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ELLE ME PARLE COMME UNE MITRAILLETTE L'INTERPRÉTATION DES ADVERBIAUX DE MANIÈRE QU- : LE CAS DE PARLER ET DES VERBES DE « MANIÈRE DE PARLER » Estelle Moline Armand Colin | Langages 2009/3 - n° 175 pages 49 à 65

ISSN 0458-726X Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Moline Estelle, « Elle me parle comme une mitraillette

L'interprétation des adverbiaux de manière qu- : le cas de

parler et des verbes de « manière de parler » », Langages, 2009/3 n° 175, p. 49-65. DOI : 10.3917/lang.175.0049

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Estelle Moline Université du Littoral – Côte d’Opale HLLI-CERCLE, EA 4030

Elle me parle comme une mitraillette 1 L’interprétation des adverbiaux de manière qu- : le cas de parler et des verbes de « manière de parler » La présente étude se propose de contribuer à la description de la relation sémantique entre un adverbial de manière et le prédicat verbal qu’il modifie. Dans ses travaux consacrés aux adverbes de manière en anglais et en allemand, Geuder (2000 ; 2006) 2 soutient l’hypothèse selon laquelle un adverbe de manière active un argument sémantique de la structure conceptuelle du prédicat verbal. Je m’intéresserai ici à un type particulier d’adverbiaux de manière, les comparatives en comme modifiant un prédicat verbal, constructions analysées par de nombreux linguistes contemporains comme relevant d’un processus syntaxique de relativation 3, et j’avancerai l’hypothèse, qui ne peut être développée ici, selon laquelle l’interprétation des autres adverbiaux de manière qu- (comme exclamatif et comment interrogatif) repose sur des mécanismes analogues 4. Après avoir exposé les principaux points communs et différences entre les constructions comparatives et les adverbes de manière en – ment sur les plans syntaxique et sémantique, je m’attacherai à la description du cas particulier 1. Violet & Desplechin, La vie sauve. La quasi-totalité des exemples provient de la base textuelle Frantext. 2. Cf. Geuder (2006 : 121) « We have now arrived at a fairly elaborate view on how manner modification may be governed by the conceptual complexity of verb meanings. Naturally, all that could be done here is to lend this claim somme credibility ; there is no proof in the strict sense, because the argumentation would be complete only after in-depht anlyses have been conducted of each single verbs type and its modifiers ». 3. Notamment Le Goffic 1991, Desmets 2001 et 2008, Moline 2001 et 2008, Fuchs & Le Goffic 2005, Pierrard 1999, Pierrard et Léard 2004. 4. Sur ce point, cf. Moline (à par. a et b).

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1. INTRODUCTION

De la manière dans lequel une construction en comme est associée au verbe parler, en m’appuyant sur un corpus d’exemples du XXe siècle issus de la base textuelle Frantext. L’étude sera complétée par l’examen de quelques verbes de « manière de parler » (Eshkol & Le Pesant 2007) contenant un sème relatif au volume (crier et hurler d’une part, chuchoter et murmurer d’autre part).

2. ADVERBES DE MANIÈRE EN – MENT ET COMPARATIVES EN COMME 2.1. Point de vue syntaxique Sur le plan syntaxique, les comparatives en comme présentent des propriétés analogues aux adverbes de manière en – ment, telles qu’elles ont été répertoriées par Nøjgaard 1995, Guimier 1996 ou Molinier & Levrier 2000. En particulier, les deux types d’adverbiaux permettent de répondre à une question en comment : (1)

a. Il travaille comment ? b. Comme son père/Admirablement

(2)

a. C’est comme un canard qu’il chante, pas comme un rossignol b. C’est gentiment qu’il a répondu

sont inclus dans la portée de la négation : (3)

a. S’il y avait des principes et des lois fixes, les peuples n’en changeraient pas comme nous changeons de chemises. (Balzac, Le père Goriot), b. Il n’a pas répondu gentiment.

peuvent constituer le foyer de l’interrogation : (4)

a. Est-ce qu’il travaille comme son père ? b. Est-ce qu’il a répondu gentiment ?

sont compatibles avec les verbes qui sous-catégorisent un complément de manière : (5)

a. Il s’est comporté comme un idiot b. Il s’est comporté bêtement.

