DOSSIER Foucault, une politique de la vérité - CNDP

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objectivés que subjectivés par notre rapport à la vérité. La radi- calisation ... à même la matérialité d'une forme de vie singulière, une vérité autre que celle du ...
DOSSIER Foucault, une politique de la vérité LA CRITIQUE, UN DIRE VRAI Frédéric Rambeau

■ 1. « Polémique, politique et problématisations », entretien avec Paul Rabinow, mai 1984, et « Le souci de la vérité », entretien avec François Ewald, mai 1984, in Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, n° 342 et 350, p. 1410 et 1487.

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ans les dernières années de sa vie, en 1984 plus exactement, Michel Foucault propose le terme de problématisation pour désigner ce qu’il nomme aussi le travail critique de la pensée1. Comme il le souligne, ce concept qui apparaît tardivement n’est pas une méthode généralisable ou l’énoncé d’une solution : il explicite une mise en partage de la notion de vérité que charrient déjà toutes les enquêtes du philosophe, sans toutefois être nommée. Ainsi la question de la critique ne s’organise-t-elle pas selon un développement chronologique de l’œuvre. Plus encore, elle contredit l’idée d’un infléchissement tardif de la philosophie foucaldienne vers l’éthique et d’un abandon des questions politiques. C’est ce qu’en 1984 mettra en évidence le dernier cours de Foucault, Le Courage de la vérité, présentant la parrêsia, le dire vrai ou le franc-parler

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La parrêsia (le « dire vrai » dans l’Antiquité), que Foucault étudie dans son dernier cours au Collège de France (Le Courage de la vérité), pourrait bien apparaître, rétrospectivement, comme la formule même des « problématisations » foucaldiennes : une pratique critique grâce à laquelle nous ne sommes plus tant objectivés que subjectivés par notre rapport à la vérité. La radicalisation cynique de la parrêsia rapporte l’éthique du souci de soi du dernier Foucault à l’exigence politique d’une émancipation lucide et rageuse : le rapport à soi est l’élément qui permet au dire vrai d’articuler ses effets dans le champ politique et d’instaurer, à même la matérialité d’une forme de vie singulière, une vérité autre que celle du pouvoir.

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dans l’Antiquité, comme une forme de problématisation privilégiée2. Il est révélateur que l’étude de la parrêsia, qui s’inscrit d’abord dans l’analyse des pratiques de soi et de l’éthique grecque, ait reconduit Foucault au souci politique, à la nécessité de la transformation du monde qu’engage un rapport à soi singularisé par sa relation à la vérité. Dans Le Courage de la vérité, la parrêsia apparaît, rétrospectivement, comme la formule même des problématisations foucaldiennes. Plus précisément, sa pratique sur le mode cynique montre comment la position de l’altérité nécessaire à l’instauration d’une vérité n’est pas celle d’autrui, d’un autre, grand ou petit, mais celle d’une vérification disjonctive. Si donc la question de la critique se dédouble dans celle, éthique, du rapport à soi, c’est qu’elle montre comment le rapport à soi a la capacité d’instaurer une vérité autre que celle du pouvoir. À rebours de l’effacement de la question de l’émancipation au profit d’éthiques personnelles, ce dernier cours conduit à reconsidérer l’éthique du dernier Foucault comme un approfondissement de sa politique de la vérité. Dans l’ensemble de sa trajectoire, la probléLa parrêsia matisation nomme les deux faces de la critique apparaît, foucaldienne, qui en font la complexité et l’inrétrospectivement, certitude. Foucault n’a cessé d’affirmer ce point, comme la formule selon des accentuations différentes, en opérant des même des déplacements immanents aux considérations épisproblématisations témologiques ou au matériau des enquêtes. D’une foucaldiennes part, la problématisation se constitue à même les pratiques discursives et extradiscursives  ; elle est immanente à la dispersion extérieure et matérielle des conduites. D’autre part, elle n’est pas dissociable d’une subjectivation ; elle indique toujours un état d’indécision, de trouble et d’instabilité dans les normes instituées, qui est propice à l’installation d’une relation critique avec ces dispositifs d’appartenance. Elle précède le sujet en déterminant la forme de son expérience. Mais elle désigne aussi une réflexivité impliquant un rapport à soi grâce auquel un sujet advient à lui-même. Définie comme un travail de problématisation, la critique est une pratique à la fois aléatoire et décisoire, incertaine et volontaire. L’enjeu de Foucault n’est pas seulement l’articulation de ces deux faces de la critique, par souci de cohérence ou de systématicité, mais le passage de l’une à l’autre, la dérivation et le décrochage de l’une à partir de l’autre. Ce moment disjonctif est chez lui un moment de vérité. Car c’est le problème de la vérité, d’une vérité cassée en deux, qui est posé par ces deux faces de la critique : comment passer du fait que les relations de pouvoir fonctionnent à la vérité, que le pouvoir est constitutif de la vérité, à la manifestation d’une autre vérité qui ne soit pas celle du pouvoir. Moment de vérité, moment où la vérité devient notre affaire : qu’un rapport à soi puisse se détacher des jeux de vérité selon lesquels les sujets sont fabriqués, ■ 2. Le Courage de la vérité (Le Gouvernement de soi et des autres II), cours au Collège de France, 1984, éd. sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, par Frédéric Gros, Paris, Seuil-Gallimard, coll. « Hautes Études », 2009.

