Du pouvoir en général au pouvoir politique - CNDP

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Science politique

Du pouvoir en général au pouvoir politique Emmanuel FARGES, professeur agrégé de sciences sociales au lycée René-Cassin d’Arpajon

La création de l’option SES en première ES et l’adoption d’un programme spécifique de science politique obligent les collègues en charge de cette option à mettre à jour leurs connaissances dans une discipline qu’ils n’ont, pour la plupart, pas approfondie lors de leur formation initiale. Les instructions officielles soulignent que l’option s’articule autour des thèmes du pouvoir, de la démocratie et de la citoyenneté dans leurs interactions avec la vie économique et sociale. La contribution proposée ici s’intéresse au concept de pouvoir en tant qu’objet de sociologie politique. Même si le programme indique clairement que l’objectif n’est pas de faire une théorie du pouvoir, il apparaît pertinent de donner certains éclairages théoriques sur la nature du pouvoir en général et du pouvoir politique en particulier. Ainsi, les enseignants de SES, non spécialistes en science politique, pourront trouver dans cet article des éléments utiles à leur réflexion et leur facilitant la transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné.

L

e mot pouvoir souffre d’une extraordinaire polysémie due à son emploi courant dans les contextes les plus variés. Terme essentiel dans le vocabulaire des sciences sociales, il est utilisé dans des problématiques particulières et à des niveaux différents. Ainsi, le juriste peut l’employer pour désigner l’une des fonctions de l’État (pouvoir législatif, exécutif, judiciaire) ou l’économiste pour désigner une firme qui s’affranchit des contraintes de la concurrence pure et parfaite (elle dispose d’un certain « pouvoir de marché » quand elle est price maker). De même, les lieux de l’exercice du pouvoir frappent par leur diversité : État, famille, entreprise, association, Église… Les ins-

titutions et les organisations sont fréquemment analysées sous l’angle des phénomènes de pouvoir. Pourtant, pour le sociologue, les significations sont inégalement pertinentes. Il convient, dès lors, de préciser les critères permettant de délimiter le concept et de construire un objet susceptible de rendre compte de la complexité du pouvoir. Notre première partie sera axée sur ce travail de clarification où nous verrons que la dimension relationnelle et interactionniste constitue le trait saillant d’une approche sociologique du pouvoir. Dans une seconde partie, on tentera de mettre en évidence les liens entre pouvoir et structure sociale. Se construisant dans l’interaction ponctuelle et localisée, le pouvoir implique

la mobilisation de ressources et la référence à des conditionnements issus de la société globale. Le recours à la notion de domination permet de penser l’articulation entre les niveaux microsociologique et macrosociologique. Enfin, on s’interrogera, plus brièvement, sur l’importance et la spécificité du pouvoir politique.

LE POUVOIR COMME OBJET SOCIOLOGIQUE Dans son acception la plus générale, le pouvoir désigne la faculté d’agir propre à l’être humain: ainsi on parle du pouvoir sur la nature comme du pouvoir sur les hommes. La notion de pouvoir sert le plus souvent ici à DEES 107 / MARS 1997

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désigner la capacité d’un acteur donné à entreprendre des actions efficaces. Les définitions génériques du pouvoir, généralement produites par des philosophes, ont été largement construites sur ce modèle. C’est ainsi que B. Russell (1985 [1938], p. 25) proposait de caractériser le pouvoir par « la production d’effets recherchés » (intended effects). Selon cette conception, le trait distinctif du pouvoir résiderait dans la correspondance entre les résultats obtenus et les désirs de l’agent. Une autre définition (Hobbes, 1651) mettait l’accent sur la disposition de moyens appropriés, sans référence explicite aux intentions de l’acteur. Pour Hobbes, «le pouvoir d’un homme consiste dans les moyens présents d’obtenir quelque bien apparent futur » (Léviathan, chap. X). Ces définitions présentent trois intérêts majeurs. D’abord, elles relient le pouvoir et l’action. Ensuite, elles mettent l’accent sur l’aptitude à produire des résultats c’est-à-dire à l’aspect pouvoir de. Enfin, le pouvoir est conçu comme durable donc non réductible à l’ordre de l’événement. Par conséquent, il ne faut pas commettre l’erreur de le réduire à son simple exercice. Malgré des apports non négligeables, les définitions génériques du pouvoir n’insistent pas suffisamment sur les dimensions proprement sociale et politique du phénomène. J. Baechler (1978) a souligné justement ce point : « compte tenu de la nature sociale de l’homme, le pouvoir de, dans bien des cas, passe nécessairement par le pouvoir sur ». Il convient, dès lors, d’abandonner une telle perspective au profit d’une analyse plus spécifiquement sociologique c’est-à-dire centrée sur les jeux et relations des acteurs et des groupes sociaux.

