LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE ET L'AUTORITÉ - CNDP

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Président de la Fondation nationale des sciences politiques. L' attitude des Français face à l ' a u t o rité, au cours de leur histoire,. p a rticipe d'un double héri t ...
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Migrants-Formation, n° 112, mars 1998

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE ET L’AUTORITÉ René RÉMOND (*)

L’ attitude des Français face à l’autorité, au cours de leur histoire, p a rticipe d’un double héri t age contradictoire : le culte de l’État et une inclination à la contestation. Après la commotion de 68, compa rable sur ce point à celle de 89, l’État a peu à peu cessé de contrôler les conduites personnelles, en même temps qu’un consensus s’installait sur des règles constitutionnelles ins tituant un pouvoir à la fois républi cain et monarchique. Le développement de nouve l l e s formes de violence marque cependant que la réconciliation de la société f rançaise avec l’autorité est loin d’être accomplie.

La notion d’autorité est très ancienne. L’étymologie l’atteste : le mot qui nous vient du latin, auctoritas, témoigne que le concept existait déjà dans l’Antiquité. L’idée et le mot nous ont été légués par Rome avec la notion d’État. Mais, si le concept a pris dans la tradition juridique romaine un sens précis et un contenu spécifique, la chose et l’idée ne sont pas propres à Rome. Avant d’être une notion, l’autorité a été une réalité, un fait social dans toutes les sociétés. C’est une donnée apparemment universelle. Elle répond à la conviction – fondée ou non, c’est une question et on y reviendra – qu’aucun groupement humain, si petit qu’il soit, de la (*) Président de la Fondation nationale des sciences politiques.

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famille à la société la plus vaste et la plus complexe, ne peut se passer d’autorité : elle est indispensable pour maintenir la cohésion du groupe, pour imposer aux volontés individuelles le respect d’un intérêt présumé supérieur; autrement ce serait la dissolution du groupe, la perte de la l i b e rté collective, dès lors assujettie à une domination ex t é ri e u re. L’admission de l’autorité comme une nécessité, un impératif catégorique, s’accompagne – est-ce inévitable? C’est une deuxième question – d’un autre postulat : l’autorité, ne pouvant être le fait de tous, implique un partage et une séparation tranchée entre un petit nombre appelé à détenir l’autorité et à l’exercer et tous les autres, voués à l’obéissance, sauf à être rejetés par le groupe. Aussi la notion d’autorité est-elle ordinairement associée à celle de hiérarchie et d’inégalité : il en est pour commander et d’autres dont le lot est d’obéir. Dans ces conditions, comment s’étonner que la notion d’autorité ne fasse pas naturellement bon ménage avec les valeurs proclamées et instaurées par la démocratie et qu’elle inspire aux démocrates moins de sympathie que de répugnance et d’inquiétude ? L’idée même d’autorité, avec pour conséquence qu’une minorité doive l’exercer dans l’intérêt du groupe et subsidiairement aussi de celui des individus qui le composent, n’est pourtant pas nécessairement en contradiction avec la conception et la pratique de la démocratie. Les détenteurs de l’autorité peuvent ne pas être toujours les mêmes : s’ils se renouvellent à des rythmes rapprochés, surtout s’ils tiennent leur pouvoir du choix par tous, si donc ils l’exercent par délégation, l’autorité trouve son fondement et son principe dans la référence à la démocratie. Sur ce point aussi il faudra revenir à la lumière de l’expérience. Mais il est vrai – et c’est ce qui explique une défiance tenace des démocrates pour l’idée d’autorité – qu’elle a été traditionnellement associée à une vision élitiste de la société. Surtout, elle dérivait d’une interprétation religieuse qui conférait à toute autorité une légitimité indiscutable. Selon l’adage « Omnis potestas a Deo », quiconque détenait une parcelle d’autorité la tenait directement de Dieu; il l’exerçait donc par délégation. Cette relation de toute autorité à une origine religieuse ne garantissait pas que toute décision était conforme à la volonté divine, mais il n’appartenait pas aux inférieurs, aux subordonnés, de la contester ni de douter de sa sagesse. Si le comportement des autorités contrevenait à la morale, c’était une affaire entre leur conscience et Dieu : cette délégation ne les affranchissait pas de leurs devoirs ; au contraire, elle aggra9