■ 3. « Entretien avec Michel Foucault », 1978, Dits et Écrits, t. II, op. cit., n° 281, p. 864.

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que nous ne soyons plus objectivés mais subjectivés par notre rapport à la vérité. Foucault a indiqué ce qui constituait le cœur de son travail dans une formule désormais célèbre : « l’équivoque de la réalité et de la fiction », « de la constatation et de la fabrication3  ». Ses enquêtes historiques sur la maladie, la folie, la pénalité, la sexualité font usage de documents vrais, de façon qu’à travers eux on ne fasse pas seulement constater une vérité, mais qu’on effectue une expérience produisant une altération du rapport que nous avons à nous-mêmes et au monde où jusque-là nous nous reconnaissions sans problème. L’expérience par laquelle nous arrivons à saisir de manière intelligible certains foyers de problématisation (l’emprisonnement, la pénalisation) et la manière dont nous parvenons à nous en détacher en les percevant autrement sont une seule et même chose. La description de ces problématisations implique un détachement critique. Seulement, ce détachement critique est éminemment paradoxal. Le mouvement par lequel nous prenons du recul par rapport à ce que nous sommes et faisons, par lequel nous le constituons comme objet et nous le réfléchissons comme problème, n’est pas l’acte d’un sujet déjà donné. C’est l’expérience qui est elle-même structurée de manière problématique. La problématisation précède donc la réflexion critique. La pensée telle qu’elle habite les pratiques, même les plus muettes, est problématique, incertaine et inquiète ; et le sujet appartient toujours à une forme déterminée d’expérience qui lui barre tout accès à l’universel. Entre l’une et l’autre passe le mouvement dynamique de la critique. Les problèmes à l’œuvre, y compris dans les pratiques les plus extérieures ou dans l’être le plus immédiat, suscitent, à partir de leur incertitude, une réflexion au travers de laquelle nous modifions notre expérience de la pensée, et à partir de laquelle un sujet peut advenir à lui-même. Le sujet de la critique est produit comme l’effet suscité ou impulsé par une expérience problématique ou par un cas de pensée singulier. Il n’est rien de préalable à la question ou au problème tel qu’il se pose dans les termes nouveaux où on le formule, il en est au contraire la conséquence ou le résultat nécessairement provisoire. C’est l’objet, l’expérience ou le cas qui devient sujet de sa propre pensée. La problématisation n’est pas ce qui s’énonce « au sujet de l’objet », elle est elle-même sujet sans objet, sujet de l’expérience de la pensée. Il y a donc autant de sujets de la critique qu’il y a d’objets différents ou de formes différentes de critique, autant de subjectivations que de problématisations singulières. Pourtant, quand Foucault cherche à définir la critique, en 1978, c’est bien une volonté et des plus décisoires, un acte de décision et de liberté qu’il met en avant et qu’il présente comme une forme générale et une condition de la réflexion critique. « Et s’il faut poser la question de la connaissance dans son rapport à la domination, dit-il, ce serait d’abord et avant tout à partir d’une certaine volonté décisoire de n’être pas gouverné, cette volonté décisoire, attitude à la fois individuelle et collective de sortir, comme disait