La nature du pouvoir : attribut ou relation sociale ? Une première question fait problème: le pouvoir doit-il être envisagé en termes d’attribut ou plutôt en termes de relation ? 46 .

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Dans la première perspective que l’on qualifiera avec Ph. Braud (1994) de substantialiste, le pouvoir est considéré comme une chose possédée par des acteurs ou des groupes d’acteurs : il est de l’ordre de la substance selon l’expression de Maruyama (1975) et, à ce titre, doté de caractères définis et permanents. Il s’apparente à la notion économique de capital et, en ce sens, est susceptible d’être accumulé ou dilapidé, de produire des bénéfices ou des avantages. L’expression «avoir du pouvoir» et toutes les métaphores autour de la possession d’attributs remarquables s’inscrivent dans cette acception. La seconde perspective part du simple constat que, dans la vie sociale et politique, le pouvoir prend généralement la forme d’un pouvoir sur d’autres hommes ou, dans des cas limites, sur une personne déterminée. Elle privilégie l’analyse des relations de pouvoir dans l’interaction. Le premier avantage de cette conception relationnelle est d’attirer l’attention sur une caractéristique fondamentale du pouvoir: son extension est variable en fonction des acteurs (ou groupes d’acteurs) considérés et en fonction du temps. À un moment donné, le pouvoir de A, effectif sur B et C, peut être inexistant sur D ; et ce même pouvoir est susceptible, avec le temps, de s’élargir à d’autres unités sociales ou au contraire de se restreindre à la seule unité B. Un second avantage réside dans le fait qu’elle permet d’étudier des processus, c’est-à-dire des dynamiques sous-jacentes aux relations de pouvoir. Si Maruyama (1975) estime que la conception « substantialiste » est utile pour mettre en évidence la dimension structurale du pouvoir, F. Chazel (1992) milite pour « son complet abandon » (in R. Boudon, Traité de sociologie, p. 199). En effet, assimiler le pouvoir à des attributs revient à confondre les ressources du pouvoir et le pouvoir proprement dit. Chazel (1992) ajoute : « Certes, il n’est pas de pouvoir sans ressources : comme capacité, il est lié à la maîtrise des ressources, et, en tant

qu’exercice, il implique leur mise en œuvre. Mais si les ressources permettent le pouvoir et à certains égards le fondent, elles ne le constituent pas ». En identifiant le pouvoir aux ressources, les défenseurs d’une conception substantialiste commettent l’erreur de le réduire à son instrument. Dans les travaux contemporains, le choix d’une conception relationnelle semble clairement s’imposer au point d’être admise sans discussion préalable1. Toutefois, cette conception comporte le risque d’assimiler le pouvoir à ses manifestations concrètes (l’exercice du pouvoir) sans égard pour son aspect virtuel. Or, le pouvoir sur n’implique pas l’oubli du pouvoir de. Selon F. Chazel (1992), « le pouvoir doit être envisagé à la fois dans ses formes manifestes en tant qu’exercice, et dans ses aspects latents, en tant que capacité » (Traité de sociologie, p. 201). En effet, les analyses sociologiques du pouvoir, si elles ne reconnaissent pas aux agents de dispositions sui generis à l’exercer, admettent leur capacité effective à mobiliser des ressources dans la relation sociale. Adopter une définition relationnelle du pouvoir basée sur l’interaction entre individus et entre groupes sociaux permet de se doter d’un outil méthodologique applicable à une pluralité de niveaux d’analyse. Le regard porté sur les organisations a été et demeure un domaine privilégié des sociologues s’intéressant aux phénomènes de pouvoir2. Un des apports majeurs de tels travaux a consisté à mettre en évidence la relativité du pouvoir. Cette relativité s’apprécie à l’aide de deux critères : le champ de la relation de pouvoir et l’intensité qu’elle comporte. Par champ on entend la sphère plus ou moins vaste d’activité de B sur laquelle s’exerce le

