Comprendre la kabbale

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que certains « kabbalistes » actuels s'associent en Israël à un parti politique et ... l'homme, le kabbaliste le sait et sait comment remplir son rôle sur terre pour se ...
Quentin Ludwig

Comprendre la kabbale De Rabbi Siméon bar Yochaï (2 siècle) à Madonna (21e siècle) e

© Groupe Eyrolles, 2006 ISBN 2-7081-3676-3

Qu’étudie la kabbale ?

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Le but de la kabbale, nous l’avons dit, est double. D’abord mystique (c’est-à-dire l’approche de Dieu, l’union mystique avec Dieu, la dévékouth) et ensuite ésotérique (c’est-à-dire la découverte des secrets cachés concernant la divinité dans ses relations avec l’homme). Quels sont ces secrets cachés ? Sur quoi portent-ils ? Selon la période historique, l’étude de ces secrets peut se canaliser sur des sujets particuliers mais, en règle générale, l’élucidation des secrets concerne les grands thèmes classiques que sont la création du monde, les récits bibliques, les commandements de Dieu (les mitsvoth), les interdits de la religion juive, les raisons des règles liturgiques, l’élucidation des lois juives (halakha), l’exil des juifs et, enfin, les fins dernières (eschatologie). On voit ainsi qu’aucun sujet de la vie juive n’échappe réellement à la kabbale. Nous verrons par la suite que les grands ouvrages de la kabbale sont quasi tous des commentaires des ouvrages bibliques (le Pentateuque, le Cantique des Cantiques, les Psaumes, Ruth, le prophète Ézéchiel) ; c’est la raison pour laquelle avant de s’attaquer à la kabbale, il est nécessaire de bien connaître ces textes bibliques et d’être imprégné de leur sens obvie, c’est-à-dire commun. Dans un autre domaine, la kabbale est sans doute la seule « théologie » à proposer une explication intéressante (et religieusement plausible) à l’exil du peuple juif ; elle seule aussi donne des justifications aux différentes transgressions de la Loi juive, ces transgressions (nous verrons plus loin comment) s’approprient et réduisent les forces du mal. C’est en partie cela qui a expliqué la large adhésion du peuple juif à la kabbale et son énorme pouvoir de rassemblement des masses. Sans se tromper, on peut

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Mais la plus grande gloire de la kabbale est d’avoir fait comprendre aux juifs que Dieu a besoin des hommes. Il ne s’agit pas ici d’une quelconque « complicité » de l’homme avec Dieu, comme elle peut se rencontrer dans le judaïsme rabbinique, d’un homme co-créateur avec Dieu, mais d’un besoin réel de l’homme pour la divinité, d’un appel au secours de la divinité, appel auquel seul l’homme peut répondre. Bien entendu, certains penseurs ont déjà dit, sous forme de boutade, que Dieu a besoin des hommes car que ferait-il sans eux, qui le glorifierait ? Mais ici, il ne s’agit pas d’un besoin narcissique de la divinité mais d’un besoin quasi vital (si je puis m’exprimer ainsi) car seule l’intervention de l’homme permettra à la divinité de retrouver son Unicité perdue en unissant la Chekhinah (la part féminine de Dieu) à Ein Sof (le Dieu-infini, inconnaissable, hors de l’entendement humain). Aucun monothéisme n’est allé aussi loin. Dans l’Antiquité, bien des hommes ont quitté leur Dieu car il ne leur donnait pas « satisfaction » et optaient pour une autre monolâtrie (dans la monolâtrie, les Dieu sont interchangeables mais on choisit de n’en adorer qu’un seul ; ainsi est né le monothéisme). À l’époque actuelle, bien des hommes quittent, pour la même raison, une religion pour une autre, tout en gardant généralement le même Dieu. Mais dans ce cas, c’est l’homme qui manifeste son besoin de Dieu et non l’inverse. Avec la kabbale, l’homme humilié (expulsé, insulté, torturé) sort grandi non seulement par rapport aux événements mais aussi par rapport à son Dieu. Il n’est donc guère étonnant qu’aujourd’hui des hommes en quête d’une spiritualité entrent dans le bouddhisme puis le quittent pour la kabbale car, comme dans le bouddhisme, le génie inventif de la kabbale est incroyable et offre à chacun la possibilité de trouver son chemin dans la spiritualité. Ainsi, à la « double vérité » des bouddhistes (vérité conventionnelle et vérité ultime) qui permet toutes les interprétations (y compris la 28

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affirmer que la kabbale possède un réel pouvoir politique mais que la politique n’est pas de son domaine. On ne peut donc que regretter que certains « kabbalistes » actuels s’associent en Israël à un parti politique et mêlent sans vergogne mysticisme, kabbale magique et politique.

1. La kabbale des docteurs juifs

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Savant juif étudiant l’astrologie L’astrologie a été dès les premiers siècles une partie importante, et encore méconnue, de la kabbale. Un spécialiste de la kabbale, Moshé Idel, n’hésite pas à écrire aujourd’hui qu’ « il m’est apparu avec une netteté croissante que la compréhension de certaines formes de messianisme avait beaucoup à gagner de l’étude du modèle talismanique et de certaines formes d’astrologie » 1a.

logique du tétralemme), on pourrait opposer l’interprétation ésotérique de la kabbale (le sod ) qui permet — par le truchement de l’analyse fine assistée par la guématria (calcul sur les mots) et la témourah (permutation des lettres) toutes les interprétations. Dans la kabbale, comme dans le bouddhisme, rien n’est fondamentalement faux mais, sur terre, rien n’est fondalement vrai non plus, pas même la Thora qui à la fin des temps sera lue tout autrement. Comme le bouddhisme, la kabbale apporte à l’homme un supplément de spiritualité susceptible de combler aussi bien les intellectuels que les gens simples (dans le hassidisme). Mais, ainsi que nous l’avons dit, la kabbale apporte à l’homme ce qu’aucune autre spiri29

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tualité ou religion ne lui annonce : un rôle majeur dans le destin de la divinité. L’homme n’est plus seulement co-créateur avec Dieu, il est une étincelle de Dieu qui participe à son destin. Dieu a besoin de l’homme, le kabbaliste le sait et sait comment remplir son rôle sur terre pour se sauver et sauver son Dieu de la dés-union divine (le Dieu infini, Ein Sof, est séparé de sa part féminine, dont la présence accompagne l’homme dans son exil, conséquence du péché d’Adam et d’Ève). L’Exil prend un sens. L’accompagnement de la présence de Dieu dans l’Exil (la Chekhinah) prend un sens. La vie prend un sens. L’observation des commandements prend un sens. Qui s’étonnera qu’avec un tel programme la kabbale ait fasciné les hommes ? Bien entendu, nous reviendrons sur ces différentes notions dans le courant de ce texte en tentant de les expliciter le mieux possible mais, ainsi que le lecteur a pu s’en apercevoir, les notions sont denses et ne se laissent pas enfermer dans quelques mots.

