Comment faire la sociologie du marché ? - CNDP

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de leurs récurrences permet de faire apparaître le réseau qui parcourt un marché . La forme de celui-ci (le niveau de redondance ou d'ouverture des relations) ...
Sociologie

Comment faire la sociologie du marché ? La notion d’encastrement dans les travaux de la « nouvelle sociologie économique » Ronan LE VELLY, doctorant en sociologie à l’université de Paris-X-Nanterre, enseignant à la faculté de droit et de sciences politiques de l’université de Nantes

Qu’implique une approche sociologique du marché ? Une piste est d’affirmer que les échanges marchands ne sont pas indépendants du reste de la société. Contrairement à la figure du marché autorégulé, le marché n’est pas une sphère autonome, pas un vide social gouverné uniquement par la loi de l’offre et de la demande. De même, les comportements marchands ne sont pas simplement une réaction calculatrice aux variations des prix. Identifier strictement l’ensemble des phénomènes marchands à une telle image est source de réductions et de mystifications. Au contraire, pour reprendre un terme largement utilisé, nous dirons que tous les marchés sont encastrés (embedded) dans le social. Derrière cet énoncé de principe se posent en réalité nombre de questions et de difficultés : qu’est-ce que nous entendons par marché ? Qu’est-ce qui caractérise cet encastrement ? Quelle légitimité en résulte pour les sociologues à étudier les phénomènes marchands ? Comme nous le voyons, cette problématique renvoie directement à l’objet de notre discipline, à l’ambition d’une approche non duale de l’économique et du social.

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our répondre à ces questions, nous proposons quelques pistes inspirées des travaux d’auteurs se revendiquant d’une «nouvelle sociologie économique»1. Ce groupe montre, depuis une vingtaine d’années, la pertinence d’une étude sociologique du marché. Précisément, comme le suggère le titre de l’article (re)fondateur publié par Mark Granovetter en 1985, «Economic action and social structure: the problem of embeddedness», 54 .

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le projet vise à relier l’échange marchand à son cadre social, à étudier les marchés concrets à travers les conditions dans lesquelles ils sont encastrés. Notre première partie cherchera à préciser ce que sont ces « conditions d’encastrement». Cela nous conduira à entrevoir la méthodologie adoptée mais ce n’est que dans un deuxième temps que nous préciserons l’angle d’approche retenu pour relier le marché au social.

Présentation des conditions d’encastrement des échanges marchands Afin d’ordonner notre exposé des conditions d’encastrement, nous proposons de distinguer trois pôles

❚ 1. Nous pensons à Abolafia, Beckert, Di Maggio, Granovetter, Swedberg, Woolsey Biggart, Zelizer…, et en France à Boltanski, Thévenot, Callon… Pour une présentation et une bibliographie plus détaillée de ce « groupe théorique », nous renvoyons à Swedberd (1997).

que nous nommons encastrement structurel, encastrement institutionnel formel et encastrement culturel. Cela n’implique pas que les trois domaines soient réellement séparés : à la fin de cette partie, nous dirons quelques mots sur leur enchevêtrement. Le point de départ de Mark Granovetter est que la réalité des marchés ne correspond pas à la représentation atomisée qu’offre la figure de la concurrence pure et parfaite. Les échanges marchands se réalisent, sauf cas particuliers où l’anonymat est mis en scène, entre des individus qui se rencontrent. En outre, les participants au marché peuvent se connaître et entretenir des relations sociales durables (communauté familiale ou ethnique, clubs, amis, clients fidèles…). L’encastrement structurel traduit alors le contexte de relations personnelles dans lequel se réalisent les échanges marchands. Cette prise en compte à un niveau local (la relation d’échange) et global (la structure générale des transactions) permet de mieux saisir le fonctionnement d’un marché. Il devient d’abord possible d’insister sur les exigences liées à la rencontre de deux personnes. Le marché n’étant plus perçu comme une foule d’anonymes orientée vers un lieu où s’affichent des prix mais comme une succession de relations d’échange, des exigences en termes d’interprétation, de légitimité ou de justice interviennent. L’échange marchand est, selon le terme de Max Weber, une activité sociale. Ensuite, la comptabilisation des échanges réalisés et la mise en avant de leurs récurrences permet de faire apparaître le réseau qui parcourt un marché. La forme de celui-ci (le niveau de redondance ou d’ouverture des relations) affecte son fonctionnement et ses résultats. De même, la position des acteurs (le degré de médiation qu’ils assurent entre différents sousgroupes du réseau) est déterminante dans leurs performances. L’observation du fonctionnement de n’importe quel marché concret