Les deux types d’adverbiaux peuvent d’ailleurs être coordonnés : (6)

Le sang l’étouffait ; il coulait lentement et comme une mousse rouge. (Mérimée, Colomba)

ce qui souligne les parentés syntaxiques et sémantiques 5. Les comparatives en comme sont analysables comme des relatives libres, dans lesquelles comme remplit la fonction d’adverbial de manière du prédicat réalisé ou ellipsé de P enchâssé. Plusieurs arguments permettent d’étayer cette 5. Cf. Riegel et al. (1994 : 524) : « […] la conjonction de constituants ne connaît d’autres contraintes que l’identité de la fonction syntaxique des termes conjoints et l’homogénéité de leurs rôles sémantiques ».

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sont susceptibles d’apparaître dans une construction clivée :

L’interprétation des adverbiaux de manière qu-

hypothèse, parmi lesquels la portée de la négation 6. Quand P enchâssé contient une négation, celle-ci ne porte pas sur le seul prédicat verbal, mais sur la manière dont ce prédicat est (a été/sera) réalisé, i. e. sur comme : (7)

Il parle comme jamais il n’a fait : […] (Genevoix, La boîte à pêche)

En (7), P enchâssé ne signifie pas il n’avait jamais parlé, mais il n’avait jamais parlé ainsi. Enfin, les adverbiaux de manière remplissent le rôle syntaxique d’« épithète du verbe » (Golay 1959).

2.2. Point de vue sémantique Sur le plan sémantique, les adverbes de manière en – ment et les comparatives en comme présentent à la fois des points communs et des différences. Dans les deux cas, une certaine compatibilité sémantique entre le prédicat verbal et l’adverbial de manière est nécessaire pour que la construction soit sémantiquement acceptable : a. ?*Il dort (attentivement + patiemment). b. ?* Il dort comme (un éclair + un boulet de canon).

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Les deux constructions diffèrent cependant par le mode d’interprétation de la manière. Dans le cas des adverbes de manière en -ment, la manière est interprétée à partir de la base lexicale (le plus souvent adjectivale) sur laquelle est fondée la dérivation. Dans le cas des comparatives en comme, elle est interprétée par le biais d’une comparaison : l’interprétation de la manière dont se déroule le prédicat de P matrice repose sur l’interprétation préalable de la manière dont s’est réalisé le prédicat de P enchâssé. De plus, le mode d’interprétation de la manière varie selon que la comparative correspond ou non à une figure stylistique. Il faut en effet distinguer les comparatives « littérales » (Reboul 1991) ou les « simples expressions comparatives » (Tamba-Mecz 1981) : (9)

Elle, elle parle comme vous. (Giraudoux, Cantique des cantiques)

et les comparatives « non littérales » (Reboul 1991) ou « tours comparatifs figurés » (Tamba-Mecz 1981) : (10)

Elle me parle comme une mitraillette. (Violet & Desplechin, La vie sauve)

Reboul (1991) a montré que dans le premier cas la construction est réversible, tandis qu’elle ne l’est pas dans le second : (11)

a. Vous me parlez comme elle. b. * Une mitraillette me parle comme elle.

L’auteur indique en outre que les comparatives non littérales sont plus proches de la métaphore que des comparatives littérales. Tamba-Mecz (1981 : 3132 ; 73) souligne que le sens figuré ne résulte pas du seul emploi d’un terme, mais de l’engagement de ce terme dans une relation logico-sémantique, en 6. Pour d’autres arguments, cf. les travaux cités note 3.