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Kant, de sa minorité. Question d’attitude4. » Comment est-il possible que le point critique qui destitue le sujet de toute sa souveraineté, le point par où son émergence elle-même devient aléatoire et contingente, soit aussi celui où s’affirme sa décision, le pouvoir de sa liberté, de son indépendance, pour ne pas dire de son autonomie ? Comment l’impersonnalité du travail critique de la pensée peut-elle donner lieu à l’affirmation d’un rapport à soi ? C’est que les relations de pouvoir telles qu’elles fonctionnent en rapport avec des procédures de véridiction impliquent le rapport à soi et la liberté des sujets. En analysant les relations de pouvoir comme des procédures de gouvernementalité fonctionnant selon des jeux de vérité, et non plus comme l’émanation d’un pouvoir substantiel et dominant, Foucault implique nécessairement l’existence d’un rapport à soi et d’une liberté sans lesquels il serait tout bonnement impossible d’orienter, de contrôler, de déterminer ou de délimiter la conduite des autres. La manière dont les jeux de vérité peuvent être liés à des relations de pouvoir (ce que Foucault nomme aussi la politique de la vérité) fait ainsi valoir la matière même de l’éthique : le rapport à soi et la liberté du sujet. C’est ce qui explique que, dans sa conférence de 1978, Foucault fasse de la critique une vertu, redéfinissant l’Aufklärung comme un êthos, une attitude critique qui a pour fonction « le désassujettissement dans le jeu de la politique de la vérité ». La définition de la critique comme l’art de ne pas être tellement gouverné est proposée dans la conférence de 1978 intitulée « Qu’est-ce que la critique ? » Sa reprise en 1984, dans « Qu’est-ce que les Lumières5 ? », fait plus clairement apparaître sa ligne de force. Foucault ne propose pas, soudain, de revenir à Kant, mais de faire le chemin en sens inverse, de restituer la tension, ouverte par l’Aufklärung et dénouée par la critique kantienne, entre les manières de gouverner et les formes de savoir reconnues comme vraies. Foucault réactive le geste de l’Aufklärung, cette attitude spécifique apparue en Occident à dater grossièrement des XVIe  et XVIIe  siècles en réponse à la grande inquiétude autour de la manière de gouverner : que la contrainte du gouvernement imposée au sujet soit soumise à une évaluation rationnelle et réfléchie, selon une perpétuelle question qui serait : comment ne pas être gouverné comme cela, par cela, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés. Mais cette réactivation de l’Aufklärung suppose son décalage avec la définition kantienne de la critique qui a en réalité recouvert, et forclos, la question de l’Aufklärung en la posant essentiellement au savoir. C’est depuis ce décalage que se sont développées les voies de définition de la critique centrées exclusivement sur la connaissance. La réactivation foucaldienne des Lumières suppose une critique de la critique, une critique de cette critique définie comme une enquête sur la légitimité des modes du connaître, visant à repérer ces défauts de légitimité ■ 4. « Qu'est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », conférence du 27 mai 1978 à la Société française de philosophie, publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, avril-juin 1990, p. 52. ■ 5. « Qu'est-ce que les Lumières ? », 1984, Dits et Écrits, t. II, op. cit., n° 339, p. 1381.