nous informe également de la diversité des règles formelles (droit, règlements) et des outils disponibles (moyens de mesure, de calcul, de paiement…). Ces éléments sont perçus par les participants du marché comme une réalité objective et extérieure qu’ils ne peuvent modifier unilatéralement. Nous nommerons donc encastrement institutionnel formel la contextualisation de l’échange par rapport aux règles formelles et aux outils utilisés. L’échange marchand est théoriquement possible sans règle, sans outil de mesure et sans monnaie, mais leur présence le facilite amplement. L’économie de marché n’est pas l’état de nature, et l’extension de marchés (à plus de personnes, dans l’espace et dans le temps) n’est sans doute pas réalisable sans ces institutions formelles. Le troisième pôle, relevant lui aussi des institutions, est l’encastrement culturel. Notre définition de la culture est très vaste puisqu’elle comprend : les systèmes mentaux de perception et de classification ; les scripts d’action et les règles d’invocation de ces scripts ; les valeurs, les normes et les goûts. Tous ces éléments étant partagés à l’intérieur d’un groupe social (des différences peuvent exister d’un groupe à l’autre). L’encastrement culturel décrit finalement le rôle des significations collectives dans la formation des objectifs et des stratégies des acteurs du marché. En premier lieu, cet encastrement implique qu’il existe des conditions de légitimité pour l’échange. Dans un groupe social déterminé, des biens peuvent être qualifiés de marchandises et d’autres apparaissent comme «sacrés2 » (organes humains, services intimes…). De même, certains lieux et certaines personnes sont jugées impropres à l’échange marchand. Il est assez dérangeant de voir s’établir une négociation commerciale entre des parents et leurs enfants, et, inversement, des biens très personnels peuvent être vendus au plus offrant dans une salle d’enchère. Enfin, la façon dont se réalisent la concurrence, la négociation et les échanges marchands

dépend largement de la culture du marché. L’aspect concurrentiel, calculateur, intéressé du comportement ne doit pas être présupposé. Selon les partisans de la « nouvelle sociologie économique », l’échange marchand, comme toute activité sociale, peut ainsi s’accommoder de logiques multiples d’actions incluant la réciprocité ou la quête de justice3. Mais la culture n’est pas que contraignante, elle est aussi profondément habilitante. Elle fournit des outils pour expliquer et interpréter la situation et pour planifier et justifier son action. Sans culture appropriée, les individus sont incapables de se comporter de façon raisonnable sur un marché. Les représentations attachées au marché sont une forme de connaissance. Pour illustrer cette caractéristique, nous pouvons maintenant revenir à l’idée du marché autorégulateur. Défini comme nous l’avons fait en introduction, il ne fait plus de doute que c’est une utopie (tous les marchés sont encastrés selon des conditions spécifiques). Pour autant, cette figure est active en tant qu’élément des représentations sociales. Elle fait partie des conditions d’encastrement culturel. La loi de l’offre et de la demande (qui fait abstraction des considérations sociales) est ainsi un schéma pratique d’explication face au constat des variations de prix. De même, cette image du marché sert à planifier et justifier l’action. Par exemple, lors d’une vente aux enchères, les acheteurs sont présents mais pas les vendeurs. Pourtant, ceux-ci ne s’en

❚ 2. Les travaux de Zelizer (1978, 1992) illustrent magnifiquement cette idée. L’existence d’un marché pour l’assurance-vie ou pour les adoptions d’enfants a nécessité un véritable retournement des représentations sociales attachées à leur sujet. 3. Les réseaux américains de vente à domicile étudiés par Woolsey Biggart (1992) montrent simultanément l’importance des liens sociaux et des règles informelles dans l’échange marchand : les ventes s’appuient ici sur des relations personnelles et affectives et les vendeurs (pourtant juridiquement indépendants) entretiennent entre eux des relations de parrainage, de coopération et d’altruisme.