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(8)

De la manière l’occurrence une relation prédicative (comme une mitraillette parle). De plus, le sens figuré provient d’une distorsion entre le contenu littéral de la prédication et nos connaissances du monde. En d’autres termes, s’il y a figure en (10), c’est bien parce que d’un point de vue référentiel une mitraillette ne parle pas, au sens de s’exprimer en utilisant un langage doublement articulé. Dans cette acception, le verbe parler reçoit nécessairement un sujet humain. Les constructions figurées et littérales diffèrent par le mode d’interprétation de la manière. Les comparatives littérales sont difficilement interprétables hors contexte. L’interprétation de la manière s’établit par rapport à la situation d’énonciation, en relation avec des connaissances extra-linguistiques relatives au comportement du référent du comparant dans le domaine notionnel du prédicat verbal, ou bien encore grâce au co-texte : Florence va vous parler de moi. J’aime mieux être absent. Et aussi je n’ai pas votre genre de parole. Elle, elle parle comme vous. Vous m’avez dit trois mots, mais cela m’a suffi pour voir qu’elle parle comme vous. Les mêmes liaisons. Le même accent. Elle a votre glotte, Florence, votre palais. (Giraudoux, Cantique des cantiques)

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Dans les tours comparatifs figurés, l’interprétation s’effectue par rapport aux connotations liées à un terme employé figurément. Dans l’exemple (10), il peut s’agir tout autant du débit que de la nature même des propos tenus (les paroles peuvent être blessantes), interprétation corroborée par le cotexte : (10’)

Je n’aime pas sa manière de vouloir me soigner. Elle n’aime pas ma manière d’être malade. Mes IRM lui font peur. Pour se défendre, elle me parle comme une mitraillette. Qu’importe, je ne comprends pas les mots qu’elle utilise. (Violet & Desplechin, La vie sauve)

Les comparaisons figurées et non figurées ne doivent cependant pas être conçues comme deux classes distinctes, mais relèvent plutôt d’un continuum, au sein duquel d’autres constructions peuvent être dégagées. Outre ces deux types, il existe en effet des comparaisons partiellement littérales et des comparaisons partiellement figurées. Les constructions données en (11) : (11)

a. Monseigneur te parle comme un père […] (Anouilh, L’alouette). b. Je vous parle comme un camarade ancien combattant. (Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable)

relèvent de la comparaison littérale, dans la mesure où la « manière de parler » d’un camarade ancien combattant ou celle d’un père s’interprète en relation avec notre expérience du monde. Cependant, ces constructions paraissent difficilement réversibles : (11’)

a. ?* Un père te parle comme Monseigneur. b. ?* Un camarade ancien combattant vous parle comme moi.

ce qui résulte du fait qu’en raison du déterminant indéfini, le SN à droite de comme ne désigne pas un référent précis, mais un modèle. L’emploi du conditionnel améliore l’acceptabilité : (11’’) a. Un père te parlerait comme Monseigneur. b. Un camarade ancien combattant vous parlerait comme moi.

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(9’)

L’interprétation des adverbiaux de manière qu-

Les exemples en (12) : (12)

a. Il mange comme un cochon. b. Il chante comme un rossignol.

relèvent partiellement de la comparaison littérale, dans la mesure où les comparants sont susceptibles d’accomplir l’activité décrite par le prédicat verbal (vs Il travaille comme un cochon). Elles ne sont cependant pas réversibles : (12’)

a. * Un cochon mange comme lui b. * Un rossignol chante comme lui.

et l’utilisation du conditionnel n’améliore guère l’acceptabilité : (12’’) a. ?* Un cochon mangerait comme lui b. ?* Un rossignol chanterait comme lui.