■ 6. « L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », entretien du 20 janvier 1984, ibid., n° 356, p. 1543. ■ 7. Leçon du 1er février 1984, Le Courage de la vérité, op. cit., p. 3.

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qui induisent des effets de domination, comme une réflexion prétendant fixer la destination légitime de la connaissance grâce à laquelle les effets de coercition pourront être dissipés. À cette définition de la critique, Foucault substitue une enquête sur les jeux de renvoi et d’appui qui peuvent être repérés entre les formes de savoir et les relations de pouvoir, une enquête qui ne fasse pas jouer d’emblée la perspective de la légitimation sise dans les termes de connaissance et de domination. La critique des formes de savoir (l’archéologie) ira du fait de l’acception ou de la légitimation d’un système au système de l’acceptabilité. La critique des relations de pouvoir (la généalogie) considérera les effets des relations stratégiques comme des événements, appartenant à un champ de possibles, d’ouvertures et d’indécision, de retournements éventuels. C’est la mise au jour de ce jeu entre véridiction des discours et gouvernementalité des conduites qui instaure une attitude, qui produit un rapport à soi singularisé par la volonté de ne pas être gouverné de telle ou telle manière, par une indocilité réfléchie. C’est ce jeu qui ouvre par ses décalages, ses écarts ou ses non-coïncidences l’espace d’une liberté qui n’est rien de transcendant par rapport à l’expérience mais reste entièrement immanent à ces pratiques déterminées. Que la vertu critique soit celle de ne pas être gouverné de telle ou telle manière indique donc plus qu’une attitude générale, qu’une volonté somme toute indéterminée d’inservitude. De telle ou telle manière, cela veut dire selon telle ou telle procédure de véridiction, c’est-à-dire selon tel ou tel rapport à la vérité. Il n’y a de rapport à soi qu’à travers un rapport à la vérité. On se soucie de soi seulement à travers le souci de la vérité. Cela vient du fait que, selon Foucault, ce souci de vérité est l’axe autour duquel tournent la pensée et la culture occidentales. C’est donc toujours dans ce champ de l’obligation de vérité qu’on peut se déplacer d’une manière ou d’une autre, et parfois contre des effets de domination qui sont liés à des structures de véridiction ou à des institutions chargées de la vérité. Rien n’a pu montrer jusqu’à présent qu’on pouvait définir une stratégie extérieure à cela6. Seulement, le constat qu’on est toujours pris dans ce jeu de l’obligation de vérité, que les relations de pouvoir fonctionnent à la vérité, ne suffit pas, à lui seul, à décrire le rapport entre sujet et vérité. Si le rapport à soi est l’élément dans lequel se formulent des jeux de véridiction et des relations de pouvoir, il ne s’y résout pas pour autant. C’est pourquoi il peut toujours aussi s’en détacher, en singularisant et subjectivant son rapport à la vérité. C’est exactement ce point de dérivation et de décrochage du soi que Foucault trouve et analyse dans la problématisation grecque des plaisirs. Ce qui donne à son enquête sur l’Antiquité, à son «  trip gréco-latin7  » comme il l’appelle en 1984, une valeur démonstrative et non pas seulement narrative. C’est pourquoi le concept de problématisation, forgé à l’occasion de l’enquête sur les Grecs, est si décisif. Sans doute Foucault prend-il le risque d’aplanir les ruptures et les discontinuités de ses recherches en

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les présentant rétrospectivement comme des déplacements d’accent sur un même plan.

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Dans ces trois domaines, écrit-il –  celui de la folie, celui de la délinquance, celui de la sexualité –, j’ai chaque fois privilégié un aspect particulier : celui de la constitution d’une objectivité, celui de la formation d’une politique et d’un gouvernement de soi, celui de l’élaboration d’une éthique et d’une pratique de soi-même. Mais j’ai chaque fois aussi essayé de montrer la place qu’y occupent les deux autres composantes qui sont nécessaires pour la constitution d’un champ d’expérience. Il s’agit au fond de différents exemples où se trouvent impliqués les trois éléments fondamentaux de toute expérience : un jeu de vérité, des relations de pouvoir, des formes de rapport à soi8.