❚ 1. C’est le point de vue adopté par Ph. Braud (1985) par exemple. 2. Sans entrer dans le détail d’une littérature abondante, nous citerons quelques ouvrages français marquants : Crozier et Friedberg (1977) ; Friedberg (1993) ; pour une présentation simple et synthétique Bernoux (1985).

pouvoir de A. Quant à l’intensité, elle sert à désigner le degré d’obéissance qu’A est à même d’obtenir de la part de B. À une injonction provenant d’un supérieur, l’assujetti peut obéir avec zèle mais aussi en traînant les pieds. Il existe donc une certaine réciprocité, une marge de manœuvre laissée aux acteurs dans la relation de pouvoir. Celle-ci est d’autant plus grande que le nombre de personnes soumises au pouvoir est élevé. Le repérage et la mesure de cette marge de liberté ne peuvent, bien entendu, qu’être examinés empiriquement.

Le pouvoir : une relation asymétrique Un autre aspect important de la relation de pouvoir concerne son caractère asymétrique. Par définition, elle implique que B se conforme dans sa conduite aux attentes, sinon aux intentions explicites de A. Le déséquilibre entre acteurs tient à une distribution inégale des ressources qui trouve son origine dans les structures globales d’une société (cf. infra). Prenons un exemple simple : le supérieur, dans une organisation, outre le pouvoir formel de sa position hiérarchique, dispose généralement d’une meilleure maîtrise de l’information, d’un système de relations, de capacités d’intervention, etc. Il contrôle « des zones d’incertitude », creusées autour des règles prescrites, qui lui assurent une position privilégiée dans l’organisation. Au niveau macrosociologique, les différents groupes sociaux n’ayant pas le même accès aux ressources, on retrouve là aussi une certaine asymétrie (que l’on pense, par exemple, à l’accès aux médias dans les démocraties modernes). Néanmoins, il faut garder à l’esprit que l’asymétrie n’est pas figée et que la relation est susceptible de s’inverser au cours du temps. L’analyse empirique laisse apparaître, dans de nombreux cas, une volonté de résistance aux injonctions auxquelles sont soumis les assujettis. Cet aspect permet d’aborder un problème

classique, celui des rapports entre pouvoir et conflit. Selon la formulation de Weber : « le pouvoir signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, quelle que soit la base sur laquelle repose cette chance » (1971, t. 1, p. 56). Ce qui signifie, d’une manière proche, qu’un des traits typiques du pouvoir consiste à surmonter une opposition déclarée. Cette vision doit être relativisée. F. Chazel insiste sur le fait que « l’existence d’une opposition de ce type n’est pas une propriété commune à toutes les relations de pouvoir : elle ne constitue pas leur signe incontestable d’identification» (1992, p. 202). Le pouvoir ne présuppose pas inévitablement le conflit comme le pensait S. Lukes (1974) pour qui « A exerce du pouvoir sur B toutes les fois que A affecte B d’une manière contraire aux intérêts de ce dernier » (p. 27, p. 34). En effet, si les rapports conflictuels sont fréquents dans les relations de pouvoir, celles-ci ne s’y réduisent pas. La soumission à l’autorité, reflet des conditionnements propres à une collectivité humaine, peut être si largement intériorisée qu’elle apparaîtra quasiment « naturelle » aux individus3. Au total, il serait vain de gommer la dimension antagonique des rapports de pouvoir. C’est pourquoi il semble nécessaire de s’interroger sur les raisons qui expliquent l’acceptation ou le rejet du pouvoir.