ÉSOTÉRISME/EXOTÉRISME

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La notion d’exotérisme et son pendant, l’ésotérisme, apparaissent régulièrement dans les textes lorsqu’il s’agit de religion. Il convient d’en faire, dès maintenant, la distinction de manière à ne plus devoir revenir sur ce sujet. Par exotérisme, on entend toutes les doctrines et les enseignements de la religion tels qu’ils sont divulgués à l’ensemble des pratiquants. Le sens exotérique d’un texte, c’est son sens obvie, son sens commun ; le sens qui apparaît à quiconque maîtrise la langue du texte. Par ésotérisme, on entend les enseignements oraux qui ne sont divulgués qu’à certains initiés. L’ésotérisme s’accompagne également de rites et de croyances magiques auxquels n’accèdent que les initiés selon leur degré de connaissance. Les initiés forment souvent des « confréries » et respectent le secret des choses révélées (c’est la loi de l’arcane). Ces notions existent dans toutes les religions et se constituent parfois en un courant religieux comme, par exemple, la kabbale chez les juifs (mais, nous le verrons, la kabbale n’est pas

1. La kabbale des docteurs juifs

uniquement un courant ésotérique). Pour accéder au sens ésotérique, non obvie, des textes et des gestes liturgiques, le croyant doit non seulement prendre un maître (ou s’affilier à une corporation dont il respectera la règle du secret, la règle de l’arcane) mais doit également s’astreindre à apprendre et utiliser diverses méthodes lui permettant d’accéder au secret. Il est à noter que dans la kabbale, même si de nombreux textes ont été écrits, on sait que les techniques physiques permettant de parvenir à l’extase, à l’union mystique avec Dieu (la dévékouth des kabbalistes) n’ont été révélées que de manière orale. Au sujet de l’arcane, il est dit dans le Talmud : « On ne doit pas interpréter les chapitres concernant les relations sexuelles interdites devant trois personnes, ni le récit de la Création devant deux personnes, ni le récit qui a trait au Char céleste devant une seule personne, à moins qu’il ne s’agisse d’un sage capable de comprendre par lui-même2.

Un versant mystique et un versant pratique

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La Kabbale est en réalité composée de plusieurs disciplines et phénomènes religieux qui s’enchevêtrent et se fortifient : la mystique, la théosophie, la magie, la cosmologie, l’angéologie, la démonologie, l’astrologie, la chiromancie, etc. Pour plus de clarté, on pourrait diviser la kabbale en un versant mystique, en un versant pratique et en un versant magique. Le versant mystique cherche tous les moyens pour communier de manière plus intuitive avec Dieu, pour participer plus « physiquement » au divin. Il cherche à dévoiler les mystères de la vie cachée de Dieu (ce qu’on appelle théosophie) et ses rapports avec l’homme. Toutes les spéculations sont imaginées et d’audacieuses constructions intellectuelles prennent corps. Ces spéculations assimilent également des traditions ésotériques d’origine étrangère (perses, grecques, etc.). Le versant mystique ne se

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communique que sous forme de symboles et de métaphores. Le versant pratique comprend les rites d’initiation, la cosmologie, la chiromancie, la guématria (numérologie, manipulation des noms divins, combinaisons magiques de lettres), etc. L’étape ultime du versant pratique est la magie (incantation, amulettes, talismans, etc.), laquelle permet de pratiquer des prodiges dont le plus extraordinaire est de donner corps à un être inanimé, le golem, en lui inscrivant sur le front le tétragramme divin. La magie, c’est aussi l’utilisation des Noms de Dieu, l’astrologie, etc. Tout un pan de la kabbale qui attire énormément les foules mais se révèle, comme toujours dans ce cas, une mystification des crédules. À titre anecdotique, signalons qu’Aboulafia (1240-1291), l’un des grands mystiques et fondateur de la kabbale prophétique (voir page 33), prétendait que c’était en utilisant une formule magique qu’il avait tué le pape Nicolas III qui refusait de le recevoir. Pour Henri Atlan, « il existe un kabbalisme de pacotille comme il existe un cheap Buddhism où l’exotisme du vocabulaire tente vainement de masquer le vide de la pensée ». Notons cependant qu’un kabbaliste universitaire, Moshé Idel, de grande érudition, prétend qu’on n’a pas réservé jusqu’à présent à la magie la place qu’elle devrait occuper dans l’étude de la kabbale. Le versant pratique ne se communique qu’aux personnes qui ont l’autorisation d’être initiées, c’est-à-dire à une infime partie de la population. Signalons que certaines personnes ont suggéré qu’Itzhak Rabin a pu être tué en utilisant des incantations magiques (en particulier celle nommée poulsa di-noura, « le fouet de feu »). On le sait, la kabbale fait aujourd’hui malheureusement partie du paysage politique d’Israël mais tous les vrais kabbalistes (c’est-à-dire les « sages » qui consacrent leur vie à son étude) déplorent ce « kabbalisme de pacotille ».

1. La kabbale des docteurs juifs

Les trois types de kabbales Kabbale théosophique C’est la kabbale qui s’intéresse principalement à l’explication des mystères de la vie cachée de Dieu et de ses relations avec l’homme. C’est la kabbale qui décrit les différentes étapes de la création, les émanations divines (séfiroth), les obligations de l’homme envers son créateur (mitsvoth), etc. Le premier ouvrage de kabbale théosophique est le Sefer ha-Bahir, lequel met en place les éléments qui seront développés plus tard (organisation des séfiroth, angéologie, Chekhinah, etc.). L’ouvrage de base de cette kabbale est le Zohar (écrit par Moïse de Léon, 13e siècle). Le personnage emblématique de cette kabbale est Issac Louria, lequel a imaginé un système complet associant Dieu et ses créatures ; du retrait de Dieu de « Lui-même en Lui-même », jusqu’aux obligations de l’homme envers le créateur. Kabbale extatique (ou prophétique) C’est la kabbale qui s’intéresse principalement aux moyens dont dispose l’homme pour parvenir à l’union mystique avec Dieu (dévékouth). Pour parvenir à l’extase, le mystique doit s’exercer et beaucoup « pratiquer » des exercices physiques (basés sur la respiration, l’ascèse, etc.) et des exercices spirituels. Le premier ouvrage de Kabbale extatique est le Sefer Yetsira, lequel explique que le monde est construit sur les 22 consonnes hébraïques. Le personnage emblématique de cette kabbale est Abraham Aboulafia, qui se prétendait Messie et a commencé sa quête mystique en étudiant le Sefer Yetsira. Kabbale magique

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C’est la kabbale la plus répandue. Elle s’intéresse aux divers moyens magiques pour parvenir à connaître Dieu, s’attacher ses bontés et réaliser des miracles. Cette kabbale est déjà ébauchée dans le Sefer Yetsira mais a été fortement développée par la suite par de nombreux kabbalistes surtout parmi les hassidim. Signalons le tsaddiq capable d’accomplir des miracles, les amulettes protectrice, les talismans magiques, l’utilisation des Noms de Dieu pour réaliser les miracles, etc.

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Aleph L’aleph est la première lettre de l’alphabet hébraïque et le symbole de l’unité des dix séfiroth. Dans cette illustration anthropomorphique, l’Un est représenté par la lette aleph dont les branches horizontales figurent Ses mains et les branches verticales Ses pieds. On sait que les kabbalistes se sont fortement intéressés non seulement aux différents mondes et « Palais » divins mais aussi à la mesure du corps de Dieu. De nombreux ouvrages anonymes ou non furent consacrés à ce sujet. L’un d’eux, le Chiour Qomah (La mesure du corps) est le plus important corpus de textes anonymes mystiques précédant la kabbale. Dans le Zohar, il est raconté qu’au moment où Dieu décida de créer le monde à partir du chaos, toutes les lettres se présentèrent devant Lui mais étrangement la lettre aleph restait à l’écart. Dieu lui demanda pourquoi elle ne paraissait pas devant Lui. Elle répondit que dans un monde où tout est dualité, il n’y a pas de place pour le nombre 1 (cette lettre ayant en effet la valeur de 1). Dieu lui répondit : « Je suis Un, comme tu es un ; aussi le commandement “Je suis ton Dieu” (Anochi ) commencera par la lettre aleph ». Cette illustration a été reproduite d’après un dessin du célèbre ouvrage du kabbaliste Moïse Cordovero, Pardès Rimonim (Le jardin des grenades), publié à Cracovie en 1592.

Non, et il faut insister sur ce point : il existe presque autant de doctrines kabbalistiques qu’il existe de kabbalistes. Nous l’avons déjà dit, il n’y a pas de dogme dans la kabbale. En effet, chacun peut, selon ses connaissances et son degré d’intelligence, donner libre cours à son imagination. Aucun texte ne canalise le kabbaliste car tout peut (et doit) être interprété pour trouver le sens caché, ésotérique, des textes. Ce que nous appellerions aujourd’hui pudiquement « manipulation de textes et d’auteurs » est pour le kabbaliste un devoir auquel il se livre dans la plus grande transparence, assuré de 34

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La kabbale est-elle uniforme ?