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Malgré des différences corrélées au caractère plus ou moins littéral (ou figuré) de la construction, le mode d’interprétation de la manière dans les comparatives en comme repose sur un processus autre que celui qui régit l’interprétation des adverbes de manière en – ment. Les structures comparatives possèdent une autre particularité, dans la mesure où elles établissent une relation spécifique entre le syntagme à droite de comme (communément appelé « comparant ») et l’élément syntaxiquement symétrique de P matrice (communément appelé « comparé »). Celle-ci peut être décrite en termes de protoassimilation (Berthomieux 2006), ou de transfert de propriétés (Perelman & Olbrechts-Tyteca 1972) du comparant vers le comparé. Il y a en fait plusieurs niveaux de comparaison, d’une part une comparaison des manières de faire (Fuchs & Le Goffic 2005), d’autre part une comparaison entre le syntagme à droite de comme et le syntagme syntaxiquement parallèle dans P matrice. Les constructions elliptiques mettent l’accent d’abord sur la relation entre les éléments syntaxiquement symétriques, sur le transfert des propriétés, sur la protoassimilation du comparant au comparé, et la comparaison entre les manières de faire est reléguée au second plan : (13)

– Écoute, mon petit — disait oncle Xavier à Jean-Louis — je te parle comme à un homme, je n’ai pas fait mon devoir envers vous ; […] (Mauriac, Le mystère Frontenac)

Dans les constructions non elliptiques au contraire, la comparaison des manières de faire est au premier plan, et la proto-assimilation au second : (14)

Elle me parle comme on parle à une gamine gâtée. Je lui demande une fiche de visite pour me faire rembourser le taxi ? Elle lève les yeux au ciel. (Violet & Desplechin, La vie sauve)

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Enfin, l’interprétation de la manière ne s’effectue pas seulement par rapport au comportement effectif du sujet de P enchâssé dans le domaine notionnel du prédicat verbal, mais aussi en fonction de propriétés afférentes qui lui sont consensuellement attribuées. Dans cette mesure, ces constructions relèvent de la comparaison figurée.

De la manière

3. LE CAS DE PARLER 7 Les arguments syntaxiques de parler (SN0 parle de SN1 à SN2) correspondent à un rôle thématique : le locuteur parle à l’interlocuteur d’un thème donné. Chacun de ses éléments peut être visé par une comparative en comme. Je décrirai successivement les constructions relatives à l’interlocuteur (parler à SN1 comme à SN’1), au thème (parler de SN2 comme de SN’2) et au locuteur (parler comme SN0).

3.1. Parler à SN1 comme à SN’1 Les constructions de ce type réfèrent essentiellement au statut de l’interlocuteur, et par conséquent aux rapports établis par le locuteur entre lui-même et l’interlocuteur : (15)

Il nous serre la main et nous parle comme à des égaux. (Philippe, La mère et l’enfant)

(16)

Ce n’est pas un homme à qui on parle comme à un autre… Il vous regarde et on se sent tout petit… (Simenon, Les vacances de Maigret)

En l’occurrence, on parle à des adultes comme à des enfants (cf. (14)), à des enfants comme à des adultes : (17) (18)

Gobineau, témoin de cette révolte, joue le médiateur des enfants. Il fait parler tous les meneurs comme des hommes et leur parle comme à des adultes : donnant-donnant. (Dolto, La cause des enfants) Si peu petite fille que tout à coup on s’aperçoit qu’on lui parle comme à une femme. (Renard, Journal)

à un inconnu comme à un ami : (19)

Soudain, il parle à ce type qu’on ne connaît pas, il lui parle comme à un ami, […] (Brisac, Week-end de chasse à la mère)

à une femme comme à un homme 8 : (20)

Voyez quelle confiance j’ai en vous, lui dit-il pour finir. Je vous parle comme à un homme. N’importe, presque tous ses mots avaient blessé la femme qui marchait à son côté […] (Montherlant, Les jeunes filles)

à un autre comme à soi-même : (21)

Tu sais que je ne peux rien te cacher… Je te parle comme à moi-même… (Sarraute, Le planétarium)

7. Seules seront décrites les constructions dans lesquelles parler réfère à la faculté spécifiquement humaine de s’exprimer au moyen d’un langage doublement articulé. Le sujet syntaxique du verbe de P matrice est donc nécessairement humain. 8. La situation inverse (parler à un homme comme à une femme) n’est pas représentée dans le corpus.