Le rôle des sanctions Les relations de commandementobéissance sont au cœur de la problématique du pouvoir. Weber le reconnaît explicitement, lui qui, immédiatement après la notion de pouvoir, introduit celle de domination (Herrschaft) qui implique « la présence d’un individu commandant avec succès à d’autres » (1971, t. 1, p. 56). En mettant l’accent sur l’obéissance, il pose le problème de la définition des critères du droit de commander dans un groupe social et

plus largement dans une société c’est-à-dire sur ce que nous appelons communément l’autorité. Cet aspect est fondamental si l’on cherche à saisir la spécificité du pouvoir dans les différents types de relations. En effet, obtenir l’obéissance entraîne le recours à des modes de pression particuliers. T. Parsons (1969) a ouvert en ce domaine une voie féconde. Désignant par Ego l’unité de référence et par Alter celle dont Ego vise à obtenir une conduite appropriée à ses desseins, Parsons procède à une double distinction. D’une part, Ego peut tenter de modifier, d’une façon effective ou conditionnelle, la situation dans laquelle Alter se trouve placé, soit chercher à peser sur ses intentions. D’autre part, l’intervention éventuelle d’Ego est de nature à entraîner pour Alter des conséquences avantageuses ou, à l’inverse, coûteuses, c’est-à-dire à s’accompagner de sanctions positives ou négatives. L’intérêt de cette approche est de souligner la dimension stratégique du pouvoir mettant en correspondance les objectifs et les moyens dont disposent les acteurs. Parsons relie quatre types de stratégies possibles selon la situation et les intentions et quatre moyens généralisés d’échange (generalized media) destinés à obtenir de la part d’Alter une conduite conforme à la volonté d’Ego. Si Ego décide d’agir sur la situation d’Alter, il dispose de deux stratégies possibles : l’offre, le plus souvent conditionnelle, d’avantages matériels (monétaires essentiellement selon Parsons) ou au contraire la menace de lui infliger des dommages en cas de récalcitrance. Si Ego choisit plutôt de jouer sur les intentions d’Alter, il est aussi confronté à une alternative : il peut s’efforcer de persuader Alter que son intérêt bien compris s’accorde avec ce qui est attendu de lui mais également lui rappeler que ses obligations lui interdisent d’adopter une autre ligne de conduite.

❚ 3. Sur ce sujet, cf. S. Milgram (1974).

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La typologie de Parsons4 Voie d’action portant sur

Positif Type de sanction

la situation

les intentions

Mode

Incitation

Persuasion

Médium

Monnaie

Influence

Mode

Coercition

Activation des engagements

Pouvoir

Engagements généralisés

Négatif Médium

On relèvera qu’un seul des quatre modes est associé au pouvoir, à savoir la coercition. Pour Parsons, si la coercition n’épuise pas la totalité de la réalité du pouvoir, elle établit avec ce dernier un lien privilégié. En insistant sur cette liaison étroite, F. Chazel a proposé la tentative de définition suivante : « le pouvoir consiste en la probabilité, pour une unité sociale A, d’obtenir la soumission à sa stratégie propre d’une unité B (ou des unités sociales B et C, etc.) en réduisant la gamme des cours d’action ouverts (ou permis) à cette dernière sous l’effet de sanctions situationnelles négatives, qu’elles soient simplement invoquées à titre de menace ou qu’elles fassent l’objet d’une application effective » (1974, p. 457). Les sanctions situationnelles négatives constituent le critère central fondant le caractère spécifique du pouvoir qu’elles soient mises en œuvre ou suffisamment plausibles pour dissuader les éventuels récalcitrants. Comme l’écrit F. Bourricaud : « Le pouvoir n’est pas réductible à la force même si la force est le dernier recours du pouvoir » (1977, p. 166). Ayant identifié la spécificité du pouvoir, la question se pose de savoir si l’on a clairement et totalement délimité le concept. La réponse est négative car le pouvoir est un objet multidimensionnel dont la complexité résiste à l’analyse sociologique. 48 .