1. La kabbale des docteurs juifs

son éthique par rapport au texte et du bien-fondé de sa démarche. Puisque la très grande majorité des textes de la kabbale, encore à l’état de manuscrits, sont à explorer, il est clair que nous découvrirons encore d’autres modes de pensée et, qui sait, peut-être même d’autres systèmes de pensée (par système de pensée, j’entends une organisation complète de la pensée autour d’axiomes de base comme, par exemple, les émanations de Dieu [séfiroth, voir page 73] ou le retrait de Dieu de Lui-même en Lui-même (tsimtsoum, voir page 90).

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Une kabbale venue d’ailleurs ? Pour les spécialistes de la kabbale, il est clair que celle-ci possède des éléments non juifs et a été influencée par divers courants religieux. On y trouve, en effet, des éléments d’origine perse (provenant de la religion zoroastrienne), des éléments grecs (Philon, Platon, etc.), babyloniens, gnostiques, arabes même (certaines sectes musulmanes insistent sur le sens allégorique, mystique, ésotérique du Coran – mais ce n’est pas le lieu d’en parler). Ainsi, les nombreux anges et démons auraient leurs noms dérivés de l’angéologie et de la démonologie perses (pour ne donner qu’un exemple, Metatron est rattaché à Mithra). La théorie des émanations (séfiroth), base de la kabbale, se retrouve déjà dans la religion des Perses ainsi que, plus tard, dans le néo-platonisme. Mieux encore, « une liturgie de Mithra (...) présente, dit-on, beaucoup de traits correspondants avec la mystique des Heikhaloth »3, c’est-à-dire la mystique des « Palais » divins (voir page 39). Enfin, si l’on compare la naissance de la mystique juive (kabbale) dans le Languedoc avec celle de la mystique provençale (catharisme), on ne peut qu’être intrigué par l’apparition quasi simultanée de certains concepts nouveaux (comme, par exemple, la transmigration ou réincarnation ou gilgoul des âmes) dans les deux courants religieux. On peut donc penser que, comme pour les découvertes scientifiques, il y a des moments privilégiés où 35

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les idées sont mûres pour apparaître presque simultanément en plusieurs endroits. C’est ainsi que la diffusion du Zohar fut contemporaine de la diffusion des écrits du mystique allemand Maître Eckhart (1260-1329) et que la kabbale espagnole fut contemporaine de la mystique hispano-chrétienne (saint Jean de la Croix, 1542-1591 ; Thérèse d’Avila, 1515-1582).

Un intérêt croissant pour la mystique

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Comme on peut déjà s’en apercevoir, l’ésotérisme juif n’est pas un mouvement marginal (nous en discuterons plus loin) car, pendant plus de deux siècles, la kabbale a été la théologie « officielle » du peuple juif. D’ailleurs, l’ouvrage de kabbale le plus connu, le Zohar (ou Livre de la Splendeur) a été incorporé dans le corpus des livres canoniques du judaïsme, à côté de la Bible et du Talmud. Cependant, du fait du secret attaché à la kabbale, les principaux ouvrages (Sefer Yetsira, Sefer ha-Bahir, Zohar) n’ont pas eu immédiatement une grande influence sur la culture juive. Ce n’est qu’à partir du Moyen Âge (et plus exactement après l’expulsion des Juifs d’Espagne) que la kabbale a réellement occupé une place importante (sinon essentielle) dans la vie juive. Par la suite, à cause de diverses circonstances particulières (dont la déconvenue du « faux » messie Sabbataï Tsevi), elle a été quelque peu effacée de la vie juive bien que de nombreux rabbins continuassent à s’y intéresser en secret. Ce n’est qu’aujourd’hui (surtout grâce à l’inscription de la mystique juive dans le cursus universitaire israélien et aux travaux de G. Scholem) qu’elle est redevenue un véritable sujet d’étude. Comme nous le verrons par la suite, le mouvement ésotérico-mystique (c’est la meilleure définition qu’on puisse donner de la kabbale) n’est pas un fait récent dans le judaïsme mais prend déjà ses racines, bien que modestement, à l’époque du Second Temple. Mouvement très riche, il s’est manifesté

1. La kabbale des docteurs juifs

sous des aspects très différents au cours des temps, dont la « Rédemption par le péché » des disciples de Sabattaï Tsevi (un mouvement juif quasi planétaire) et les danses hassidiques des disciples du Becht ne sont que deux exemples des formes auxquelles peut conduire un comportement mystique.

Étude de la kabbale

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En principe, nous l’avons dit, la kabbale ne s’étudie qu’à partir de l’âge de quarante ans. De plus, pour pouvoir y accéder il faut se trouver un maître et répondre à des critères très stricts : avoir une éthique irréprochable et des connaissances étendues dans toutes les sciences juives (Bible, Talmud, halakha, c’est-à-dire la loi juive, etc.). Maïmonide (1135-1204, un important codificateur de la loi juive) possède une fort belle formule pour cela ; il dit que « personne n’est digne d’entrer dans le paradis [il entendait par là le domaine de la mystique] s’il ne s’est auparavant rassasié de pain et de viande [c’està-dire s’il n’est déjà érudit de la sobre nourriture rabbinique]4. La kabbale, nous l’avons dit, ne s’étudie que sous la conduite d’un maître initié qui sélectionne ses élèves en nombre réduit. En effet, l’étude de la kabbale n’est pas sans danger. S’il est déconseillé d’apprendre la kabbale avant un âge avancé, c’est qu’il faut d’abord bien assimiler le contenu exotérique (apparent, simple, valable pour tous) de la Révélation avant de se lancer dans le contenu ésotérique (caché, complexe, valable uniquement pour les initiés formés). Faute de quoi, le novice pourrait, dans sa quête du sens caché de la relation de Dieu à l’Univers, tenter de recourir à des procédés magiques dangereux… et peut-être pas parfaitement « orthodoxes ».

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La règle des quarante ans Cette « règle » puise sa source dans divers textes : • Dans la tradition qui dit qu’Abraham n’est parvenu à la connaissance du créateur qu’à l’âge de quarante ans. • Dans les Pirké Avot (le Traité des Pères), un des grands textes du Talmud ; qui affirment (chapitre V. 24) que quarante ans est l’âge de la compréhension (binah).

Jean Reuchlin (1455-1522) L’hébraïsant Johannes Reuchlin, kabbaliste chrétien, publia deux ouvrages sur la kabbale, lesquels présentent, aujourd’hui encore, un intérêt certains. Il s’agit des deux premiers ouvrages consacrés à la kabbale qui ne soient pas l’œuvre d’un juif. Ces deux ouvrages sont De Verbo mirifico (Du Nom miraculeux) et De arte cabalistica (De la science de la kabbale). Spéculant à la manière des kabbalistes, Reuchlin affirmait que si Dieu s’était d’abord révélé aux patriarches au moyens des trois lettres qui composaient le mot Shaddaï et puis à Moïse au moyen des quatre lettres du tétragramme divin (JHYH), il se révèle à son époque au moyen de cinq lettres lesquelles sont celles du Tétragramme plus la lettre shin (signifiant le Logos). L’ensemble se lit Yehoshua, c’est-à-dire Jésus.

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• Dans la sagesse d’origine arabe qui dit que le cerveau n’atteint sa maturité qu’à cet âge.