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sentent pas forcément lésés. Ils mobilisent facilement une croyance dans les mécanismes impersonnels du marché et dans les vertus de la concurrence qui les dispense de défendre activement leurs intérêts4. Les trois pôles que nous avons distingués permettent de compartimenter les éléments qui constituent le contexte des échanges marchands. Pour autant, ne considérer sur un cas concret qu’un aspect de l’encastrement risque d’apparaître réducteur. Il a été ainsi beaucoup reproché à Granovetter de négliger la dimension culturelle des réseaux sociaux. Sans cela, il est difficile de comprendre comment se créent et se maintiennent des relations personnelles et surtout d’en saisir le contenu. D’une façon plus générale, il est préférable d’insister sur l’enchevêtrement des conditions d’encastrement. Les différentes conditions d’encastrement sont simultanément prises en compte lors de l’action. Par exemple, l’obéissance à une règle formelle dépend de sa légitimité pour les acteurs en présence et de la nature des relations sociales qu’ils entretiennent. De même, la contestation des conditions d’encastrement passe par l’existence de réseaux sociaux et s’appuie sur les institutions en présence. Le futur des conditions d’encastrement dépend de leur forme actuelle selon un enchevêtrement qu’on ne peut sans arbitraire démêler. Nous commençons à entrevoir la nature de la relation qui s’instaure dans la « nouvelle sociologie économique» entre les échanges marchands et le social. De ce qui précède, nous retenons que des éléments sociaux instituent et fixent les limites (relationnelles, légales, techniques et culturelles) des marchés et que l’évolution de ces limites relève d’une construction sociale. Cette première conclusion est importante. D’abord parce qu’elle montre la primauté des logiques sociales face à l’existence et au fonctionnement d’un marché concret. Ensuite, parce qu’elle nous rappelle qu’à côté de l’échange marchand, 56 .

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d’autres modalités de circulation des biens et services sont possibles (la réciprocité et la redistribution selon Karl Polanyi). Pour le dire autrement, la notion d’encastrement nous écarte d’une naturalisation du marché et de ses institutions.

Propriétés méthodologiques de l’encastrement Nous pouvons approfondir la spécification des propriétés de l’encastrement. Les conditions d’encastrement définissent les limites certes, mais surtout constituent le socle sur lequel s’étayent les échanges marchands. Cela conduit la « nouvelle sociologie économique » à prendre en compte le lien indissoluble entre l’action et son contexte et à assumer un programme de recherche ambitieux. Malgré cela, nous verrons que cette méthode «contextualiste» et constructiviste nous écarte de questionnements fertiles. Lorsque nous avons présenté l’encastrement culturel, nous avons sous-entendu que les représentations collectives sont d’un côté contraignantes et d’un autre côté habilitantes pour l’échange. En réalité, elles sont à la fois contraignantes et habilitantes. Dans l’exemple de la vente aux enchères que nous avons pris, la croyance dans le marché autorégulé donne du sens à l’action, mais elle peut aussi fonctionner comme des œillères (qui empêchent, par exemple, de voir que les acheteurs adoptent des stratégies d’entente). Comme le dit Pierre Bourdieu au sujet de l’habitus, la culture est une disposition à l’action au double sens de capacité et de propension. En fait, le caractère simultanément contraignant et habilitant des conditions d’encastrement répond à un raisonnement général: l’échange est permis parce qu’il est contraint. Sans les repères fournis par la situation, les individus demeureraient dans un état d’incertitude quant au comportement d’autrui et ne pourraient se coordonner. Les conditions d’encastrement en réduisant le champ des possibles, rendent les pratiques rela-

tivement prévisibles et congruentes. Elles créent, au sens de H. Garfinkel, de la confiance. Ainsi, l’existence de relations personnelles (ethniques, familiales, amicales…) facilite l’engagement dans l’échange. Même si chacun reste formellement libre d’adopter un comportement opportuniste, la participation à un réseau conduit à l’intégration de normes et à la diffusion des réputations. Le respect des engagements devient, entre les membres du réseau, le comportement le plus prévisible. De même, les institutions formelles sont contraignantes : les règlements, les outils de mesure et la monnaie cadrent les interactions, imposent une certaine transparence et obligent au paiement de ses dettes. Les modalités de la réalisation d’un contrat sont alors limitées et les échanges peuvent être réalisés sans un lourd système d’incitations. Enfin, s’il est si déstabilisant de voir, par exemple, un père négocier la vente d’un repas familial à son enfant, c’est bien que la culture impose et crée les conditions d’une certaine anticipation du comportement d’autrui. La « nouvelle sociologie économique » vise alors à l’élaboration d’une véritable sociologie de l’action économique. Le projet défendu par Mark Granovetter s’écarte d’abord de l’approche des économistes qui ne reconnaissent pas la diversité des motifs de l’activité économique et qui, plus généralement, ne traitent pas de sa dimension cognitive et compréhensive. Le principal reproche fait aux économistes n’est donc pas d’ignorer les institutions (elles apparaissent nécessairement dans les préférences, les contraintes et les modalités de fixation des prix) mais de n’en faire qu’un décor de données exogènes duquel se déduit le comportement des acteurs. L’acti-