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vait leur responsabilité, mais le devoir des sujets était de respecter l’autorité en raison de son origine et de l’honorer et de lui obéir. Cette obligation valait aussi bien pour les enfants, qui devaient témoigner à leurs parents respect et obéissance même si ceux-ci méconnaissaient leur devoir, que pour les sujets et, d’une façon générale, pour tout inférieur soumis à l’autorité de supérieurs. Tel était en particulier le système qui régissait les rapports dans la France d’Ancien Régime. C’est par réaction contre cet ensemble de principes et en rupture avec les comportements et les pratiques qui en découlaient que s’est constituée la société moderne, remettant en question la notion même et l’exercice de l’autorité. Car, s’il est vrai que la notion d’autorité est bien une notion universelle, elle a connu toute sorte de variations à travers les âges, en fonction de l’évolution des esprits, et sur le noyau commun se sont greffées presque autant de variantes que de peuples. Dans son rapport à l’autorité, chaque peuple a une tradition propre, qui s’est constituée au cours de son histoire. C’est à inventorier les composantes principales de cet héritage et à rappeler corrélativement les principales expériences de notre pays et les changements qui en ont résulté que seront consacrées les pages suivantes.

Un héritage contradictoire La notion d’autorité et, par voie de conséquence, les attitudes des Français à son endroit restent aujourd’hui encore profondément marquées par le passé, en des sens contradictoires. Les bouleversements des deux derniers siècles depuis la Révolution de 1789 n’ont pas tout effacé des habitudes antérieures, en particulier des siècles de monarchie absolue et administrative : nous gardons dans notre pensée, comme dans nos comportements, quelque chose de l’héritage. La ferveur qu’inspirait la personne du souverain s’est reportée sur l’État. C’est la conséquence du rôle historique tout à fait original joué par l’État dans la formation de la nation ; le fait que la France soit, avec l’Angleterre, le plus vieil État d’Europe n’est pas indifférent. L’État, parce qu’il s’identifie à la nation plus qu’ailleurs, continue à inspirer une révérence exceptionnelle. On s’étonne parfois de la reconstitution autour du chef de l’État d’un phénomène de Cour, qui n’est pas sans rappeler la Monarchie de Versailles ; mais, outre que c’est un trait constant de la nature humaine sous tous les régimes, c’est probablement la résurgence de vieilles habitudes qui n’avaient jamais tout à fait disparu. 10

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Mais un autre trait, de sens contraire, a concouru simultanément à l’originalité du caractère national : un tempérament frondeur, une inclination à contester toute décision prise par l’autorité, une propension à tenir tête au pouvoir central, qui ont suscité au long des siècles une interminable succession de révoltes, de jacqueries, d’insurrections urbaines, de mouvements antifiscaux. La défense des libertés locales a inspiré la résistance des villes et des États provinciaux à l’action des intendants qui s’évertuaient à faire appliquer les ordonnances royales, aussi bien que les insurrections de la Capitale prompte à dresser des barricades au temps d’Étienne Marcel, de la Ligue ou de la Fronde. Cette revendication d’indépendance s’exerçait aussi bien contre l’autorité religieuse que contre l’autorité politique, contre l’Église comme contre la Couronne : le catholicisme, en France, s’est toujours distingué par une nuance d’anticléricalisme plus prononcée qu’ailleurs, qui était moins opposition à l’Église que refus de se soumettre à l’autorité des clercs en d’autres domaines que la foi ou la morale. Les événements de la Révolution sont le triomphe de la liberté sur le pouvoir absolu et du même coup la défaite, au moins provisoire, de l’autorité. Toute l’œuvre de réorganisation de la société et pas seulement dans l’ordre politique s’opère, dans un premier temps, sous le signe de la liberté et aux dépens de l’autorité : dans la famille, le couple, le métier. L’autorité est atteinte dans ses fondements traditionnels ; elle est dépouillée de sa légitimité sacrale ; est récusée sa référence religieuse. Au principe de légitimité par une délégation de Dieu s’en substitue un autre, en relation directe avec le transfert de souveraineté : il n’est plus désormais d’autre légitimité que celle conférée par le choix libre du peuple souverain par l’élection : le sacre est remplacé par la délégation temporaire, toujours précaire, par le corps électoral. Mais, de ce grand mouvement qui était dirigé initialement contre elle sous toutes ses formes, l’autorité par un retournement imprévisible est sortie renforcée. Désormais détachée de ses sources religieuses, libérée de l’hypothèque que faisait peser sur elle la référence à une vision théologique répudiée par l’esprit du siècle, l’autorité puise une légitimité nouvelle dans son origine démocratique : puisqu’elle procède du peuple souverain, qu’elle s’exerce en son nom et dans son intérêt présumé, elle s’impose avec une force qui ne rencontre plus de résistance, ni ne connaît de limites. Ce n’est pas un hasard ni un paradoxe si la période de la Révolution a connu le gouvernement le plus autoritaire de 11