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À cette caractérisation de la relation entre locuteur et interlocuteur se superpose une caractérisation de la manière de parler : il y a en effet une variation de la manière de parler en fonction du statut accordé à l’interlocuteur, ce qu’indique l’exemple (16) :

L’interprétation des adverbiaux de manière qu-

Les tours en parler à SN1 comme à SN’1 constituent toujours des constructions comparatives dans la mesure où s’il y a bien proto-assimilation de SN’1 à SN1, il n’y a pas assimilation totale. En d’autres termes, quand on parle à SN1 comme à SN’1, SN1 n’est pas SN’1, ce qui transparaît dans la glose en comme si c’était (cf. Il lui parle comme si c’était un ami). Ces constructions révèlent donc un décalage entre l’interlocuteur en tant qu’être humain et l’interlocuteur tel qu’il est construit dans le discours par le sujet syntaxique de parler. Ce décalage peut manifester une préférence pour un interlocuteur autre que celui auquel s’adresse le locuteur : (22)

Il me parle comme il voudrait déjà lui parler, pensa-t-il. (Gide, Les Fauxmonnayeurs)

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3.2. Parler de SN2 comme de SN’2 Lorsque le comparant correspond au thème de la conversation, plusieurs cas de figure doivent être distingués. Certaines constructions constituent de véritables comparatives, dans la mesure où elles posent que SN2 n’est pas SN’2 : (23)

a. En revanche elle adore les babouches, aquarelle prêtée par J.-L. Vaudoyer ; elle en parle comme d’une chose qui se mange. (Green, Journal) b. […] il s’agit d’une bergère de style, dont il parle comme d’une femme. Le quiproquo est plaisant. (Mohrt, Vers l’Ouest)

La glose par comme si c’était est alors possible : (23’)

a. Elle parle de cette aquarelle comme si c’était une chose qui se mange. b. Il parle de cette bergère de style comme si c’était une femme.

et l’interprétation repose sur des connaissances extra-linguistiques relatives à la manière dont on parle des choses qui se mangent en (23a), à celle dont les hommes parlent des femmes en (23b). Dans d’autres constructions, un nom nu (i. e. sans déterminant) apparaît à droite de comme : (24)

a. L’année dernière l’aimable Berteaux (dont on parle comme président du conseil) avait demandé ma tête. (Claudel-Gide, Correspondance)

9. Ces modèles varient en fonction des époques : à parler comme à un confesseur utilisé par Romains en 1922 : (a)

Vous avez devant vous un pauvre bonhomme de père qui a la tête retournée, et qui vous parle comme à un confesseur. (Romains, Lucienne)

un locuteur contemporain préférerait sans doute parler comme à un psy.

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Les constructions en parler à SN1 comme à SN’1 constituent une trace de la convention sociale selon laquelle le discours est adapté à l’interlocuteur. Les comparants utilisés permettent d’identifier différents modèles d’interlocuteurs, auxquels correspondent différentes manières de parler, lesquelles reposent sur des habitudes culturelles 9. L’interprétation n’est donc pas établie en fonction de facteurs linguistiques, mais de connaissances extra-linguistiques relatives à ces conventions.

De la manière Il ne s’agit plus alors d’une construction comparative, mais d’un emploi qualifiant de comme, selon la terminologie de Damourette et Pichon (1911-1943). Dans ce cas, il n’y a pas d’ellipse 10 ((24a) ne signifie pas dont on parle comme on (parle + parlerait) du président du conseil), et l’énoncé est glosable non pas par comme si, mais par comme étant ou par en tant que : (24)

b. * l’aimable Berteaux dont on parle comme s’il était président du conseil c. l’aimable Berteaux dont on parle comme étant (le prochain) président du conseil. d. l’aimable Berteaux dont on parle en tant que (prochain) président du conseil.