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C’est la raison pour laquelle on doit s’intéresser au rôle des sanctions positives entendues comme des récompenses ou des promesses de récompense. Elles sont associées à ce qu’on désigne souvent par pouvoir d’influence en opposition au pouvoir d’injonction et se présentent comme des ressources de nature différente. Les gratifications offertes par A à B sont obtenues par ce dernier en contrepartie de l’acceptation du comportement suggéré par A. Ces rétributions sont des rémunérations matérielles (monétaires par exemple), des informations utiles (résultat d’un travail de persuasion) ou bien des gratifications symboliques (évaluées en termes d’estime de soi dans la déférence par rapport au supérieur ou encore de plaisir lié à la « remise de soi »). On retrouve ici le point sur lequel on a insisté précédemment à savoir que le pouvoir ne rencontre pas toujours de résistances. Il peut décourager tout essai de résistance par des actions de prévoyance ou des démonstrations symboliques ou bien tout simplement être légitime c’est-à-dire être accepté par les assujettis (cf. infra). La relation de pouvoir ne serait pas réellement intelligible s’il était fait abstraction des conditionnements de la situation au sein de laquelle cette relation se noue. C’est le problème des rapports entre la structure globale et l’interaction ponctuelle.

POUVOIR ET DOMINATION Une des questions essentielles posée à l’analyste des phénomènes de pouvoir est celle qui a trait aux liens entre pouvoir et domination. Plus exactement, il faut envisager la complémentarité entre le caractère relationnel du pouvoir et la notion structurelle de domination. Tout d’abord, il est sage de ne pas adopter une vision réductrice qui verrait simplement dans le pouvoir une sorte de « précipité » de la domination. Par domination, nous entendons l’ensemble des modes de production et de circulation des différentes catégories de biens (matériels ou symboliques) à l’origine d’une distribution inégale des ressources au sein d’une société donnée.

Les règles entre la structure et l’action Pour S. Clegg (1974), les rapports entre le niveau de la structure profonde des sociétés (où s’enracine la domination) et le niveau de l’action (où se jouent les relations de pouvoir peuvent s’interpréter à l’aide d’une

❚ 4. Tableau tiré de Parsons (1969) repris par F. Chazel (1992, p. 205).

notion intermédiaire, celle de règle (rule). L’agent de la circulation doit sa parcelle de pouvoir au fait, qu’aux yeux des automobilistes, il incarne certaines règles tout comme les pièces d’un échiquier se trouvent investies d’un « pouvoir » spécifique par les règles du jeu qui définissent leur mode de déplacement5. Ainsi, la domination, en tant que structure formelle, consisterait à fonder sur un principe essentiel (la règle) la capacité de commander et à circonscrire en conséquence son champ d’exercice; et c’est la référence à un tel principe qui, en « autorisant » la mise en œuvre de cette capacité, entraînerait avec une forte probabilité l’obéissance des acteurs concernés. Nous aurions alors la causalité suivante : la domination déterminerait les règles qui commanderaient les relations de pouvoir. Autrement dit, la structure sociale définirait des modes de rationalité agissant sur des échanges sociaux inégaux. Le défaut de cette vision proposée par Clegg tient dans le caractère univoque de la causalité. En effet, tout se passe comme si l’exercice du pouvoir n’avait aucune incidence sur la domination, Clegg tend ainsi à réifier la structure. Par là même, il élude la question capitale du changement structurel. Enfin, il néglige l’intervention des hommes dans l’élaboration des règles. Le danger est alors présent d’envisager toute relation de pouvoir comme uniquement déterminée par le poids des structures (économiques en particulier) sans souci de la marge de manœuvre laissée aux hommes dans l’interprétation et la reformulation éventuelle des règles. Comme l’écrit F. Chazel (1992), le pouvoir devient ainsi « l’otage de la structure » (p. 213) car Clegg néglige l’aspect structurant des pratiques sociales. Penser les liens entre pouvoir et domination implique donc d’avoir recours à une causalité réciproque entre la structure globale et l’action.

❚ 5. Sur le concept de règle, cf. J.-D. Reynaud (1989).