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notre Histoire, avec le Comité de Salut public. L’État étant dorénavant l’expression du peuple souverain, lui désobéir c’est se rebeller contre celui-ci; c’est le pendant du crime de lèse-majesté. La réorganisation du pouvoir par Bonaparte consacre la restauration de l’autorité en politique et les régimes qui lui succéderont s’attacheront tous, même sous des inspirations diverses et parfois contraires, à préserver l’autorité. Parallèlement, la reconstruction de la société sous le Consulat rétablit l’autorité dans la société aussi ; le code Napoléon rétablit l’autorité du mari sur sa femme, des parents sur les enfants. Partout prévaut le principe d’autorité. Si l’autorité reste un sujet de controverse, si les familles politiques se divisent à son propos, leurs différends ne portent pas tant sur sa nécessité, que presque aucune école de pensée ne discute dans son essence, que sur ses fondements religieux ou philosophiques, son origine, ses implications. Pour la droite, l’autorité garde un caractère sacré : elle trouve son principe en Dieu. En contester le principe, en ébranler le prestige, c’est se révolter contre la Providence, c’est porter atteinte au plan de Dieu. Pour la gauche, l’autorité est l’expression de la volonté démocratique : elle n’est donc pas incompatible avec la liberté. Pour les conservateurs, l’autorité se justifie par elle-même. Pour les libéraux, l’autorité n’est respectable que si elle agit en conformité avec les principes de la démocratie et les valeurs qu’elle professe. Pour les premiers, l’autorité est une valeur absolue; pour les seconds, sa valeur est re l at ive tant à ses origines qu’à ses effets. Dans le système de l’intransigeantisme catholique, qui s’est constitué en partie par réaction contre l’affirmation des Droits de l’Homme et qui est au XIXe siècle l’expression majoritaire et seule autorisée par le magistère de la pensée de l’Église sur la société, l’autorité fait partie des valeurs respectées au même titre que l’ordre ou la hiérarchie ; elle appelle obéissance et discipline. Le culte de l’autorité s’étend au domaine des idées et à leur transm i s s i o n : il s’oppose à l’esprit cri t i q u e, au libre examen dénoncé comme esprit d’insoumission et de révolte contre la vérité aussi bien que contre l’ordre. L’école d’Action française, qui traduit en politique ce système de croyances, oppose l’autorité bienfaisante à l’anarchie, dont elle dénonce les funestes effets dans la conduite des sociétés. La gauche, libérale ou radicale, lui oppose, en particulier dans la crise qui éclate à l’occasion du procès Dreyfus, les droits de la raison critique. Par la suite surviendra un armistice et s’établira un modus vivendi ; avec le temps et la pratique de la démocratie, une manière de compro12