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Les sources de l’ésotérisme Les spécialistes distinguent cinq grandes périodes dans les sources de l’ésotérisme juif. Ces cinq grandes périodes sont :

Le mysticisme juif ancien ou mysticisme talmudique

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Nous l’avons vu, d’après la tradition, Moïse aurait reçu de Dieu en même temps que les Dix Tables de la Loi, la Loi orale (c’est-à-dire une explication de la Loi écrite) ainsi que des commentaires ésotériques transmis de bouche à oreille par la Tradition (c’est-à-dire la kabbale, au sens étymologique). Au moment où les rabbins décidèrent pour des raisons pratiques de coucher sur papier la Loi orale (c’est-à-dire le Talmud : voir à ce sujet notre ouvrage Comprendre le Judaïsme, dans la même collection), il est naturel qu’ils y laissèrent transparaître quelques éléments ésotériques. Les récits du commencement (Maassé Beréchit ou Œuvre de la Création), les récits du Char (Maassé Merkavah ou Œuvre du Char) et les récits des Palais (Heikhaloth Rabbati ou Grands Palais), qui constituent les plus anciens textes de la mystique juive, font partie de cette première étape de la kabbale. À cette période, on doit également rattacher le Sefer Yetsira (Le Livre de la Formation), un ouvrage de cosmologie où il est déjà question d’un des grands thèmes de la mystique juive, c’est-à-dire les dix séfiroth ou émanations de Dieu. Il en sera amplement question plus loin.

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Le Pardès

Diagramme des dix séfiroth Le diagramme ci-après est une représentation très schématique des dix séfiroth tel qu’il apparaît dans un ouvrage de la kabbale de Safed, L’Arbre de Vie. Cet ouvrage a été écrit par Hayyim Vital, le plus fidèle disciple d’Isaac Louria, le fondateur de la kabbale de Safed à laquelle on doit les plus fondamentaux bouleversements du judaïsme (le concept du tsimtsoum, l’épopée de Sabattaï Tsevi, le hassidisme). On le trouve également dans le Pardès Rimonim (Le jardin des grenades) de Moïse Cordovero.

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Ce mot signifie paradis mais sa signification dans la langue des kabbalistes repose sur un jeu de mots. En effet, il existe pour les juifs quatre niveaux de lecture pour les textes : le sens littéral (pshatt), le sens allégorique (rémez), le sens figuré (derash) et le sens ésotérique (sod). Si l’on prend la première des lettres du mot désignant chacun des niveaux, on obtient le mot PRDS, c’est-à-dire pardès, le paradis (ce qui pour les kabbalistes sous-entend le domaine de la mystique). C’est à propos du sod que la tradition ésotérique affirme que le Talmud possède soixante-dix niveaux de lecture. C’est dans ce « paradis » que sont entrés les quatre docteurs juifs du 2e siècle férus d’ésotérisme. Le Talmud (chagiga 14b) dit que « l’un vit et mourut, l’autre vit et devint fou, le troisième dévasta les jeunes plantations [ce qui signifie qu’il apostasia et séduisit la jeunesse]. Seul Akiva [un des maîtres de la Michna, la partie « théorique » du Talmud, mort sous la torture] entra sain et sortit sain ». Les talmudistes se servent beaucoup de l’entrée des sages dans le pardès pour illustrer le danger de l’ésotérisme même pour des adultes bien formés. Bien entendu, les kabbalistes possèdent une autre interprétation pour expliquer le sens de pardès, lequel est expliqué dans un ouvrage complémentaire au Zohar, le Tiqouné Zohar.

1. La kabbale des docteurs juifs

Les écoles mystiques juives dans l’Europe des 12e et 13e siècles Les premiers textes kabbalistiques apparaissent au 12e siècle en France. Ce sont le Sefer ha-Bahir (Le Livre de la Clarté), un petit ouvrage qui jette les bases de la kabbale (voir page 78) et les écrits de R. Isaac l’Aveugle (l’un des « Pères de la kabbale »). C’est la période d’émergence de la kabbale, laquelle se systématise au 13e siècle dans son ouvrage le plus important, de portée universelle, le Zohar. Séfiroth (au singulier : séfira) et Adam kadmon Pour les kabbalistes, les dix séfiroth sont les dix attributs ou émanations de Dieu. Bien que ces séfiroth soient le produit d’une émanation unique, elles entretiennent entre elles des rapports complexes. On notera que certaines sont masculines, d’autres féminines. La dernière séfira, Malkhouth (« Royauté »), est féminine, et sa dissociation des autres séfiroth plonge le monde dans le désordre et la désolation. Les séfiroth sont généralement représentées sous la forme d’un arbre généalogique mais une autre manière de les représenter consiste à utiliser l’homme primordial (Adam kadmon, l’homme créé à l’image de Dieu, Genèse 1, 27, opposé à l’homme créé d’argile, Genèse 2, 7). Les différentes séfiroth sont liées par trois aux diverses parties du corps humain. Pour en savoir plus, voir page 125.

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La kabbale espagnole Développée principalement en Espagne, elle s’étend en Provence et en Allemagne. La période espagnole dure du 13e siècle jusqu’à l’expulsion des Juifs, en 1492. C’est à cette époque qu’apparaît le principal ouvrage de la kabbale, l’œuvre maîtresse, le Zohar (Sefer ha-Zohar, Le Livre de la Splendeur), dont il sera amplement question à la page 84.

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L’arbre des séfiroth Cet arbre des séfiroth associe les divers Noms de Dieu avec les différentes séfiroth. Il s’agit d’une représentation primitive des séfiroth car, par la suite, elles seront figurées par groupes de trois en montrant également les diverses interactions entre elles.

Le Zohar

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C’est le texte majeur de la mystique juive et le livre de base de la kabbale. Considéré comme un livre canonique, il trouve sa place aux côté s de la Bible et du Talmud. De nombreux passages de ce livre ont été introduits dans la liturgie de la synagogue. Cet ouvrage n’a commencé à circuler qu’au 13e siècle. Il s’agit, selon les spécialistes, soit de l’œuvre de Moïse ben Chem Tov de Léon (dit Moïse de Léon), un mystique du 13e siècle, soit de l’œuvre de Rabbi Siméon bar Yohaï, célèbre Maître du 2e siècle de notre ère ayant vécu en Galilée, un des auteurs de la Michnah (le texte de base du Talmud ). La réponse à « Qui est l’auteur du Zohar ? » n’est pas claire bien qu’aujourd’hui la plupart des spécialistes plaident plutôt pour

1. La kabbale des docteurs juifs

une compilation au 13e siècle à partir d’éléments de sources diverses (le Zohar pourrait donc être un corpus littéraire réuni sous un titre mais d’autres pensent que c’est entièrement l’œuvre issue de l’imagination fertile d’un homme, Moïse de Léon). Le livre relate principalement des discussions entre Siméon bar Yohaï, un juif de l’Antiquité, et ses disciples. Ces discussions sont des commentaires du Pentateuque, du Cantique des Cantiques, du Livre de Ruth et du Livre des Lamentations. Les thèmes sont principalement la connaissance de Dieu ainsi que la compréhension des dix principaux attributs de Dieu : les séfiroth. Le Zohar opère selon deux grands principes : la Thora parle des choses d’en bas mais se réfère en réalité aux choses d’en haut. Outre le sens patent du texte, chaque mot possède un sens caché, ésotérique, qu’il s’agit de scruter et de dévoiler.

Michnah En hébreu, ce mot signifie « répéter ». C’est la Loi orale dans tous ses aspects. Dans un sens plus restrictif, c’est une partie du Talmud (chaque section du Talmud commence par un texte théorique, la Michnah).

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La kabbale de Safed et la kabbale de Louria Les Juifs expulsés d’Espagne (1492) puis du Portugal (1497) établissent un important centre à Safed (en Palestine). C’est à cette époque que le Zohar est intégré au canon des livres saints du judaïsme. C’est à Safed qu’un rabbin visionnaire, R. Isaac Louria, développe les éléments du Zohar et imagine une nouvelle explication de l’exil (voir, plus loin, l’article consacré au Tsimtsoum). Cette nouvelle kabbale est à l’origine de divers mouvements messianiques, dont celui de Sabbataï Tsevi (voir page 97), lesquels se manifestent encore dans la secte crypto-juive des Dunmeh, en Turquie. Cette kabbale est à l’origine également d’un mouvement kabbalistique dédié aux masses qui ne peuvent atteindre le niveau intellectuel des discussions des kabbalistes (ce mouvement est le nouveau hassidisme, voir page 104).