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Mais le concept de problématisation est surtout créé par Foucault pour attester que l’axe du rapport à soi, qu’il n’étudie pour lui-même que tardivement, travaillait déjà en même temps que les deux axes de la véridiction et des pouvoirs. Et, si cette simultanéité des enjeux est si importante, c’est que le rapport à soi est aussi ce qui empêche les deux autres axes de se refermer sur une impasse. La présence d’un rapport à soi dans chaque foyer de problématisation montre qu’il ne cesse de renaître ailleurs et autrement, ouvrant une échappée, relançant le questionnement de la pensée, débloquant notre impuissance à franchir la ligne, à passer de l’autre côté de la vérité du pouvoir, de l’autre côté de ce qu’elle dit ou fait dire. L’axe du rapport à soi trace ainsi la ligne selon laquelle l’éthique foucaldienne creuse la question politique de l’émancipation ouverte par le jeu d’écarts et de décalages entre véridiction et gouvernementalité. Si la question de la critique peut venir s’identifier à celle du rapport à soi, c’est que, tel qu’il dérive des jeux de vérité et des manières de gouverner les autres, le rapport à soi a la capacité d’instaurer une vérité autre que celle du pouvoir. L’art de l’indocilité L’art de réfléchie est un athlétisme de la vérité. l’indocilité Qu’en est-il alors de la parrêsia étudiée dans réfléchie est un le dernier cours de Foucault  ? Pourquoi analyser athlétisme de la les rapports entre sujet et vérité à partir de la vérité parrêsia, plutôt qu’à travers la sexualité ou l’usage des plaisirs qui constitue alors le foyer de problématisation privilégié par Foucault pour élaborer l’archéologie et la généalogie de l’obligation de dire vrai sur soi-même ? C’est précisément ce qu’elle apporte au dédoublement de la notion de critique qui permet d’expliquer l’importance que la parrêsia prend chez le dernier Foucault par rapport aux autres pratiques qui articulent dire vrai et manière de gouverner, comme le guidage spirituel ou la direction de conscience. Dans la parrêsia, notamment dans sa modalité cynique, le rapport à soi est ce qui disjoint le dire vrai philosophique et les modes de gouvernementalité politique. La spécificité de la parrêsia, relativement aux autres pratiques du dire vrai sur soi-même qu’il étudie à cette époque (celle du pénitent et de ■ 8. « Polémique, politique et problématisations », mai 1984, Dits et Écrits, t. II, op. cit., n° 342, p. 1415.

