ou trois amis, vol pour Washington DC. Je me suis occupé des billets. elle m'a rappelé juste à temps, elle préférait nous retrouver directement à Atlanta. Je lui ai trouvé un vol, il fallait attendre confirmation. Elle devait les rappeler. Au téléphone, le soir même, elle me disait “Mais pourquoi les USA, j'y suis déjà allée !” Mon billet en poche, je me voyais mal changer de destination. Je ne sais plus les mots que nous avons échangés. Le lendemain, un mercredi, nous avons discuté assez tard. elle m'a demandé de passer la voir le lendemain. Mais j'avais déjà annoncé que je ne resterait pas travailler tard au cours du weekend, j'avais donc accepté de boucler jeudi soir. Elle semblait furieuse. Ou déçue. Elle insista sur le fait que nous devions nous voir. Je finis par accepter de venir vendredi soir. À un moment, la trouvant empruntée, je lui posai la question qui planait autour de son silence : “Tu penses à rompre ?” Elle répondit, tout simplement : “Avant de rompre, il faudrait d'abord essayer de se voir, de se parler, non ?” Le vendredi ne fut pas un jour facile. Partir à temps pour être avant la nuit à Provins, quand vous devriez travailler douze heures pour faire votre part, ça fait un peu mal. Mais je réussis. Elle m'attendait à la gare. “Nous devons passer aux aigles, un truc avec la Mairie.” Oui, la Mairie finançait le projet, elle avait donc, comment dire, des exigences. Là, l'exigence était absurde : pour

un dîner important comme seuls les VIP savent en faire, il fallait une démonstration d'aigles. Il fallait que les aigles soient sortis de leur cage et restent, en pleine nuit, présentés à des gredins haut placés. Nous sommes allés sous les murs où sont logées les cages et nous avons aidé les fauconniers. Il fallait sortir quelques cous, il fallait… Il fallait surtout prendre quelques aigles de leur cage et les mettre dans le camion. Nous étions en retard, un peu nerveux. Je ne sais plus lequel des fauconniers a fait un faux mouvement. Buck, plutôt que rester sur son poing s'est envolé. Il est allé se réfugier dans un arbre, un châtaigner, non loin. Le retard, la fuite de l'oiseau, la tension monta. Les fauconniers vinrent jusqu'à l'arbre, grimpèrent jusqu'à Buck. Une sottise, sans doute, une erreur de jeunesse, peut-être, un faux mouvement, je ne crois pas, celui qui était le plus haut tenta d'attraper le rapace par les pattes. Buck a eu peur et s'est envolé. “Ne le perdez pas de vue !” J'ai couru derrière Buck. Avez-vous déjà couru après un rapace ? Je veux dire un rapace en vol ? Quand j'étais enfant, mon chien a plusieurs fois su attraper des corbeaux au vol. Il courrait derrière eux, courrait jusqu'à eux, d'un grand coup de pattes sautait et, parfois, en saisissait un entre ses dents. C'est rapide un berger allemand bien entraîné. Bon, je suis rapide aussi. je suis surtout endurant, très endurant. Alors, tandis que les fauconniers le laissaient distancer, je courais derrière Buck. Je courais bien, je courais vite et j'ai couru longtemps. Mais l'homme n'a aucune chance dans cette compétition-là. Si encore l'aigle suivait les chemins, mais non, il passe de champ en champ. Et je ne parle pas de ces moments magiques, quand l'aigle pique pour accélérer puis vole en rase motte, c'est déjà très beau, mais quand un obstacle surgit, une haie, un fil de fer barbelé, par exemple, d'un petit coup d'ailes, le voici qui remonte. Il passe, bien sûr, au ras de l'obstacle et redescend tout aussitôt. Pendant ce temps votre serviteur, tout à coup s'arrête. Passer au-dessus des barbelés, c'est possible, peut-être, mais pas partout et rarement en arrivant par surprise devant l'obstacle. Bref, je pris le temps de passer toutes les haies, toutes les barrières et quelques grilles. Buck était déjà trop loin. Il m'avait dit adieu d'un dernier coup d'aile, je ne le voyais plus. Combien de temps dura cette course ? une demi-heure peut-être. Plus tard les fauconniers me retrouvèrent “Plus la peine de chercher, dans la nuit, il pourrait même être au-dessus de nous sans qu'on ne le voie. On verra demain matin.” Nous avons abandonné la chasse inégale. J'ai rejoint Chantal. Nous sommes rentrés chez elle. Je ne crois pas que nous ayons mangé. Nous avons fait l'amour, avant de parler. “J'ai revu mon ex, hier. Nous nous sommes remis ensemble. Tu ne veux pas le rôle de l'amant ? Parce que dans une histoire à trois, il y a toujours de la place pour l'amant. Et lui ne veut pas du rôle de l'amant.” J'ai mis du temps à répondre. Pourtant, c'était simple : “Si, avant même qu'on ne se retrouve, tu es ressortie avec lui, c'est que tu as décidé que c'était fini entre nous. Je le prends comme ça, c'est fini.” Je crois qu'ensuite j'ai bien dormi. Au matin, à la première heure je repartais au boulot. Au matin, à la première heure, Philippe est reparti chercher Buck. Buck ne voulait plus de ses liens et il ne revint pas. Il ne revint pas non plus pendant que j'étais aux USA. Il ne revint pas avant plusieurs mois. On le signalait parfois, ici ou là, dans la campagne et Philippe partait le chercher. Il ne s'est jamais beaucoup éloigné des murailles de Provins. Il a simplement essayé de survivre, comme chacun. Mais Buck, élevé dans la captivité, volant comme un dieu vivant, ne savait pas chasser. Il survécut comme il put : de charognes. Évidemment il perdit du poids et put de moins en moins, chasser. Quand il fut capturé, il pesai la moitié de son poids normal. Il faisait alors plus penser à un poulet qu'à un aigle bleu du Chili. J'aurais voulu voler comme lui. J'aurais voulu pouvoir m'enfuir, J'aurais voulu que Chantal m'aime. Le monde n'est pas comme cela. Je fais maintenant comme Buck : je travaille tous les jours, sans discuter, en espérant simplement que mes maîtres me donneront assez à manger pour que je continue à travailler.