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Comprendre la kabbale

La secte crypto-juive des Dunmeh Les Dunmeh sont les héritiers du mouvement messianique et kabbalistique fondé par Sabbataï Tsevi. Le nom Dunmeh, c’est-à-dire « convertis » leur fut donné par les Turcs lorsqu’ils se convertirent collectivement à l’islam. On sait aujourd’hui (grâce aux travaux de Gerschom Scholem) que « leurs érudits continuèrent d’étudier les ouvrages anciens et dans leurs controverses ils s’appuyaient sur le Talmud. Ils s’abstinrent pendant plus de deux cents ans de recourir aux tribunaux turcs ».5 Alors que les Dunmeh gardaient le secret absolu sur leurs prières, on a eu la surprise de constater, en 1942, grâce à la découverte d’un livre de culte, que leurs prières étaient les prières juives authentiques auxquelles ils n’avaient apporté que des modifications mineures.

Ein Sof et les séfiroth

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Pour les kabbalistes, le Dieu caché, le Dieu infini, celui qui n’est pas concevable par l’esprit humain, porte le nom de Ein Sof (= infini). Il y a très peu de discussions à son sujet dans la kabbale puisque, n’étant pas concevable par l’esprit humain, il n’y a rien à en dire. Par contre, Dieu se manifeste par des émanations, lesquelles représentent sa divinité et sont accessibles à l’intelligence humaine : ce sont les séfiroth. Chacune des séfiroth est désignée par un nom et occupe une place dans l’arbre des séfiroth. Les unes sont disposées à gauche, les autres à droite, les unes sont féminines et les autres masculines. Il s’agit d’un système anthropomorphique extrêmement complexe qui a été très critiqué car, bien qu’il prêche un monothéisme pur, sa structure en dix séfiroth (parfois considérées comme des « divinités ») pourrait donner à penser le contraire (exactement comme la Trinité du christianisme n’est pas comprise comme un monothéisme pur par les juifs et les musulmans… et même par certains mouvements chrétiens aujourd’hui presque disparus, comme, par exemple, les Unitariens).

1. La kabbale des docteurs juifs

Le hassidisme Ce courant religieux populaire et mystique, né au 18e siècle en Podolie (dans les Carpates) sous la direction du rabbin Israël Baal Chem Tov, s’inspire de la kabbale populaire et est basé sur la joie du cœur à louer Dieu et à l’obéissance à un sage (le tsaddiq). Nous en discuterons en détail plus loin (voir page 104).

Hassidim Dans l’histoire juive, le terme hassidim (« pieux ») a été utilisé à plusieurs occasions (dans la littérature rabbinique pour désigner les juifs pieux qui soutinrent la révolte des Maccabées — les hassidim rishonim — et aussi pour désigner les piétistes allemands du 13e siècle). Ces deux mouvements n’ont rien de commun avec le hassidisme du Baal Shem Tov. Actuellement, lorsqu’on utilise ce terme, c’est toujours en référence à ce mouvement kaballo-mystique. Certains, pour bien distinguer ce hassidisme contemporain des hassidim rishonim et surtout des mouvements piétistes rhénans, parlent de nouveau hassidisme.

Qu’est-ce qu’un kabbaliste ?

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Difficile d’expliquer ce qu’est exactement un kabbaliste car il n’existe pas de diplôme, de certificat, de licence en kabbale. Les motivations des différents kabbalistes sont d’ailleurs très variables. En réalité, il faudrait considérer trois types de kabbalistes : les religieux, les universitaires et les mercantiles. Les kabbalistes religieux sont avant tout des mystiques ; ils étudient la kabbale d’un point de vue

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Comprendre la kabbale

religieux et l’on peut dire, sans trop se tromper, que la kabbale est intégrée à leur vie. Les kabbalistes religieux ont également une mission à remplir : ils se servent de la kabbale pour accomplir le dessein de Dieu, pour réunir les forces vives des étincelles divines de manière à « restaurer » (tiqoun) le monde tel qu’il était à l’aube de la création et à reconstruire l’Homme primordial tel qu’il était à ce moment, c’est-à-dire uniquement esprit. Les kabbalistes religieux ont donc une mission : la réparation de l’univers, le tiqoun. Les kabbalistes universitaires s’intéressent à la kabbale d’un point de vue intellectuel, universitaire, c’est-à-dire à la recherche : ils étudient la kabbale dans les livres, s’intéressent à son histoire, découvrent et décryptent des textes anciens, imaginent des liens entre les diverses théories, etc. La plupart des ouvrages actuels de qualité sont ainsi publiés par des kabbalistes universitaires, qui n’ont le plus souvent aucun sentiment religieux et, en tout cas, ne se déclarent jamais kabbalistes : ils étudient le phénomène d’un point de vue extérieur, à la manière des cliniciens. Les kabbalistes mercantiles sont des personnages, pas toujours recommandables, qui s’autoproclament kabbalistes parce qu‘ils ont étudié quelques textes et formules, sont capables de disserter à l’infini sur les séfiroth et, mieux encore, sont habiles pour créer des talismans et prédire l’avenir (sans compter un sens très aigu du marketing). Les journaux israéliens sont truffés d’annonces publicitaires de kabbalistes qui promettent (comme les marabouts des quotidiens français) le bonheur et la connaissance de l’avenir contre monnaie sonnante et trébuchante. Bien entendu, cela n’empêche pas certains d’être vénérés et entourés d’une cour d’affidés zélateurs.

Bien que la kabbale soit « la science des secrets », il faut reconnaître que la kabbalogie est loin d’être une science car, à vrai dire, on ne sait pas encore grand-chose sur la kabbale même si, depuis une quaran46

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La kabbalogie est-elle une science ?

1. La kabbale des docteurs juifs

taine d’années, de grands scientifiques s’y intéressent et en étudient les textes. Il est important de noter, dès maintenant, que tout ce que nous savons sur la kabbale, que tous les textes qui ont été étudiés par les chercheurs, tout cela ne représente qu’une infime partie au vu des textes qui restent à déchiffrer, des vies de kabbalistes qui restent à décrypter. La plupart des textes de la kabbale sont encore à l’état de manuscrits dont le déchiffrement est extrêmement difficile. Il y a davantage de textes à l’état de manuscrits qu’il n’existe de textes déchiffrés. Dès lors, il n’est pas impossible que dans les années à venir, nos connaissances concernant la kabbale ne soient modifiées et, en tout cas, certainement affinées. Fort heureusement pour les chercheurs, la plupart des textes existent dans les bibliothèques du monde entier et, mieux encore, la kabbale étant généralement l’interprétation de textes « canoniques » plus anciens, ceux-ci sont également disponibles, ce qui permet d’étudier le commentaire en regard du texte commenté.

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Tehirou Le tehirou est l’espace vide de Lui que Dieu laissa pour l’Univers lorsqu’il se retira de Lui-même en Lui-même. Cette « contraction » (tsimtsoum) de Dieu est la première étape de la création de l’Univers et de l’homme. La seconde étape est représentée par les émanations de Dieu (les dix séfiroth) qui se concrétisent dans l’Homme primordial (Adam kadmon), l’homme de lumière créé à l’image de Dieu. C’est tout cela que schématise ce dessin extrait d’un ouvrage de Naphtali Bacharach, Emek ha-Melekh (publié en 1648).

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Comprendre la kabbale

Comment expliquer le passage de l’oral à l’écrit ?

