Bulgarie - Fondation Hainard

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A droite, le roi Boris III, à gauche, Cyrille, le frère du roi de Bulgarie. Lorsque l' occasion se présenta d'aller en Bulgarie, invité par le roi, grand protecteur de.
LES AFFÛTS DE ROBERT HAINARD EN BULGARIE, IL Y A 70 ANS !

Dans les Rhodopes (Bulgarie), Robert Hainard dessinant A droite, le roi Boris III, à gauche, Cyrille, le frère du roi de Bulgarie

Lorsque l'occasion se présenta d'aller en Bulgarie, invité par le roi, grand protecteur de la nature, l'ours était mon arrière-pensée bien incertaine. Je fus envoyé à Tsarska-Bistritza, dans les Grands Rhodopes, à 1400m, le 8 mai 1938. Le lendemain, j'allai (à cheval!) au grand coq de bruyère, puis les gardes me convièrent au dénombrement des sangliers, dans un vaste enclos, tout un pan de montagne entouré d'une palissade de plus de 2m, où ils avaient été attirés des bois voisins et enfermés. J'en aperçus un mort, il s'en trouva d'autres. C'était le début d'une maladie (rouget?) qui ne devait cesser qu'après les pluies, ne laissant que 27 bêtes sur 80. Dans un couloir, un gros solitaire gisait éventré, et sur une tache de neige, la piste de l'ours s'en allait. Le garde me montra au flanc du sanglier un trou rond fait, disait-il pour boire le sang. Le garde me dit que si j'avais du sangfroid, je pourrais voir l'ours. J'en fus enchanté, mais il me déclara qu'il ferait de moi, si je venais à l'affût, une photo toute pareille au dessin que je venais de faire du sanglier. Respectueux de l'avis de l'homme de métier, j'étais embarrassé et fis rire tous les gardes en déclarant n'avoir jamais rien tué de plus gros qu'une souris. Le garde, qui aurait voulu une battue, téléphona au roi et reçut l'ordre de m'accompagner pour guetter l'ours. S'il revenait, dit-il, ce serait vers 22h. A 21h, nous étions près du sanglier mort. Je choisis le poste à 20m, à niveau et sous le vent. Nous étions vêtus de grands manteaux de cavalerie doublés de mouton. Le garde avait son fusil et avait fourré dans ma poche un énorme parabellum dont il avait dû m'expliquer le fonctionnement. Il faisait un de ces clair de lune en forêt qui m'ont toujours fait rêver de bêtes. J'avais trop l'habitude de l'affût pour espérer voir l'ours le premier soir, mais je faisais ce que j'étais venu faire et, assis à terre, j'étais parfaitement heureux. 1

La lune au premier quartier disparaissait derrière les sapins et les hêtres. Seules les taches de neige dans le couloir devant nous étaient encore éclairées. Soudain, le craquement d'une brindille, le sentiment d'un pas feutré me firent braquer mes jumelles, qui sont très claires. Dans l'ombre opaque, un providentiel rayon de lune dessinait d'un serti roux le dos de l'ours, son museau levé et flairant le vent, son oreille ronde, son garrot bossu. J'en croyais à peine mes yeux et le coeur battait à grands coups, non d'inquiétude, certes, mais d'admiration et du sentiment de la solennité de l'instant. L'ours fit un quart de tour, disparut dans l'ombre et le vent nous apporta, avec le craquement des os, une puissante odeur de tripaille. Les yeux écarquillés, je ne distinguais rien. Après cinq ou dix minutes le garde s'approcha de moi pour demander s'il fallait éclairer l'ours avec une lampe de poche. Curieux de la suite naturelle des choses et espérant un peu voir l'ours passer comme la veille sur les taches de neige, je lui signifiais que non. Malheureusement, en regagnant sa place, l'homme fit un léger bruit. Comment l'ours sut-il s'il ne s'agissait pas d'un sanglier? A l'instant, il fit un grant saut, souffla et disparut.

Ours – Markoudjik, Gd Rhodope – 9 mai 1938 – 22 h ¼

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Ours – Markoudjik, Gd Rhodope – 14 mai 1938 – 4 h 50

Bien contents tout de même, nous allâmes finir la nuit sur une "bobovinka"(Hochsitz) plus haut dans la forêt, espérant voir l'ours remonter dans la montagne au petit jour. Vers 5h, il faisait grand jour et nous n'avions rien vu. Nous redescendions le couloir où était le sanglier mort lorsque j'entendis un grognement. Je le croyais déjà imaginaire lorsqu'un grognement bien distinct, suivi du soufflement net déjà entendu la nuit, nous apprit que nous avions encore dérangé l'ours en train de remonter. Nous passâmes près du sanglier. Les côtes étaient à nu et l'ours, en s'en allant, l'avait à moitié recouvert de feuilles mortes, de terreau et de branchettes. Le lendemain, j'avais mon idée : tâcher de surprendre l'ours vers sa proie au petit jour. Je voulais aller seul, et encore peu familiarisé avec les usages, je m'expliquai par gestes avec la sentinelle et en désespoir de cause fis appeler Nicolas, le garde, qui m'apprit qu'on avait enterré le sanglier. Deux jours de pluie à verse. Le 14 mai, nous étions de nouveau postés avant le jour et à cinq heures moins dix, en pleine lumière, l'ours passait en remontant, courant par bonds. Il s'arrêta une seconde pour regarder dans ma direction, mais, je crois, sans me voir.