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son confesseur, du dirigé et du directeur de conscience, du malade et du psychiatre, etc.), tient à ce que Foucault s’aperçoit rapidement que, quelle que soit l’importance de cette notion dans le domaine de la direction de conscience ou du conseil d’âme, son origine est ailleurs. La parrêsia est d’abord, fondamentalement, une notion politique. Enracinée originairement dans la pratique politique et dans la problématisation de la démocratie, elle aura ensuite dérivé vers la sphère de l’éthique personnelle et de la constitution de soi. C’est sur cette disjonction entre les sphères éthique et politique qu’enquête Foucault dans son dernier cours. La dérivation éthique de la parrêsia suppose en fait son détachement du mode démocratique de gouvernement auquel elle était pourtant, à l’origine, ajustée selon un cercle vertueux. Le bon ajustement entre le dire vrai et la démocratie correspond au maintien de la différence indispensable mais fragile introduite par l’exercice du discours vrai dans la structure démocratique. Le personnage de Périclès est emblématique de ce circuit de la parrêsia politique. Dans le cadre de l’égalité accordée à tous les citoyens et de la liberté pour chacun de participer aux décisions, ceux qui prennent la parole persuadent les autres en exerçant sur eux leur ascendant et leur commandement par un logos qui doit être un discours vrai. Un dire vrai qui nécessite de manifester son courage devant une situation polémique d’affrontement. Par là, le dire vrai introduit aussi forcément une césure dans la démocratie. Il ne peut y avoir de dire vrai que par la démocratie et sa structure égalitaire, mais seuls quelques-uns peuvent dire vrai et exercer leur ascendant sur les autres. La démocratie ne subsiste et ne traverse ses crises que par le dire vrai. Mais, parce que celui-ci ne se produit que dans la rivalité ou l’affrontement, il est toujours aussi menacé par la démocratie d’être réduit au silence. Ce double paradoxe va mettre en crise la parrêsia politique  : soit en effaçant la différence du discours vrai au profit de l’opinion et de l’intérêt privé de tout un chacun, soit, si la parrêsia reste un dire vrai, en exigeant du parrésiaste un courage qui risque de ne pas être honoré par la démocratie. Une différenciation éthique entre les sujets parlants devient alors indispensable pour que la vérité puisse être dite dans le champ politique (ce sera d’ailleurs le ressort des critiques platoniciennes et aristotéliciennes de la démocratie). C’est alors que changent la cible et l’objectif de la parrêsia. Le droit détenu par un sujet de donner son avis à la cité et par là d’exercer son influence sur le corps des citoyens devient une pratique qui prend ses effets dans l’âme de l’individu, qui vise la formation d’une manière d’être et de se conduire. Le salut de la cité passera désormais par la transformation de l’êthos du sujet. Socrate est celui qui aura opéré ce déplacement de la parrêsia politique vers une parrêsia philosophique et éthique. Il fonde un dire vrai qui a pour préoccupation le souci de soi et qui est, par rapport à la politique, en retrait, en position d’extériorité. Le souci de soi casse donc le cercle vertueux de la parrêsia politique : il dissocie le dire vrai et les techniques de gouvernementalité et, ce faisant, creuse l’espace d’une inquiétude et d’une incertitude, d’un questionnement permanent à l’égard des modes de relation indirecte entre les deux. Voilà pourquoi c’est, selon Foucault, de l’impératif socratique de s’occuper de

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soi-même, de se fonder en liberté par la maîtrise de soi que dérive, jusqu’à un certain point, la fonction critique de la philosophie. Car, si le rapport à soi creuse l’espace d’une différence, il est aussi en retour l’élément qui permet au dire vrai d’articuler ses effets dans le champ politique du gouvernement des hommes. Mais, justement, cette articulation, cette relation indirecte et de non-coïncidence entre les deux ne peut prendre que la forme d’un problème. La politique n’est pas le principe constituant la parrêsia, elle ne fournit pas non plus de solution qui permettrait d’en régler le sort. Mais c’est du point de vue ou à partir du rapport à soi que la parrêsia pose problème à la politique. Les problématisations de Foucault, comme la parrêsia socratique qu’il investit, ne relèvent pas de cette forme de critique qui, sous prétexte d’un examen méthodique, récuserait toutes les solutions possibles, sauf une qui serait la bonne et pourrait servir alors de programme politique. Elles élaborent un domaine de faits, de pratiques et de pensées qui posent problème à la politique9. La philosophie n’a pas à dire au pouvoir que faire ou quelles sont les meilleures manières de l’exercer. Mais il est indispensable qu’elle dise vrai par rapport à la politique, parce que c’est dans ce rapport qu’elle fait l’épreuve de sa réalité, celle d’une opération critique de vérification. Cette extériorité rétive, obstinée et insolente du dire vrai à l’égard de la politique anime la pratique cynique de la parrêsia, issue du dire vrai socratique. Parmi toutes les formes de parrêsia étudiées par Foucault, celle de Platon (qui prendra la forme du conseil au prince), celle des stoïciens ou des épicuriens, la parrêsia cynique est sans doute la plus proche de sa propre pratique. Et, dans l’entretien de  1978 par lequel j’ai commencé, Foucault présente lui-même ses livres-expériences comme des « invitations, des gestes faits en public10 ». La parrêsia cynique occupe plus de la moitié de son dernier cours. Comme si, à peine quelques mois avant sa mort, il avait dit par ce biais ce qu’il avait fait toute sa vie, comme s’il avait atteint, la dernière année, ce point de souveraine liberté dont parle Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ?, cette « nécessité pure où l’on jouit d’un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l’avenir un trait qui traverse les âges11 ». Que font les cyniques ? La vie cynique est certes codée par des formes ou des caractéristiques très précises et très reconnaissables  : l’homme au bâton, à la besace, au manteau, à la barbe hirsute, l’homme sale et pieds nus, l’homme de l’errance, de la pauvreté, de la mendicité. Mais ces codes n’ont pas pour but de mettre en harmonie le mode de vie avec le discours. Le cynique fait de la forme d’existence elle-même, de la vie au sens le plus matériel et le plus concret, la présence immédiate de la vérité. Quand Diogène se masturbe en public, son geste est une manifestation de cette vie non dissimulée qui, dans la tradition de l’éthique grecque, définit la vie selon la vérité, selon l’alêtheia, la vie dont on n’a à rougir devant personne et qui peut donc se vivre sous le regard de tous. C’est ce principe ■ 9. « Polémique, politique, problématisations », ibid., p. 1413. ■ 10. « Entretien avec Michel Foucault », ibid., p. 866. ■ 11. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 7.