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Comme dans la plupart des disciplines ésotériques, les secrets de la kabbale étaient d’abord transmis de maître à élève par voie exclusivement orale ; l’élève étant tenu au secret, il lui était interdit de révéler quoi que ce soit même à un étudiant de même rang que lui. Par la suite, à partir du 3e siècle mais surtout vers le 12e siècle, de nombreux manuscrits traitant de la kabbale se mettent à circuler. Certains manuscrits du 12e siècle sont même attribués à des maîtres du 2e siècle (écrits pseudépigraphiques) comme s’il devenait nécessaire de révéler les secrets cachés depuis des millénaires. Comment expliquer cela ? Deux raisons peuvent être proposées à cette révélation écrite des secrets oraux. La première est vraisemblablement identique à celle qui a imposé la transcription par écrit de la Loi orale (le Talmud), laquelle ne se transmettait que de bouche à oreille. Cette règle était une quasi « loi » jusqu’à ce que des rabbins décident après de grands débats de mettre cette Loi orale par écrit (même écrite, les juifs continuent de parler de Loi orale pour désigner le Talmud). La raison en était la peur de perdre définitivement l’enseignement des maîtres suite à diverses circonstances historiques pouvant mettre en danger le peuple juif. C’était donc une raison de prudence, de sauvegarde d’un trésor. La seconde raison est vraisemblablement à chercher dans la publication par Maïmonide (voir page 175) de divers écrits concernant les lois juives. Cet immense penseur rationaliste, philosophe juif, halakhiste et « bête noire » des kabbalistes, publie, en effet, des ouvrages (dont le Michné Thora, somme en quatorze volumes des lois juives) où il classe les mitsvoth (ou commandements) et tente d’expliquer leur origine. Ce mouvement rationnel connaît un grand succès mais, par opposition, le mouvement mystique — qui s’oppose fermement aux thèses de Maïmonide et

1. La kabbale des docteurs juifs

estime qu’il appauvrit le judaïsme en le vidant de sa spiritualité — juge nécessaire que soient diffusés d’autres ouvrages dans lesquels des explications plus spirituelles ou carrément mystico-ésotériques concernant les thèmes de la vie juive soient proposées. On retiendra de ceci la véritable opposition des kabbalistes à la pensée de Maïmonide, lequel, contrairement à ce qui est affirmé dans certains ouvrages, n’a jamais été un kabbaliste. Avec la publication du Zohar (une réfutation quasi point par point des thèses de Maïmonide), les juifs influencés par la pensée de Maïmonide disposent maintenant d’écrits qui leurs offrent une autre interprétation de la religion juive. Ils peuvent les lire, les commenter, s’en inspirer sans être obligés – comme c’était le cas auparavant – d’appartenir à un petit cercle d’initiés. Notons cependant qu’à l’exception du court intermède du sabbataïsme (voir page 97), les kabbalistes sont toujours restés très soucieux de respecter la loi juive (la halakha). Seule l’interprétation qu’ils pouvaient en donner était différente de celle du codificateur Maïmonide. Enfin signalons encore, pour terminer, que le principal ouvrage donnant toutes les règles que doit respecter un juif, le Choulhane Aroukh, a été rédigé par un rabbin kabbaliste, Joseph Caro (1488-1575), lequel a commenté et expliqué les passages les plus difficiles du Zohar. On pouvait donc parfaitement être kabbaliste et rabbin scrupuleux de la halakha.

Rôle et fonction des mitsvoth

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Les mitsvoth, ce sont les commandements que doivent respecter les juifs pieux et orthopraxes. Ils sont au nombre de 613. Certains concernent les hommes, d’autres les femmes ou encore les prêtres. Certains ne doivent être respectés qu’à Jérusalem, certains consistent en l’obligation de faire quelque chose (comme, par exemple, circoncire sont fils ; ce sont les commandements positifs), d’autres consistent

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en une interdiction (comme, par exemple, s’abstenir de certaines viandes : ce sont les commandements négatifs). Maïmonide, nous l’avons dit, a essayé de classer ces commandements et de leur trouver une base rationnelle. Pour les kabbalistes, le problème est tout autre. Les commandements sont certes une obligation, mais cette obligation possède un sens intrinsèque : les mitsvoth influencent ce qui se passe dans le ciel, ils ont une influence sur Dieu. Ne pas respecter les mitsvoth, c’est agir de manière négative sur la Rédemption. Pour les kabbalistes, les mitsvoth préexistent à la naissance du monde, ils sont intemporels (comme la Thora, la source des mitsvoth). C’est la raison pour laquelle il faut continuer à étudier tous les mitsvoth, même ceux qui sont devenus « caducs » du fait de la destruction du Temple.

Orthopraxie

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Type de comportement religieux où tous les actes quotidiens laïcs ou religieux sont exécutés conformément aux commandements de la religion. Le fidèle orthopraxe refusera, par exemple, de manger certains aliments interdits par la religion. Pour l’orthopraxe, c’est l’observance des obligations de vie qui est le fait déterminant de l’appartenance religieuse. L’orthopraxie concerne essentiellement la religion juive (où le fidèle doit observer dans les 613 commandements de Dieu ceux qui s’appliquent à sa personne) et l’islam, c’est-à-dire les religions où il n’existe pas de véritable séparation entre la religion et la vie privée. Ainsi que nous l’avons déjà dit, la plupart des kabbalistes sont orthopraxes et très respectueux de la loi juive (halakha). Ce n’est qu’au niveau des motifs et des explications qu’ils s’opposent au judaïsme rabbinique. Néanmoins, nous le verrons, étant mystiques, ils ont nettement moins le sens de la communauté dans la prière (bien que cette affirmation historiquement exacte soit mise en brèche dans le hassidisme).

1. La kabbale des docteurs juifs

En quoi consiste la vie d’un kabbaliste ?

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Comme tout juif pieux, et le kabbaliste l’est certainement, la vie religieuse est rythmée par la prière, les commandements (mitsvoth) et le repos du sabbath, auquel on se prépare toute la semaine. Comme tout juif pieux, le kabbaliste consacre une partie de son temps à l’étude et à sa famille (une règle interdisait même l’étude de la kabbale au juif non marié et sans enfants). Qu’est-ce qui le distingue, dès lors, des autres juifs pieux ? Pas grand-chose sans doute si ce n’est le sentiment de participer de manière plus active aux desseins de Dieu (un peu à la manière des carmélites, si j’ose cette comparaison) et de participer activement à la restauration de la divinité, au tiqoun (il en sera dit davantage sur cette « réparation » de la divinité dans l’article consacré au tsimtsoum, voir page 90). Cette participation se concrétise par une prière plus intense, plus intentionnelle, plus longue aussi et, dans certains cas, par des exercices ascétiques et une liturgie particulière. Le kabbaliste a la ferme conviction que sa prière agit sur la puissance divine : ce n’est donc pas une prière personnelle, une demande qu’il adresse à Dieu mais une prière qui agit sur la restauration divine. Ainsi, la kabbale estime que le milieu de la nuit (minuit) est le meilleur moment de la journée pour la prière et pour l’étude. Nombre de kabbalistes se lèvent ainsi peu avant minuit pour prier. Certains kabbalistes, sans pour autant être des anachorètes, s’éloignent quelques jours de leur famille et des villes pour des retraites mystiques afin de s’unir davantage à la divinité (ce qu’on appelle le dévékouth, l’union mystique). Cet éloignement, cet isolement porte le nom de hitbodebout et était pratiqué exclusivement par les kabbalistes car dans la tradition juive classique l’isolement n’est pas recommandé et l’on attache, au

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Comprendre la kabbale

contraire, une grande importance à la vie communautaire, à la prière en commun (il faut être au minimum dix pour dire valablement les prières publiques) et aussi à l’étude en commun (ainsi, pour ne donner qu’un exemple, le Talmud s’étudie toujours avec un compagnon d’étude). Outre la prière intense, l’hitbodebout (esseulement), l’ascèse, le jeûne, les mortifications (qui, par ailleurs, ne sont pas non plus, des habitudes juives classiques), le kabbaliste utilise différentes techniques (dont des méthodes respiratoires et le pleurement mystique) pour parvenir à la dévékouth (attachement à Dieu pour le judaïsme rabbinique mais union mystique avec Dieu pour les kabbalistes). On le voit, « presque rien » et pourtant « presque tout » sépare le kabbaliste du juif « traditionaliste ». Ce qui est important à retenir, c’est que le kabbaliste accorde une importance primordiale au contact qu’il peut obtenir avec Dieu. Pour ce faire, il est prêt à tout : à l’ascèse, à se lever la nuit, à pratiquer des exercices respiratoires, à méditer des heures sur des lettres ou des mots, etc.