Les constructions comparatives n’admettent pas de telles gloses : a. * Elle parle de cette aquarelle comme étant une chose qui se mange b. * Elle parle de cette aquarelle en tant que chose qui se mange.

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Sur le plan syntaxique, le segment en comme N n’est pas analysable comme un adverbial de manière, mais comme un attribut de l’objet, indirect en l’occurrence. Sur le plan sémantique, les emplois qualifiants et les emplois comparatifs de comme présentent des différences et des points communs 11. La principale différence réside dans la relation établie entre le SN à droite de comme et le complément d’objet indirect (introduit par de) du verbe de P matrice. En effet, la construction comparative pose que ces deux SN sont distincts : il y a protoassimilation, mais pas assimilation totale. Dans l’emploi qualifiant, les deux SN sont au contraire assimilés dans l’univers de croyance de l’énonciateur (au sens de Ducrot 1984) qui prend en charge ce fragment d’énoncé. En d’autres termes, en (21a), une aquarelle n’est pas quelque chose qui se mange, tandis qu’en (24a), Berteaux sera (vraisemblablement) président du conseil, ce qui explique la glose en comme si dans un cas, en comme étant dans l’autre. Les deux constructions présentent un point commun important : elles mettent l’une et l’autre en jeu des points de vue. La comparaison exprime le point de vue du locuteur au sens de Ducrot 1984, i. e. l’être de discours qui prend en charge l’ensemble de l’énoncé. L’emploi qualifiant exprime le point de vue d’un énonciateur (au sens de Ducrot 1984), lequel correspond au sujet syntaxique de parler. Dans les constructions en parler de SN1 comme de SN’1 s’expriment aussi bien le point de vue du locuteur qui prend en charge l’ensemble de l’énoncé (désormais L) que celui du sujet syntaxique, lui-même engagé dans un acte d’interlocution (désormais l). Ces deux points de vue peuvent être contradictoires et apparaître simultanément : (26)

Eva conserve une grande idée de son père ; elle en parle comme d’un homme admirable qu’elle a vénéré et adoré. J’ai connu son père et je sais qu’elle se trompe. (Chardonne, Eva ou le journal interrompu)

10. Cf. Moline & Desmets (à par.) 11. Cf. Moline & Desmets (à par).

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(25)

L’interprétation des adverbiaux de manière qu-

En (26), pour Eva (l), son père est un homme admirable, ce qui est glosable par elle en parle comme étant un homme admirable tandis que pour L (je) 12, le père d’Eva n’est pas un homme admirable (cf. je sais qu’elle se trompe), ce qui est glosable par elle en parle comme si c’était un homme admirable. De même en (27) : (27)

Les journaux annoncent en grosses lettres les revers des troupes américaines en Tunisie. On en parle comme d’une déroute (our troops were routed), ce qui paraît exagéré, […]. (Green, Journal)

au point de vue exprimé dans les journaux (le revers des troupes américaines en Tunisie est une déroute) s’oppose celui de L (ce qui paraît exagéré). Les points de vue de L et de l peuvent être identiques : (28)

Et puis, songe un peu… il doit être un jour ou l’autre nommé membre de l’Institut. Maintenant tout le monde en parle comme d’une chose sûre et certaine. (Duhamel, Chronique des Pasquier)

Le plus souvent, seul le point de vue de l est explicite, et il est difficile d’établir avec certitude si L y adhère ou non :

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[…] il est unanimement respecté… au Quai d’Orsay aussi : Rumelles, qui a fait partie de son cabinet, en parle comme d’un homme de cœur, un ministre scrupuleux, appliqué, un politicien honnête, un ami de l’ordre, un ennemi de toute aventure. (Martin du Gard, Les Thibault)

Bien que la manière de parler stricto sensu soit plus saillante avec une construction comparative (ce qui résulte du rôle syntaxique d’adverbial de manière de la comparative et du rôle attributif de la construction qualifiante), son interprétation repose dans les deux cas sur des connaissances extralinguistiques.