❚ 4. Ce passage s’inspire de la description qu’offre Jorion (1990) des représentations des pêcheurs de l’Île-d’Houart face à la vente à la criée. Il me semble pouvoir se généraliser aux situations de nos vies quotidiennes, de consommateurs cette fois-ci, où nous présumons (à tort ou à raison) que les prix qui nous sont proposés sont concurrentiels.

vité sociale sur le marché est ainsi réduite à une réaction automatique aux variations de prix. La critique vise également la sociologie économique (« ancienne ») des années 50-60. Pour Mark Granovetter, le structuro-fonctionnalisme de Talcott Parsons exprime bien que les institutions de l’économie ont une origine sociale mais ne dit rien sur les termes de l’action, sinon que celle-ci est l’application des normes sociales. La position de Parsons comme celle des économistes orthodoxes ne fournit donc pas de compréhension de l’activité économique. Cette proximité conduit à l’acceptation d’une division intellectuelle du travail où les sociologues traitent seulement des institutions et les économistes se réservent l’analyse des décisions. À l’inverse, pour la « nouvelle sociologie économique », le déroulement de l’action est un processus où l’acteur est connecté de façon indissociable à son cadre social. Le contexte offre des éléments (comportements, règles, outils typiques…) qui sont continuellement interprétés par les agents pour pouvoir agir. Il n’est alors plus possible de traiter séparément ou des institutions ou de l’action. L’ambition n’est pas de travailler en complément des économistes mais de proposer une méthode alternative, de nouveaux outils, pour l’étude des échanges marchands. En cela, nous pouvons espérer le développement de discussions fertiles entre les deux disciplines. Ce programme « fort » qui donne la primauté au social résulte d’une démarche que nous qualifions de contextualiste et de constructiviste. Pour autant, ces choix méthodologiques ont pour corollaire d’évacuer deux axes de réflexions fertiles de la sociologie classique5. La « nouvelle sociologie économique » suit une démarche contextualiste, en ce qu’elle privilégie l’étude des conditions dans lesquelles se réalisent les actions économiques à l’étude de la spécificité de l’ordre marchand6. La « nouvelle sociologie économique » a fait disparaître le

BIBLIOGRAPHIE CAILLÉ A. « Pensée des ordres, pensée du contexte et pensées du politique », La Démission des clercs. La crise des sciences sociales et l’oubli du politique. Paris : La Découverte, 1993. Coll. « Armilliaire ». CALLON M. « Introduction : the embeddedness of economic Markets in economics », The Laws of the Markets. Oxford : Blackwell Publishers/ The Sociological Review, 1998. GRANOVETTER M. « Economic action and social structure : the problem of embeddedness », American Journal of Sociology, n° 91, novembre 1985, p. 481-510. Traduit dans Granovetter, Le Marché autrement. Paris : Desclée De Brouwer, 2000. Coll. « Sociologie économique ». JORION P. « Déterminants sociaux de la formation des prix de marché. L’exemple de la pêche artisanale », Revue du Mauss, deux parties : n° 9 et n° 10, troisième et quatrième trimestre 1990, p. 71-106 et p. 49-64. S WEDBERG R. « Vers une nouvelle sociologie économique : bilan et perspective », Cahiers internationaux de sociologie, n° spécial « Sociologies économiques », 1997, volume CIII, p. 237-263. WEBER F. « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le grand partage », Genèses, n° spécial, « Comment décrire les transactions », n° 41, décembre 2000, p. 85-107. WEBER M. « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale », Essais sur la théorie de la science. Paris : Press Pocket, 1992 [1904]. Coll. « Agora ». WEBER M. Économie et Société. Paris : Press Pocket, 1995 [1922]. Coll. « Agora ». 2 tomes. WOOLSEY BIGGART N. « Affaires de famille. Les sociétés de vente à domicile aux État-Unis », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 94, septembre 1992, p. 27-40. ZELIZER V. « Human values and the market. The case of life insurance and death in 19th century America », American Journal of Sociology, n° 84, 1978, p. 591-610. ZELIZER V. « Repenser le marché, la construction sociale du marché aux bébés aux États-Unis, 1870-1930 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 94, septembre 1992, p. 3-26.

marché en tant que réalité identifiable pour laisser la place à des transactions encastrées, localisées et spécifiques. En conséquence, l’échange marchand est décrit comme une activité neutre, parfaitement malléable en fonction du contexte social dans lequel il s’exerce. Cette position nous suggère plus de doutes que d’assurance. Lorsque Max Weber7 étudie le marché, il en décrit la diversité (degré d’ouverture, types de régulation…), mais il insiste également sur la forme très particulière de cette activité sociale où l’imper-