Les structures de domination comme systèmes de ressources A. Giddens (1987) va faire franchir un grand pas à la problématique en précisant la nature des liens entre structure et action à partir d’un cadre théorique général. Pour lui, les pratiques sociales doivent être rapportées à des agents humains compétents et donc être analysées en termes d’action ; mais elles sont en même temps « ordonnées dans l’espace et dans le temps » ce qui implique leur continuité sous forme d’institutions et, d’une façon plus générale suppose réglée la question de leur structuration. Une telle perspective impose de penser conjointement les deux niveaux, celui de l’action et celui de la structure. Giddens propose d’envisager la structure et l’action dans un rapport de dépendance réciproque. La structure se présentant comme le produit et le moyen des pratiques sociales. Les règles sont alors considérées comme « les techniques ou procédures généralisables employées dans l’actualisation et la reproduction des pratiques » (1987, p. 70). Toutefois, la structure ne se réduit pas aux règles, elle offre également un ensemble de ressources mobilisables dans la relation sociale. Dans cette perspective analytique, le pouvoir est lié à la domination, dans la mesure où il repose sur la mise en œuvre, dans un contexte d’interaction, de ressources qui tout à la fois sont tirées d’un mode de domination et par leur application reconstituent ce mode, conformément à la dualité de la structure. Au total, les structures de domination s’apparentent à des systèmes de ressources tandis que les structures de légitimation vont s’apparenter à des systèmes de règles normatives. C’est pourquoi il est plus intéressant, d’un point de vue heuristique, de parler des « structures sociales » conçues comme des ensembles de règles et de ressources que d’en rester à la notion générique de « structure » telle qu’elle apparaissait chez Clegg.

D’une manière plus précise, on retiendra de Giddens que, considérée sous l’angle de la domination, la structure consiste en ressources inégalement réparties. Selon F. Chazel (1983), « le pouvoir n’opère que sur la base des asymétries de ressources inhérentes aux structures de domination ». Certes le caractère relationnel du pouvoir ne doit pas être oublié mais plutôt complété en ajoutant que les ressources mobilisées sont des composantes structurelles des systèmes sociaux. Elles sont donc à la fois les instruments de l’exercice du pouvoir et les moyens permettant la reproduction des structures de domination. Giddens distingue deux grands types de ressources : les ressources d’allocation d’une part, les ressources fondées sur l’autorité d’autre part. Le premier type est lié à la maîtrise du « monde des objets », c’est-à-dire de l’environnement matériel, de la technologie et des biens produits: l’aspect de la domination lui correspondant est la propriété. Le second type renvoie à la capacité « de contrôler le monde humainement créé de la société elle-même » (1981) et permet à certains acteurs de commander à d’autres : l’aspect de la domination ici associé est l’autorité. La domination est donc fondamentalement plurielle : économique dans le premier cas, politique dans le second. On ne peut évoquer la domination politique sans faire le détour par le chapitre fondateur de M. Weber intitulé « Les types de domination» dans Économie et société (1971). Il y propose la célèbre distinction entre domination traditionnelle, domination légalerationnelle et domination charismatique. Ce qui les distingue c’est le mode de légitimation mis en œuvre.

Les types wéberiens de domination légitime La domination traditionnelle se fonde sur « des coutumes sanctionnées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter » (cf. Le Savant et le Politique de Weber). Dans une commuDEES 107 / MARS 1997