3.3. Parler comme SN’0 Comme ci-dessus, l’absence de déterminant permet de distinguer les emplois qualifiants (cf. (30a)) des emplois comparatifs (cf. (30b)) : (30)

a. Le monde politique est extrêmement complexe : notre place n’y est point… Et souffrez qu’ici je vous parle comme historien, Messieurs, comme historien ! (Aragon, Les voyageurs de l’impériale) b. Monseigneur te parle comme un père pour sauver ta misérable âme perdue et tu as le front de lui dire que tu lui pardonnes ? (Anouilh, L’alouette)

Ces deux types d’emplois sont nettement distincts. Dans le premier cas, comme N est attribut du sujet, comme est glosable par en tant que, et ce n’est pas la manière de parler mais le statut du locuteur qui est en jeu. Dans le second, il s’agit d’une construction comparative, et sont en jeu à la fois la manière de parler et les rapports établis par l entre lui-même et son interlocuteur (i). Quand la construction réfère explicitement à l’acte d’interlocution dans lequel l et i sont engagés, le SN à droite de comme permet d’identifier la posture que le locuteur adopte vis-à-vis de l’interlocuteur : 12. La description est ici simplifiée, dans la mesure où je ne désigne pas L stricto sensu, mais le narrateur.

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(29)

De la manière (31)

a. […] je vous parle comme un vieil ami, poursuivit Albert en touchant du bout des doigts la main d’Odette… Vous me trouvez brutal ?… (Chardonne, L’épithalame) b. Je vous parle comme une femme qui a vécu, qui est de beaucoup votre aînée et qui serait désolée — désolée vraiment — de vous voir gâcher votre belle jeunesse pour une folie […] (Anouilh, La répétition ou l’amour puni) c. Vous venez de vous dire : qu’est-ce que c’est donc que ce pauvre ouvrier qui me parle comme un maître ? (Barrès, La colline inspirée)

Ces constructions expriment en outre différentes manière de parler (celle d’un vieil ami, d’une femme qui a beaucoup vécu ou d’un maître), qui mettent en jeu différents aspects de la locution (le ton, les mots employés, etc.), et dont l’interprétation repose sur des connaissances extralinguistiques relatives aux rapports sociaux tels qu’ils se manifestent dans le dialogue. Si l’interlocuteur n’est pas explicitement mentionné, la manière de parler est plus saillante : a. Un petit taureau, une bête courte, ramassée, qui parle comme un professeur. (Barrès, Mes cahiers) b. On ne peut pas prononcer un nom de ville sans qu’il en parle comme un guide. (Renard, Journal)

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Quand le verbe de P enchâssé est modifié par une formule négative (ne… jamais) ou restrictive (ne… presque jamais), la comparative explicite l’engagement de l dans l’acte d’interlocution : (33)

Si je vous parle comme je ne fais presque jamais à mes élèves, c’est que j’ai placé en vous beaucoup d’ambition. (Arland, L’ordre)

Enfin, quand la construction correspond à une figure, seule la manière de parler est activée. L’interprétation fait alors appel à des « lieux communs », s’établit par connotation, et, le cas échéant, à l’aide d’éléments co-textuels. La manière de parler peut référer à différents aspects de la structure conceptuelle du prédicat, notamment la qualité de la réalisation : (34)

a

– Elle vous amènera son petit garçon, un enfant de cinq ou six ans, qui parle comme un bébé, par monosyllabes. Il y a même certains sons qu’il semble ne pas pouvoir prononcer du tout. (Martin du Gard, Les Thibault) b. – Oh, si, Madame, je vous le jure : elle parle comme un livre ; ses sœurs lui ont montré ses lettres, elle les saura bientôt. (Chandernagor, L’allée du Roi) 13

la réalisation matérielle elle-même, en l’occurrence le mouvement des organes articulateurs : 13. Le contexte permet l’interprétation. Dans d’autres contextes, parler comme un livre peut référer à la seule formulation : (b)