❚ 5. Nous pensons à E. Durkheim, M. Mauss, G. Simmel et surtout à M. Weber, mais aussi à tous ceux qui, en histoire ou en anthropologie, ont réfléchi à la spécificité des sociétés marchandes. Les approches françaises actuelles qui développent des problématiques autour de l’idée d’« économie plurielle » (J.-L. Laville) nous semblent également plus proches de cette tradition que de la « nouvelle sociologie économique ». 6. Pour une réflexion plus approfondie sur la distinction entre « pensée des ordres » et « pensée du contexte » et sur la notion d’encastrement, nous renvoyons à A. Caillé (1993). 7. M. Weber (1995). Voir en particulier : Tome 1, chapitre 1, point 9 – chapitre 2, points 7, 8, 9 et 30 ; Tome 2, chapitre 1, points 2 et 3 – chapitre 2, point 1 – chapitre 5, point 11 – chapitre 5.

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sonnalité et le calcul intéressé sont la règle. Sa réflexion permet aussi de réfléchir aux différences fondamentales existant entre l’échange marchand et les autres formes de circulation de biens, entre les sociétés marchandes et celles qui le sont moins. Le sentiment que lors des échanges marchands les caractéristiques personnelles des acteurs sont « mises entre parenthèses8 » pour ne se concentrer que sur les biens échangés nous semble être une idée majeure qui mériterait d’être plus présente dans les travaux de la « nouvelle sociologie économique ». En outre, la « nouvelle sociologie économique » adopte une démarche constructiviste en insistant sur les conditions proprement sociales d’évolution des marchés. Le contexte des échanges marchands est le résultat d’un processus de construction sociale. Il s’instaure alors une relation de détermination entre le social et l’économique qui nous semble à sens unique. À contrario, si dans ses travaux Max Weber décrit surtout les éléments sociaux (droit, religion, État…) qui influencent l’économie, il amorce généralement une réflexion sur la relation inverse. Sans doute, la distance qu’il prend avec Karl Marx le conduit à moins développer les

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phénomènes qui sont « conditionnés par l’économique ». Pour autant, il juge cette perspective tout aussi importante9. À titre d’exemple, voici trois thèmes qui nous semblent pertinents mais qui s’accommodent difficilement avec la méthodologie de la « nouvelle sociologie économique » : une fois qu’un marché pour des services domestiques est créé, quelles sont les conséquences sur les comportements familiaux ? Quelles sont les implications pour l’État et le droit d’une sphère des échanges de marchandises qui est manifestement mondiale ? Quelles restructurations culturelles sont nécessaires pour un groupe social qui se trouve nouvellement aux prises avec une logique marchande? La relation entre le marché et le social prend bien la forme d’influences réciproques, et ce n’est pas faire preuve d’« économicisme » ou de matérialisme que de le reconnaître. Le développement d’un ordre manifestement marchand (fut-il socialement construit) conditionne l’évolution des institutions et des pratiques sociales. En dépit ou en complément de son hétérogénéité, la spécificité du phénomène marchand mérite encore d’être questionnée. Sans cela, nous

ne pouvons pas comprendre pourquoi le marché est sujet à tant de critiques et pourquoi il est exclu de certaines sphères de la vie sociale. Une fois que nous avons affirmé l’absence d’autorégulation dans la réalité (les marchés ne peuvent exister sans leur contexte social), la croyance en un marché autorégulé et souverain demeure un sujet de questionnement fertile. Sans doute, cette figure est une des conditions d’encastrement culturel et, en conséquence, elle oriente l’interprétation et l’action. Sans doute aussi (et ces deux idées sont intimement liées), si cet « étiquetage » du marché persiste, c’est parce que, malgré tout, il « colle » à certains aspects de la réalité. Les ambiguïtés de la pensée de Karl Polanyi n’ont à cet égard pas fini de hanter la réflexion sur le lien entre marché et société. ■

❚ 8. Selon l’expression de Florence Weber (2000). Pour M. Callon (1998) cette mise entre parenthèses est précisément ce qui permet au calcul intéressé de s’effectuer. Tous deux s’efforcent alors de décrire les conditions d’encastrement qui induisent le type particulier de relation que constitue l’échange marchand. En cela, ils ouvrent une voie intéressante qui insiste sur le contexte social tout en n’oubliant pas la spécificité du phénomène marchand. 9. Voir, entre autres, Weber (1992).