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nauté de type Gemeinschaft, caractérisée par des relations fortement personnalisées et soudée par des croyances communes, se trouve valorisée la stabilité plutôt que l’innovation, le respect des hiérarchies établies ainsi que la conformité de chacun au rôle qui lui est assigné dans la société. Tout système de gouvernement qui peut se prévaloir d’une tradition fortement ancrée dans des croyances communes y puise une légitimité considérablement accrue. Il devient en quelque sorte une autorité « naturelle », c’est-à-dire dont l’origine et les fondements ne sont plus remis en cause. Ainsi en allait-il des monarchies d’Ancien Régime. La domination légale-rationnelle est liée à la prééminence de l’État moderne. Associée à l’idée de Gesellschaft, c’est-à-dire à la conception d’une communauté fondée sur l’adhésion contractuelle et l’égalité juridique de ses membres, elle se caractérise par un fort degré d’institutionnalisation du pouvoir politique. L’élément de gouvernement bureaucratique paraît le trait décisif, impliquant le triomphe de la règle générale et impersonnelle sur la faveur ou le privilège. Ainsi les dirigeants comme les gouvernés se trouvent soumis à des règles claires fondées sur le droit. La domination charismatique se situe à un niveau de plus forte implication affective. La force de l’emprise des dominants sur les assujettis repose en effet, nous dit Weber, sur une « communauté émotionnelle ». Le leader charismatique peut compter, pour s’imposer, sur cette « remise de soi » qui pousse les assujettis à un abandon « né de l’enthousiasme ou de la nécessité et de l’espoir ». Il mobilise les ressources de la séduction et perturbe les mécanismes routiniers des deux premiers types de domination. Elle peut transformer le leader politique ou religieux en prophète/conducteur du peuple ou encore faire basculer la démocratie en régime plébiscitaire aboutissant à la suspension de l’application normale des règles juridiques. Alors que la domination traditionnelle tend, historiquement en Occident, à céder le pas 50 .

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à la domination légale-rationnelle, la domination charismatique revêt davantage le caractère d’une situation exceptionnelle, fragile à long terme. On achèvera l’exposé des liens entre pouvoir et domination en mentionnant un problème qui n’a pas été résolu par les analyses précitées, celui du changement et des transformations structurelles. Giddens, qui a permis de clarifier les relations entre pouvoir et domination, évoque le terme de reproduction quand il examine la question de la dynamique des structures sociales. Or, les structures sont périssables, travaillées par l’action des hommes alors que le pouvoir est permanent. Ce dernier est susceptible de faire, refaire mais aussi défaire les modes de domination.

SPÉCIFICITÉ ET IMPORTANCE DU POUVOIR POLITIQUE Des développements précédents on retiendra en priorité que le pouvoir est une composante essentielle de toute société; mais on se gardera de le réduire à un simple dérivé de la domination économique. En effet, « l’administration des choses » ne se substitue pas aisément au « gouvernement des hommes ». Cette précision est importante car elle va non seulement à l’encontre des représentations généralement associées au devenir soi-disant radieux de « sociétés sans classes » mais elle contredit aussi la vision d’une société industrielle pacifiée, en quelque sorte délivrée de ses tensions internes sous l’effet bénéfique de sa propre croissance économique. Dans cette dernière partie, plus brève que les précédentes, nous nous bornerons à préciser quelques traits distinctifs du pouvoir politique.

Le monopole de la violence légitime sur un territoire donné Le pouvoir politique se distingue d’abord d’autres formes de pouvoir par son caractère territorial: comme

l’écrit J. Baechler, « pour être politique, un pouvoir doit commencer par s’exercer dans un espace délimité » (1978, p. 83). Qu’elle soit le principe sur lequel elle se fonde, la souveraineté se définit par rapport à un territoire et n’a de validité que dans ce cadre. M. Weber (1971) l’a souligné en voyant dans cette référence territoriale la dimension essentielle des groupements politiques parmi l’ensemble des groupements de domination. Ce premier critère ne suffit pas, selon Weber, à identifier un groupement politique : il faut encore que la mise en œuvre de ses règlements soit, à l’intérieur d’un territoire donné, « garantie de façon continue » par la menace, voire l’emploi, « d’une contrainte physique de la part de [sa] direction administrative ». Par cette caractéristique, le sociologue allemand veut mettre l’accent sur le mode de régulation propre au pouvoir politique. Il s’agit d’envisager la contrainte comme le recours ultime et la garantie spécifique de l’ordre instauré par ce pouvoir. Il en résulte qu’en règle générale le contrôle des moyens de violence est étroitement associé au pouvoir politique. Ce dernier peut être menacé par d’autres unités politiques : le risque de guerre est inhérent aux relations entre unités politiques et chacune est appelée à s’y préparer ou tout au moins à le prévenir. C’est pourquoi pouvoir politique et pouvoir militaire se trouvent le plus souvent imbriqués.