Pleurement mystique

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Le pleurement mystique est proche du don des larmes que l’on rencontre dans le christianisme. C’est le don que possèdent certaines personnes de laisser couler des larmes de joie, des larmes qui ne dépriment pas le cœur. Ces larmes surgissent suite à une sainte tristesse, c’est-à-dire suite à une tristesse inspirée par l’amour de Dieu lorsque ces personnes prennent conscience du fossé qui existe entre elles et Lui (la position des kabbalistes est, on le devine, légèrement différente). Ces larmes, disent les théologiens chrétiens, peuvent éteindre les feux de l’enfer.

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Existe-t-il encore des « secrets » de la kabbale ?

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Ainsi que nous l’avons dit, vers les 12e-13e siècles, les kabbalistes décidèrent de mettre par écrit leur enseignement ésotérique. C’est à ce moment que furent publiés les grands ouvrages mystiques (Sefer Yetsira, Sefer ha-Bahir, les écrits d’Isaac l’Aveugle, etc.) dont la production culmine avec le Zohar, le Livre de la Splendeur. Les différentes interprétations ésotériques des textes sacrés sont ainsi mises à nu, offertes à la lecture non seulement des juifs initiés mais également de tous les juifs et également des chrétiens (voir le chapitre consacré à la kabbale chrétienne, page 112). C’est l’époque également où Abraham Aboulafia (le fondateur de la kabbale extatique) explique dans ses ouvrages, le plus simplement du monde, les techniques respiratoires et autres qu’il utilise pour parvenir à l’état extatique. Mais ne nous y trompons pas, malgré Aboulafia, la plupart des kabbalistes répugnent à coucher par écrit le détail des techniques et méthodes qui leur permettent d’entrer dans la méditation et dans l’extase bien que ces techniques ne doivent en fin de compte guère différer des techniques utilisées par les chrétiens, les soufis (mystiques musulmans) et les bouddhistes (yoga). Ainsi, on a la certitude que les techniques de méditation enseignées par Isaac Louria (1534-1572), à Safed, et dont le hassidisme est l’héritier, n’ont pas été complètement consignées par écrit par ses disciples (luimême n’ayant quasi rien écrit). Dans le même ordre d’idée, G. Scholem écrit 6 que « dans la yeshiva [école] kabbalistique Bet-El de Jérusalem, l’instruction pratique sur la méditation fut transmise oralement pendant près de deux cents ans, et ceux qui étaient initiés à cette forme de kabbale refusaient de rendre publics les détails de leur méthode ». Notons cependant qu’il existe une différence fondamentale pour ce qui concerne le support de la méditation entre les

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kabbalistes, les chrétiens et les bouddhistes. Le christianisme étant christocentré, le support de la méditation des chrétiens est quasi exclusivement le Christ ou l’un des instruments de la passion ; les bouddhistes, eux, utilisent différentes méthodes dont les créations mentales (bhâvanâ) qui consistent à se concentrer sur un objet imaginaire de manière à ce qu’il devienne aussi clair qu’un objet réel et la répétition des mantras (répétition de syllabes). Les kabbalistes, par contre, n’utilisent que des sujets abstraits comme, par exemple, le Tétragramme ou les lettres de l’alphabet. Cette différence, on s’en rendra compte, est significative et explique pourquoi des kabbalistes extatiques (comme Abraham Aboulafia) se sont tellement intéressés à la guématria (c’est-à-dire l’utilisation herméneutique de la valeur chiffrée des lettres).

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Pentacle Le pentacle doit son nom à ce qu’il contient habituellement une étoile à cinq branches. Ce sceau magique contient en outre divers caractères hébraïques ainsi que des dessins géométriques. La kabbale, dans sa partie magique, a beaucoup utilisé les pentacles réputés pour protéger les hommes et les femmes contre les divers dangers de la vie. Un pentacle nécessite d’être interprété en utilisant les divers systèmes de décryptage utilisés par les kabbalistes (l’un des plus utilisés étant la guématria ou décryptage mathématique des mots).

1. La kabbale des docteurs juifs

Existe-t-il encore des kabbalistes ? Oui, si l’on songe aux religieux qui continuent à se servir des méthodes de la kabbale (prière intense, intention mystique, méditation, etc.) pour arriver à une union mystique avec Dieu (dévékouth). Oui, si l’on considère que le hassidisme, aujourd’hui très présent, est aussi un héritier de la kabbale. Oui, si l’on pense aux différents universitaires qui depuis une cinquantaine d’années (et de plus en plus nombreux) déchiffrent et analysent les grands textes de la kabbale. Non, si l’on constate qu’il n’existe plus aujourd’hui de véritables penseurs kabbalistes et que l’on se contente d’étudier le passé sans que de nouvelles idées, de nouvelles théories, un nouveau système ne soient proposés. On pourrait dire, sans trop se tromper, que la théologie de la kabbale est aujourd’hui au point mort. Notons que ceci n’a rien d’étonnant car sous l’action du Judaïsme des Lumières (haskalah), la kabbale a été presque complètement abandonnée et le peu qu’il en reste (après la Shoah qui a, ne l’oublions pas, détruit des pans entiers de la civilisation juive) est aujourd’hui concentré dans le hassidisme, lequel ne manifeste pas un très grand zèle pour les créations intellectuelles.

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Signalons également que de nombreux penseurs chrétiens ou laïcs, des peintres, des cinéastes, des romanciers se sont intéressés à la kabbale qui aurait, disent-ils, influencé leurs œuvres. Même si cela est exact, il n’ont pu rendre dans leurs œuvres que des manifestations folkloriques ou populaires de la kabbale, ce qui n’est pas sans intérêt mais ne fait pas d’eux des kabbalistes.

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Comprendre la kabbale

Quelle est l’influence de la kabbale sur le judaïsme ? Si l’on avait posé cette question à un juif du 19e siècle, il aurait répondu qu’elle est nulle. Si l’on pose cette question à un juif du 21e siècle, il répond qu’elle a été certainement très importante mais qu’il est encore difficile, aujourd’hui, de répondre avec précision à cette question car on est très loin d’avoir dépouillé tous les documents relatifs à la kabbale. Cependant, dira-t-il, il est clair que pendant près de trois siècles (de 1500 à 1800) la kabbale a été la seule théologie du judaïsme et que le livre de base de la kabbale, le Zohar, est considéré comme un livre « canonique ». De plus, dira-t-il, le seul mouvement populaire a avoir mobilisé l’ensemble du monde juif (d’Amsterdam au Yémen), le sabattaïsme, est issu de la kabbale et, d’autre part, le seul mouvement à avoir transformé fondamentalement la religion juive, le hassidisme, est également un fruit de la kabbale. Dès lors, il est clair, dira-t-il, que la kabbale a fortement influencé le monde juif. Pour G. Scholem, le grand spécialiste de la kabbale, la kabbale « a été l’un des plus puissants courants qui aient jamais affecté l’évolution interne du judaïsme, tant diachroniquement que synchroniquement » 7. Dans un but didactique, pour bien montrer l’importance de la kabbale dans le monde juif, nous nous proposons d’étudier son influence dans diverses sphères (religieuse, sociale, halakhite, liturgique, populaire et éthique).