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que le cynique vérifie en l’appliquant directement dans la réalité matérielle et quotidienne. C’est son prolongement grimaçant qui disjoint le principe d’avec lui-même en faisant apparaître dans cette altération une virtualité du principe, une possibilité restée inaperçue, la formation possible, mais contingente, d’une vie autre. Vérifier les principes de la raison et de l’éthique, les vérifier jusqu’au bout, dans la matière même de la vie, cela revient à produire la différence d’une forme de vie qui en réalité les renverse. C’est une vie radicalement et paradoxalement autre qui constitue le mode d’apparaître critique de la vérité. Le geste cynique témoigne ainsi de la position de l’altérité indispensable à l’instauration de la vérité. Mais il affirme aussi cette altérité comme une disjonction, une altérité disjonctive. Si le rapport à soi est le ressort du dire vrai, ce n’est pas parce qu’il vérifierait une identité, mais parce qu’il est lui-même la position de cette altérité : ce qui diffère avec soi – un champ de bataille. Sans doute l’animalité cynique est-elle ce qui expose le plus radicalement la différence de cette forme de vie, et le geste par lequel cette différence est produite. Elle porte à sa limite le renversement des principes de la vie sage. Les cyniques poussent le principe éthique de l’indexation du logos sur la nature jusqu’à faire de la nature elle-même, la nature dans sa réalité concrète, comme celle de l’animal, le seul principe de conformité pour définir la vie vraie. Mais parce qu’elle est une conséquence de ce renversement, l’animalité cynique se sépare aussi bien d’un quelconque retour à la nature. L’altérité qu’elle instaure dans les modes de vie n’est pas celle, donnée, d’un ordre naturel. La position cynique de l’animalité, le « devenir animal » du cynique est un exercice spirituel, l’affirmation d’une disjonction avec soi. C’est une épreuve, un défi à relever. Par une série de retranchements et de renoncements, le geste cynique creuse l’existence jusqu’à sa couche la plus élémentaire  : l’animalité comme ce qui résiste absolument, une guérilla avec soi-même, un combat entre soi lancé comme un scandale à la face des autres. C’est en devenant non pas philosophe, mais éhonté, mendiant, animal, que le cynique rend visible la singularité d’une forme de vie différenciée par la vérité. Et, en retour, ce devenir non philosophe induit, suscite un devenir philosophique des autres modes de vie auxquels il s’adresse. Si bien qu’à partir de cette disjonction, c’est tous les autres, les hoi polloi, les autres dans leur grand nombre, qui sont invités et provoqués à vivre cette vie, à expérimenter cette puissance disjonctive de la vérité et son effet dans le sujet. À la différence des formes traditionnelles de prosélytisme, celles des sectes ou des écoles de l’Antiquité qui forment, éduquent un petit nombre, un nombre privilégié auquel on apprendra à mener une vie bienheureuse et souveraine, les cyniques, eux, s’adressent au plus grand nombre. Ils empruntent la voie brève du geste et de l’exercice. Leurs performances n’enseignent rien, n’éduquent personne. Ce sont des secousses qui convertissent brusquement à la nécessité de changer de monde. Elles visent à détruire non pas seulement les vices et défauts des individus, mais les lois et les institutions qui reposent sur eux. Ainsi, le thème de la vie philosophique