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mis s’instaure entre liberté et autorité, sur lequel vivra la IIIe République jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’épreuve de la défaite de 1940 aura des conséquences sur le rapport entre l’opinion et la notion d’autorité. En effet, la Révolution nat i o n a l e, pensant tirer les leçons du désastre, dénonce les méfaits du courant de pensée qui contestait le principe d’autorité, entend en prendre le contre-pied et remet en honneur le culte de l’autorité. Désormais, celle-ci s’exerce de haut en bas, sans référence à l’origine populaire. Le maréchal Pétain exige de tous les Français une obéissance inconditionnelle, aveugle : « Désormais, je vous tiens le langage d’un chef ; c’est lui que l’Histoire jugera. » Ce qui implique que les contemporains n’ont pas à se faire juges. Cette exigence invoque les circonstances et le caractère exceptionnel de l’institution, qui ne se prête certes guère à la discussion ou à la délibération, mais elle se réfère tout autant à un système de pensée qui met l’autorité au centre de la vie politique et en tête des valeurs honorées. Or, l’expérience est un naufrage : à mesure que la guerre se prolonge, que la politique se radicalise, de plus en plus de Français sont conduits à se faire une opinion personnelle, à juger par eux-mêmes, à considérer que toute décision de l’autorité n’est pas ipso facto légitime. Telle est la signification de l’initiative prise par Charles de Gaulle quand il décide de ne pas tenir pour légitime l’armistice signé par un gouvernement qui a pour lui les apparences de la légalité : sa rébellion introduit dans l’espace politique la distinction entre légalité et légitimité. De ce geste date un nouveau ch ap i t re dans les re l ations entre l’autorité et l’esprit publ i c. L’exemple fera tache d’huile : les fonctionnaires, même ceux qu’on appelle fonctionnaires d’autorité, les simples citoyens, sont conduits par un impératif de conscience à désobéir aux ordres du gouvernement. L’Église même, qui faisait traditionnellement aux fidèles un devoir d’obéir au gouvernement établi et de l’obéissance une vertu, est amenée à les en délier. À l’occasion de la loi instituant le Service du travail obligatoire en 1943, consulté par les jeunes chrétiens, ouvriers, paysans, étudiants de son diocèse, le cardinal Liénart, évêque de Lille, répond qu’ils ne sont pas tenus en conscience d’obtempérer à la loi qui les contraint à partir en Allemagne travailler pour l’ennemi : ainsi l’autorité religieuse reconnaît-elle le devoir de désobéissance. L’autorité n’est plus sacrée : elle n’est pas toujours justifiée. Dans le même temps, en sens inverse, la solidarité trop longtemps affirmée d’une grande partie de l’épiscopat avec le gouvernement de Vichy a conduit nombre de catholiques, clercs et laïques, à passer outre aux consignes de la hiérarchie, pour se faire juges de leur devoir. C’est de ce temps que date, probable13

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ment, la première fêlure dans la longue tradition d’obéissance qui faisait des catholiques la communauté la plus soudée et la plus cohérente de la société française. L’ébranlement de la notion et des habitudes d’autorité se prolongera au-delà de l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale : le débat rebondira à chacune des crises nationales que traversera la France après 1945. Ainsi, lors de la guerre d’Algérie, si une partie de ceux qui s’opposèrent à la politique du général de Gaulle sur le sujet et essayèrent de toutes leurs forces de faire obstruction à la marche vers l’indépendance le fit par antigaullisme et nostalgie de la Révolution nationale, d’autres ont retenu la leçon du 18 Juin et pensé agir par fidélité à l’exemple donné par lui.

La commotion de 68 L’autorité a connu une nouvelle épreuve avec le mouvement de 1968, dont l’inspiration fondamentale était essentiellement de contestation de l ’ a u t o rité, sous toutes ses fo rmes et dans toutes ses ex p re s s i o n s . Contestation du savoir acquis et de ses modes de transmission traditionnels dans l’institution universitaire, auxquels on oppose la maxime « Tous enseignants, tous enseignés », qui récuse toute distinction et nie l’autorité de la compétence scientifique. Puis, par extensions successives, rejet de toute autorité, des juges, de la loi, de toute administration, des go u ve rnements, des pat rons dans l’entrep ri s e, des chefs dans l’armée. La récusation de l’autorité s’étend même aux systèmes philosophiques qui avaient jusque-là inspiré les mouvements révolutionnaires et aux appareils qui les traduisent dans l’action politique ; c’est le sens de la dénonciation, par les contestataires de 1968, du parti communiste, de l’expérience soviétique, du stalinisme stigmatisé comme un révisionnisme bureaucratique. Jamais les pensées utopiques qui récusent toute référence à la nature des choses, aux contraintes de la réalité, aux lois de l’économie, à la permanence de la nature humaine n’ont été à pareille fête. À quoi bon une autorité ? On s’imagine que la connaissance progressera par la mise en commun des questions de chacun; de l’accumulation des ignorances sortira un savoir nouveau. En économie, pas besoin de dirigeants : c’est le succès de l’idée d’autogestion, dont l’aventure de Lip écrira le chapitre le plus attachant. Dans sa radicalité, le mouvement de 1968 s’en prend à toute institution soupçonnée d’exercer une pression autoritaire sur les individus. Le concept de pouvoir 14