Il était rond de tête et de corps, bien fourré et de poil un peu luisant. Le dessus de sa tête, ses épaules, étaient d'un roux clair, deux taches sombres entouraient ses yeux dont l'éclat se devinait. Les membres foncés, la croupe plus grise. Il s'allongea en un dernier bond qui le fit disparaître dans les pins rampants. Le surlendemain, je le vis encore. Le soleil dardait ses premiers rayons et je ne croyais plus à la chance de voir l'ours : je dessinais, ce qui fit que je manquai ses premiers pas. Il remontait en courant et ses dents blanches brillaient dans sa gueule entrouverte. 3

Ours – Markoudjik, Gd Rhodope – 16 mai 1938

Parfois, en montant, nous étions salués d'un grognement dans la nuit que le garde attribuait aux sangliers, une ou deux fois à l'ours. Il n'aimait pas trop, je crois, ces chasses qui le faisaient lever à 2 heures et demie. Il essaya de me laisser endormi, puis de m'inspirer une crainte des ours qui ne lui était peut-être pas absolument étrangère. Ce pays est plein de tombeaux d'hommes tués par les ours, me disait-il. A la prochaine apparition du roi, je lui demandai ce qu'il en était: un ours acheté à un tzigane avait tué son gardien, ancien brigand comme la plupart des gardes du vieux roi. L'homme, protégé par une cloison mobile, nettoyait la moitié de la cage où se trouvait la nourriture de l'ours. Celui-ci réussit à passer les griffes sous la cloison qu'un peu de glace empêchait de descendre à fond et, croyant qu'on voulait lui voler sa pitance, se jeta sur l'homme qui fut blessé et mourut peu après. Car l'ours captif est dangereux et son caractère n'est en rien comparable à celui de l'ours sauvage. Je retournai trois fois à l'affût, seul, muni d'un fusil dont je n'étais pas assez fou pour penser me servir. Je vis un renard, une martre, un grand coq, des sangliers et les bécasses qui ne manquent jamais, matin et soir, dans les montagnes bulgares. Comme je montais le couloir étroit et raide, un grognement parti à 20m au-dessus de moi. Je braquai mes jumelles mais il faisait trop nuit pour que je puisse voir autre chose qu'un vague mouvement. D'après la description que je fis de ce grognement, le roi me dit que c'était bien l'ours. Un après-midi, aplati contre un talus, je dessinais des chevreuils lorsqu'un sifflement me fit me retourner. C'était un garde qui me mima sa rencontre du matin, à 8 h ½ avec une grosse ourse. Accroupi, le fusil en travers des genoux, il restait immobile pendant que la mère le flairait et que les deux petits luttaient et se roulaient. Puis la famille s'éloigna. J'accompagnai ensuite le roi qui campa cinq jours dans les Rhodopes (région de Beglik) pour chasser le grand coq. Forêts de hêtres, puis de sapins et de pins; larges ondulations se succédant à perte de vue, pâturages bosselés, limpides rivières serpentant dans la tourbe puis traversant des cluses rocheuses. Tout, jusqu'au temps pluvieux avec d'éclatantes éclaircies, me rappelait mes courses de printemps dans le Jura. Mais c'est beaucoup moins habité, moins nettoyé. Les forêts ne sont pas vierges, mais une exploitation primitive et assez désordonnée leur donne un aspect sauvage, avec d'énormes troncs oubliés sur le sol et pourrissants. 4

Matin et soir, je cherchais des ours. Une seule fois, faisant un long détour pour prendre une pente à bon vent et justement comme j'allais changer de direction, j'entendis, à une centaine de mètres, un "pfui" d'expression fort dédaigneuse. Il faisait encore trop nuit pour distinguer quelque chose, mais le roi raconta la chose à un garde, petit homme souriant au clair regard d'enfant qu'il appelle "l'ami des ours". "C'est lui! C'est lui!", dit-il à l'imitation du cri. Cet homme, qui se promène toujours dans la forêt sans armes (et je fis comme lui) aime rencontrer les ours, mais bien qu'il ait eu 57 ans, il n'en a vu de près que dix fois. En 30 ans de chasse à Tsarska-Bistritza, le roi en a vu trois fois, le prince Cyrille sept fois, dont une ourse et deux oursons, pendant une heure, à travers un ravin. La mère retournait les pierres et faisait soigneusement écarter les petits avant de les laisser retomber.

Pour autant que j'aie pu m'en rendre compte, les ours, en Bulgarie, n'inspirent pas la terreur. Tsarska-Bistritza est tout près de Tcham Koria, la station d'été des Sofiotes et les traces d'ours y sont nombreuses. Une famille de paysans habitait unescierie abandonnée près de notre camp des Rhodopes et les deux petits enfants racontèrent avoir vu dans la forêt une ourse et ses deux petits. 5

En août 1943, peu avant la mort du roi, je recevais de lui une lettre disant: "Je peux aussi vous donner de bonnes nouvelles de votre ours qui se porte toujours très bien et est venu au mois de mai faire sa visite chez les sangliers. Cette année-ci, il avait un appétit féroce, car il nous a mangé au moins une vingtaine de marcassins nouveau-nés et une mère qui avait voulu courageusement défendre sa progéniture. Ensuite il est reparti et se promène maintenant dans les franboises dont la forêt est pleine cet été". Mon ours était donc bien un de ces mangeurs de chair que les Russes appellent sterviatnik et les Bulgares, si je ne me trompe, stravnitsa.5 Le roi me dit qu'il donnerait volontiers des ours pour la Suisse et formula la pensée qui m'était venue pendant ce séjour:

une forêt sans ours n'est pas une vraie forêt.

Ours, parc public à Berne Robert Hainard, Sculpture pierre grandeur nature

Textes tirés des Mammifères sauvages d'Europe de Robert Hainard Gravures, croquis, sculptures de Robert Hainard Images tirées de "Choeur de loups et autres histoires d'ours" Ed. Slatkine, Collection L'Oeil Ouvert, dirigée par Nicolas Crispini © Fondation Hainard – Reproduction interdite FH/mmdp/091015

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