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DOSSIER FOUCAULT, UNE POLITIQUE DE LA VÉRITÉ

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et de l’éthique du souci de soi s’est-il désajusté, renversé et dénaturé dans une vie de combat, une vie de chien de garde qui discrimine en aboyant, une vie de lutte menée contre soi et pour soi, contre les autres et pour les autres. La vie cynique est une vie militante : « [U]ne militance, écrit Foucault, en milieu ouvert, un militantisme ouvert, universel, agressif, un militantisme dans le monde, contre le monde12. » La grimace cynique n’est-elle pas aussi bien l’image lucide et rageuse de nos propres identifications aux principes et aux solutions qui nous gouvernent, telle que Foucault nous l’a férocement réfléchie ? En étudiant les formes de déviance que nos sociétés ont construites et exclues dans le processus de définition de leur propre identité, il a fait apparaître ces sociétés elles-mêmes comme déviantes : leur médecine comme maladie, leur raison comme folie, leurs formes de châtiment comme criminalité, leur libération sexuelle comme forme d’assujettissement. Mais pour chaque nouvelle problématisation, à chaque nouveau lancer de dés, La tâche du dire il nous aura aussi indiqué un rapport à soi enfoui, vrai est un travail plié dans les rets du pouvoir mais toujours renaisinfini sant, ouvrant la possibilité d’un nouveau désajustement du contemporain. Le fait que la critique ne propose pas de solution à des problèmes déjà donnés mais crée de nouveaux problèmes qui sont autant de raisons d’interroger la politique est dû non pas à son incapacité ou à sa propre impuissance, mais à l’insistance des questions auxquelles la pensée répond par des problèmes et non par des solutions. Ce qui veut dire qu’à ces questions, il n’y aura pas de solutions scientifiques mais pas non plus de solutions politiques. Et c’est bien la collusion entre les deux que Foucault n’aura cessé d’interroger, et qu’il formule finalement dans le concept de problématisation. Il n’y a pas de formule politique qui soit de nature à résoudre la question du crime, de la folie ou de la sexualité. Il n’y a pas à attendre de la politique les formes dans lesquelles ces expériences cesseraient de faire problème. C’est précisément ce qui maintient ouvert le travail infini de la liberté. Les problématisations foucaldiennes auront creusé et tenu l’écart qui préserve des deux catastrophes que sont pour la pensée critique l’indifférence à la vérité et la prescription du vrai : Rien n’est plus inconsistant qu’un régime politique qui est indifférent à la vérité ; mais rien n’est plus dangereux qu’un système politique qui prétend prescrire la vérité. La fonction du dire vrai n’a pas à prendre la forme de la loi, tout comme il serait vain de croire qu’elle réside de plein droit dans les jeux spontanés de la communication. La tâche du dire vrai est un travail infini : la respecter dans sa complexité est une obligation dont aucun pouvoir ne peut faire l’économie. Sauf à imposer le silence de la servitude13.

Frédéric Rambeau Maître de conférences au département de philosophie de l’université Paris 8 ■ 12. Leçon du 21 mars 1984, Le Courage de la vérité, op. cit., p. 262. ■ 13. « Le souci de la vérité », Dits et Écrits, t. II, op. cit., p. 1497.