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connaît alors un usage illimité : on voit partout du pouvoir et on le dénonce ; pouvoir dans la famille exercé par les parents sur les enfants, pouvoir des enseignants sur les élèves et les étudiants, pouvoir des juges. On rêve de fonder la société de demain sur l’abolition de l’autorité. Jean Boissonnat a justement, selon moi, parlé de deuxième révolution individualiste à propos de l’esprit qui triomphe alors, la première étant celle de 1789. De fait, même après que le fleuve sera rentré dans son lit et qu’aura été rétabli le minimum d’autorité indispensable au fonctionnement de la société et aux rapports entre les individus, il est resté quelque chose de la commotion de 68 ; on a beaucoup dit depuis qu’on ne pouvait plus gouverner ni diriger une entreprise, ni commander des hommes, ni juger tout à fait comme avant. À cet égard, dans l’histoire des rapports entre l’opinion et l’autorité, 68 a inauguré une ère nouvelle, comme avait fait naguère la Révolution de 1789. De cette aspiration des individus à l’autonomie, de la revendication de décider par soi-même en dehors de toute règle imposée par une autorité supérieure, les effets se font sentir dans tous les domaines de l’existence, y compris la cellule familiale. À vrai dire, le mouvement n’avait pas attendu la secousse de Mai 1968 : à l’initiative des gouvernements de la Ve République, le législateur avait commencé de modifier substantiellement le droit concernant les rapports entre époux et les relations entre parents et enfants. La femme n’était plus l’éternelle mineure définie par le code civil, qui la faisait passer de la dépendance du père à celle du mari. L’ a u t o rité maritale – notez le terme qui implique référence à l’autorité du mari sur sa femme jusque-là – est supprimée. L’autorité parentale est désormais partagée à égalité entre le père et la mère : la notion de chef de famille, qui était un monopole masculin, disparaît. En 1985 est instituée l’égalité des époux dans la gestion des biens des enfants mineurs.

Vers une réconciliation ? Plus significatif encore est le retrait de l’État de la réglementation et du contrôle des conduites personnelles. Traditionnellement, même dans une conception héritée de 1789, l’État était responsable des bonnes mœurs, garant de l’ordre juridique et de l’ordre moral, les deux ne faisant qu’un et le premier décalquant dans les codes civil et pénal les impératifs moraux. L’État n’était pas neutre, et l’on ne concevait pas qu’il pût le demeurer en ces matières : il défendait l’indissolubilité du 15

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mariage, veillait à la fidélité conjugale et sanctionnait les infractions; il poursuivait l’adultère, punissait les mœurs réputées contre nature et contre la morale, infligeait un statut inférieur aux enfants nés hors mariage, a fortiori adultérins, qui expiaient toute leur vie la faute de leurs parents. C’était autant d’interventions de l’autorité dans la vie privée, contrôlant les conduites individuelles. Depuis une trentaine d’années, cette conception est battue en brèche et la puissance publique a manifestement renoncé à réglementer les comportements et plus encore à sanctionner ce qui était jadis considéré comme déviations ou aberrations. En autorisant en 1967 la contraception, en légalisant en 1975 l’interruption volontaire de grossesse, en donnant son aval aux procréations médicalement assistées, l’État a accepté la dissociation entre la sexualité et la transmission de la vie. Une loi de 1979 a effacé les discriminations entre filiation légitime et filiation adultérine et abrogé les inégalités qui en résultaient. La notion de famille, auparavant réservée aux seuls couples régulièrement unis devant un officier d’état civil et ayant des enfants, englobe aujourd’hui les familles dites monoparentales. Les différences entre couples mariés et concubins tend à s’effacer de plus en plus. On envisage l’institution d’un contrat d’union civile ou sociale dont pourraient bénéficier tous ceux qui vivent à deux, quelle que soit leur relation, et qui leur accorderait la plupart des avantages dont bénéficiaient les seuls couples reconnus légalement. C’est dire que l’autorité a cessé d’intervenir dans l’organisation de la vie privée. Il est remarquable que ces bouleversements ont été le fait de majorités autant de droite que de gauche : quelques-unes des dispositions les plus révolutionnaires et les plus grosses de conséquences ont été adoptées sous la présidence du général de Gaulle par des assemblées de droite. Signe d’un large consensus pour réduire le champ d’intervention de l’autorité. C o n cl u re de ces tendances et de ces innovations que la société s’achemine vers la disparition de toute autorité serait ne pas tenir compte d’autres orientations, en particulier dans l’ordre politique. L’avènement de la Ve République marque en effet une tendance en sens contraire, au renforcement de l’autorité : l’instauration d’une fonction présidentielle, appelée dans l’esprit des fondateurs à être le principal pouvoir, l’affaiblissement de la représentation nationale, l’exténuation de la délibération parlementaire s’inscrivent dans un mouvement de caractère autoritaire. On a pu, non sans raison, définir le régime établi 16