La kabbale a influencé la religion juive de plusieurs manières et, tout d’abord, en lui apportant la dimension spirituelle qui lui manquait suite au chemin rationnel qu’elle avait emprunté après les écrits de Maïmonide. La kabbale a donné un sens religieux à l’Exil des juifs (auquel participe l’exil de Dieu et de la Chekhinah, sa présence 56

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Influence religieuse de la kabbale

1. La kabbale des docteurs juifs

féminine) et a également réaffirmé le sens fondamentalement religieux des divers commandements. Grâce à l’enseignement de la kabbale, le juif sait pour qui et pour quoi il respecte les commandements, il n’ignore plus la fonction de son Exil, lequel est également partagé par la divinité (selon la formule de G. Scholem, « quelque chose de Dieu est lui-même exilé de Dieu » 8). Il sait que grâce à sa fidélité à la religion, ce n’est pas seulement son âme qu’il sauve mais aussi l’âme de tous les hommes et qu’il restaure (tiqoun) la divinité et sa Chekhinah. La kabbale est sans doute la seule religion qui donne une telle importante aux pouvoirs de l’homme, qui l’investit d’un tel rôle, qui le rend non seulement co-responsable de la création mais aussi indispensable à l’Unité de Dieu. Avec la kabbale, l’homme n’est plus un misérable qui doit lutter pour son seul salut mais une étincelle de la divinité ayant un rôle majeur à jouer pour la restauration (tiqoun) de l’Univers et de la divinité. D’ailleurs, n’aurait-il pas mérité d’être kabbaliste celui qui a osé formuler cette incroyable assertion qui résume aussi la thèse fondamentale de la kabbale (Dieu a besoin des hommes) : « Dieu s’est fait homme, pour que l’homme puisse devenir Dieu » (Athanase).

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Influence sociale de la kabbale La kabbale a donné un sens à la vie des juifs, surtout dans les moments difficiles ou dramatiques ; c’est-à-dire après les expulsions d’Espagne puis du Portugal et les pogroms de Chmielnicki. Dans ces périodes pénibles, la kabbale a agi comme un ferment social, regroupant les juifs autour d’une espérance commune. C’est la kabbale qui est à l’origine de la plus grande agitation sociale juive, celle qui pouvait amener au 17e siècle tous les juifs du monde en Palestine : le sabattaïsme. C’est également la kabbale qui est à l’origine du rassemblement des juifs autour d’un personnage saint (le tsaddiq) dans le hassidisme. Enfin, c’est la kabbale qui a donné un sens à la vie de nombreux marranes désirant revenir au judaïsme (techouvah). 57

Comprendre la kabbale

Influence halakhique de la kabbale Les kabbalistes, et c’est proprement extraordinaire, ont toujours (à l’exception de la période anomique et antinomique du sabbataïsme) voulu respecter la loi juive, la halakha, jusque dans ses moindres détails. D’ailleurs de nombreux rabbins kabbalistes étaient également des halakhistes et, rappelons-le, l’auteur du plus fameux ouvrage pratique des lois juives (le Choulhane Aroukh) est un rabbin kabbaliste (Joseph Caro). Malgré cela, vers le 14e siècle, certains rabbins décidèrent de résoudre quelques problèmes halakhiques en les traitant selon les principes de la kabbale. D’ailleurs, la règle partout admise était, pour ce qui concerne les problèmes halakhiques, de se conformer au Zohar lorsqu’il n’y avait pas de règle talmudique précise. Par la suite, en 1609, un rabbin kabbaliste compila toutes les règles de droit édictées par le Zohar et les réunit dans un ouvrage (le Yesh Sakhar). Enfin, signalons l’influence des kabbalistes pour ce qui concerne les dispositions halakhiques de la liturgie (voir plus bas).

C’est sans doute dans ce domaine que l’influence de la kabbale a été la plus forte. En effet, pour les kabbalistes la prière joue un rôle primordial non seulement en tant que commandement de Dieu (mitsvoth) ayant une influence sur la divinité, mais également en tant que moyen de parvenir à l’union mystique avec Dieu (la dévékouth, voir l’article sur la prière mystique et la méditation, page 160). De très nombreuses prières traditionnelles ou à visée mystique ont ainsi été composées par les kabbalistes et, plus tard, ajoutées aux différents offices religieux. Ces prières intègrent les nouveaux thèmes de la kabbale tels que la transmigration des âmes (gilgoul, voir page 141), le tiqoun (voir page 93) et les liens avec les mondes supérieurs (angéologie, séfiroth, voir page 125). Les kabbalistes ont 58

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Influence liturgique de la kabbale

1. La kabbale des docteurs juifs

également influencé l’organisation du chabbat et des jours de fête ainsi que les heures de la prière. Enfin, la kabbale a imprégné jusqu’aux relations sexuelles dont on sait que dans le judaïsme elles sont également réglementées par la halakha. Signalons, en passant, que ce n’est donc pas sans raison que Sabattaï Tsevi, le « faux » messie, prenait plaisir à modifier les prières et les dates des fêtes mais bien parce que cela avait un sens pour les kabbalistes (la place nous manque cependant pour développer, ici, ce sujet par ailleurs fort intéressant et révélateur de la puissance de la kabbale).

Influence populaire de la kabbale

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La kabbale est à l’origine de nombreux comportements magiques. On trouve ainsi son influence dans la distribution des talismans protecteurs et de diverses médailles magiques, dans la pratique des pèlerinages aux tombeaux des grands kabbalistes et des tsaddiq du hassidisme, dans la fréquentation des astrologues et des chiromanciens, etc. Déjà au 15e siècle, le succès de la ville de Safed (où vinrent s’installer de nombreux kabbalistes et d’où partit la kabbale lourianique) est dû à la présence des tombeaux de grands kabbalistes (c’est là que la tradition place la vie terrestre des rabbins mythiques de l’Antiquité, Siméon bar Yohaï et rabbi Akiva). Nous n’insisterons pas davantage sur ce sujet d’autant plus que cette kabbale populaire est loin d’être oubliée et constitue, sans doute aujourd’hui, la part la plus importante du mouvement kabbalistique tant en Israël (où les rabbins n’hésitent pas à se mêler à la vie politique en faisant étalage de leurs supposés « pouvoirs ») qu’aux États-Unis ou dans d’autres pays (certaines vedettes de la chanson n’hésitent pas à ce déclarer kabbalistes, voir le chapitre La kabbale et les sectes, page 118). Plus intéressante est l’influence de la kabbale dans le domaine de la Aggadah (genre littéraire juif composé essentiellement de récits), domaine dans lequel les kabbalistes créèrent de nouveaux matériaux concernant aussi bien le récit de la création que les faits et gestes des 59

Comprendre la kabbale

grands personnages bibliques. D’ailleurs, toutes les légendes et historiettes admirablement contées dans le hassidisme ont également une origine kabbalistique. Terminons en notant que de nombreux récits populaires juifs trouvent leur substance dans des thèmes kabbalistiques comme le dibbouk, l’angéologie, Lilith, le golem, etc. C’est malheureusement cette part grandissante du courant populaire qui a discrédité la kabbale aux yeux de nombreux historiens et spécialistes des religions et est encore responsable de la crainte qu’inspire toujours la kabbale en tant que force populaire.

Influence éthique de la kabbale La kabbale est également à l’origine d’une importante littérature morale (musar ou moussar) et éthique dont le but est d’indiquer au juif la voie de la communion mystique avec Dieu en lui précisant ce qui est favorable ou défavorable pour parvenir à cette union. On pourrait écrire des livres entiers sur la morale de la kabbale, contentons-nous, ici, de deux petits exemples (les titres sont de l’auteur) extraits de l’ouvrage de Moïse Cordovero, Le Palmier de Débora (dans la traduction de Charles Mopsik).

Distribution « Que l’on prenne soin de ne pas donner plus que ce que l’intelligence de celui qui reçoit est capable de comprendre, de peur qu’il n’en résulte un dommage (...). »

« À moins de les faire progresser [en les consommant comme nourriture] de degré d’existence en degré d’existence : du végétal à l’animal, de l’animal à l’humain, alors il est loisible d’arracher une plante et d’abattre un animal, assumant ainsi une culpabilité qui est la condition d’un mérite. »

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Culpabilité envers les animaux