La nécessité de lier contrainte et légitimité Le pouvoir politique a donc une face coercitive. Toutefois, il ne faut pas oublier les autres éléments entrant dans la composition du pouvoir. Weber nous a mis sur la voie en liant la contrainte physique à la légitimité dans sa définition de l’État. Ce qui différencie l’État d’un simple groupement politique, c’est qu’il «revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la contrainte physique légitime » : l’État affiche

ainsi ses prétentions à devenir l’unique source du « droit » à la contrainte physique. L’intérêt pour notre propos réside dans la mise en évidence de la liaison entre coercition et légitimité, phénomène capital qui s’effectue à des degrés variables selon les régimes politiques. Weber observe pertinemment que « toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur légitimité» (1971, p. 220). C’est dans cet esprit qu’il examine la domination légitime et ses trois fondements, légal-rationnel, traditionnel et charismatique. On peut adresser à Weber le reproche de ne pas penser, à la notable exception de la définition de l’État, conjointement la coercition et la légitimité. Ainsi, il ne permet pas véritablement de penser la complexité du caractère mixte du pouvoir politique. À ce problème majeur, la sociologie contemporaine n’a pas non plus apporté de solution. Néanmoins, D. Wrong (1979) a tenté d’apporter un éclairage dans un chapitre intitulé « L’interaction de la coercition et de la légitimation». Il y développe l’idée que, même dans les régimes politiques les plus impitoyables, il existe un « besoin de légitimation » à la fois chez les détenteurs du pouvoir mais aussi chez ceux qui le subissent et en sont les victimes. Ph. Braud (1985), reprenant Wrong, voit dans « l’alliance de la coercition et de la légitimité » le caractère irréductible du pouvoir politique. Les travaux empiriques de sociologie politique se doivent d’examiner précisément les différentes combinaisons de coercition et de légitimité associées à leurs objets. En définitive, c’est leur dynamique combinée, qui n’est pas nécessairement harmonieuse, qui fonde la caractère mixte du pouvoir politique. Le degré d’institutionnalisation des systèmes de pouvoir affecte incontestablement la nature de cette combinaison ; et l’on peut penser que plus le système de pouvoir est institutionnalisé, plus coercition et légitimation vont jusqu’à un certain point tendre à se com-

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pléter. D’une part, la coercition sert tout autant à dissuader les récalcitrants éventuels qu’à punir les actes éventuels de récalcitrance; de l’autre, la légitimité fait apparaître aux yeux des acteurs concernés les injonctions émanant des autorités comme des obligations qui leur incombent :

l’obéissance requise change pour eux de visage et par là même de signification. De telles conditions sont propices au développement de l’efficacité du pouvoir politique. Dans un système politique institutionnalisé, au pouvoir est associée une capacité de coordiDEES 107 / MARS 1997

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nation des unités sociales autour de la réalisation des fins collectives ; et c’est au nom de ces fins collectives qu’est revendiquée la légitimité des décisions d’ordre politique. Certes, tous les groupements d’intérêt ne participant pas à la définition des fins collectives mais le pouvoir ne doit pas être hâtivement assimilé à un « jeu à somme nulle ». Le gain de A n’est pas automatiquement synonyme de perte pour B et une grande partie

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de la population peut tirer quelque avantage, dans des proportions bien souvent inégales il est vrai, des décisions des gouvernants. Cette possibilité se renforce si le régime est polyarchique, c’est-à-dire fondé sur la concurrence réglée entre une pluralité de groupes autonomes et impliquant une compétition entre différents partis politiques. En se gardant d’une vision trop optimiste et en précisant que tous les groupes ne sont

pas placés à égalité dans la compétition (inégalité dans l’accès aux ressources principalement), il semble que la polyarchie soit la meilleure approximation de la démocratie. En définitive, on notera que le repérage empirique des diverses formes de coercition et de légitimité doit constituer une voie féconde de recherche dans l’analyse des relations de pouvoir au sein d’un système politique pluraliste. ■