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par la Constitution de 1958 comme une monarchie républicaine : républicaine parce que tous les pouvoirs, y compris celui du président de la République, sont désignés directement par le suffrage démocratique, mais monarchie aussi, car le pouvoir dispose d’une grande autorité. Or cette mutation a été bien acceptée par les citoyens : non seulement ils avaient approuvé en son temps à 80% le projet qui leur était soumis, mais, depuis, l’adhésion aux institutions n’a fait que se renforcer; les neuf dixièmes de nos concitoyens sont attachés à ce qu’il y ait à la tête de l’État un pouvoir fort. L’autorité n’est plus rejetée systématiquement ni synonyme de réaction contra i re à la libert é : l’opinion a pri s conscience qu’il n’y avait pas incompatibilité entre la démocratie et l’autorité. Davantage, même : la liberté a besoin d’autorité, l’autorité est une condition pour le bon fonctionnement de toute société. Cette révolution des esprits se manifeste d’une autre façon : nous venons de prendre acte de l’adhésion de la très grande majorité à la Constitution ; cela aussi est un fait relativement neuf. Traditionnellement, des fractions non négligeables de l’opinion contestaient la loi fondamentale et militaient pour le renversement du régime. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui : si ceux qui préconisent des modifications sont nombreux, il ne s’agit généralement que d’une toilette du texte, destinée à rendre la Constitution plus performante et à l’adapter à des conditions changeantes, non pas de la subvertir ou de lui en substituer une autre d’inspiration différente. Signe que l’opinion a pris conscience de la nécessité d’une règle à laquelle on fasse référence. C’est encore une forme de l’autorité, que la règle acceptée et reconnue. Assurément, la règle n’est acceptée que si elle a été librement débattue, instaurée dans des conditions qui fondent sa légitimité et si son ap p l i c ation est conforme aux intentions qui ont présidé à son établissement. Ce changement profond inaugure sans doute un nouveau chapitre de l’histoire des relations entre la société française et la notion d’autorité. Est-ce à dire que la réconciliation avec l’autorité soit aujourd’hui accomplie et unanime ? Le soutenir serait être aveugle aux désordres qui troublent l’ordre social. Des secteurs entiers dans nos agglomérations constituent des zones de non-droit : c’est bien le refus de l’autorité. Dans le même temps où l’on constate un apaisement des querelles proprement politiques et des affrontements idéologiques, on enregistre d’autres formes de violence, à tel point qu’il a fallu forger un mot pour qualifier cette sorte d’infractions : elles portent atteinte à la civilité ; 17

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progrès de la violence verbale dans les rapports individuels, en particulier entre élèves dans les établissements scolaires. L’enseignement est particulièrement touché par cette progression de la violence. Le secteur qui devrait être le lieu par excellence de l’apprentissage de la vie en société, de l’acceptation d’une règle qui garantisse la paix civile et la concorde entre les individus est devenu un lieu de violence : la société y introduit tous ses conflits et toutes ses tensions. Plus possible de tenir l’école en dehors, d’en faire un sanctuaire préservé. Mais comment alors en faire un lieu d’éducation civique qui enseigne le respect d’une autorité consentie? Cette question ne concerne pas seulement les enseignants : elle est posée à tous et de la réponse qui lui sera faite dépend largement l’avenir de l’autorité dans notre société et la survie d’une communauté de citoyens. René RÉMOND

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