58

La Môme, reprenant. - Ce fils sera l’homme que la France attend ! Il règnera sur elle et fera souche de rois. Mme Petypon, d’une voix pâmée. - Est-il possible ! Mongicourt, à part, d’une voix rieuse. - Oh ! Mais, elle parle comme un livre ! (Feydeau, La Dame de chez Maxim)

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(32)

L’interprétation des adverbiaux de manière qu(34)

Claudel parle comme la machine à parler de Schwob. Ses lèvres se soulèvent comme de lourdes tentures à de violents courants d’air. Il parle avec un système de palettes. (Renard, Journal)

l’articulation : (35)

Le soir, dans les coins tranquilles, elle défait son baluchon, elle leur jaspine. Pas besoin d’articuler, pour eux, c’est trop fatigant. Elle parle comme les chiens, mon bon monsieur. (Aragon, Les beaux quartiers)

l’accent : (36)

a. – Un grand matraqueur, un petit poids plume de chez nous et un balèze qui parle comme à l’Est ? (Pennac, La petite marchande de prose) b. Et le garçon qui parle comme un Américain a répété Câlais comme un Français du nord. (Green, Journal)

(37)

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a. Il va falloir s’accoutumer à cette nouveauté rapportée de Cornouailles et inattendue : Bettina parle comme une mitrailleuse tire. Nous qui nous moquions de ses paresses suisses il y a un mois… Ce débit véloce, haché mais monotone, […] (Nourissier, Le maître de maison) b. […] elle parle comme un petit moulin. Elle est tout excitée, elle s’agite sur sa chaise, elle perd sa respiration, elle avale sa salive parce qu’il y en a trop. (Aragon, Les voyageurs de l’impériale)

le volume : (38)

Et, tout en jouant, elle parle comme pour elle-même. (Duhamel, Chronique des Pasquier)

le ton : (39)

[…] il y a une heure qu’il parle comme un moteur au ralenti, […] (Reverdy, Risques et périls : contes)

La comparative peut également référer aux propos énoncés, en particulier à la formulation : (40)

a. Abandonnant toute préciosité, Simon répondit : – J’fais pas d’mal, m’n’adjudant. Au contraire. J’parle comme Horace… – Qui ça, Horace ? – Ben le héros de la tragédie de Corneille. Vous savez bien, mon adjudant… (Gibeau, Allons z’enfants) b. Est-on bien sûr que le cas soit très différent de celui d’un huissier français qui, en famille, parle comme tout le monde, mais, pour libeller une minute, écrit un charabia que beaucoup de ses compatriotes sont incapables de comprendre ? (Bally, Le langage et la vie)

au contenu global du message : (41)

a. Si Wetterlé dit : personne en Alsace ne rêve ni ne souhaite une guerre de revanche, il parle comme tout le monde même en France parlerait. (Barrès, Mes Cahiers) b. […] dans les mémoires d’un touriste, grimé en commerçant aisé qui voyage pour ses affaires, il parle comme on parle dans les voitures publiques, fait l’économiste, expose ses vues administratives, critique et refait le projet du tracé des futurs chemins de fer […] (Valéry, Variété II)

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le débit :

De la manière aux termes employés : (42)

a

« Pense un peu, Laurent, à tout ce que nous devons, les uns et les autres, à cet homme admirable. Ah ! C’était une personnalité ! » – car Joseph parle comme les journaux. Il appelle les personnes des personnalités. (Duhamel, Chronique des Pasquier) b. Cet homme prétendait avoir été élevé dans un temple, sous la garde d’une panthère noire. Vous souriez ; Ah ! je sais, vous trouvez que je parle comme un prospectus d’Agence Cook : temples, fauves, végétation géante. (Crevel, Détours) c. Qu’importe, je ne comprends pas les mots qu’elle utilise. Elle parle comme un cours, comme un dico, comme un médecin chez Molière. (Violet & Desplechin, La vie sauve)

Bien que certains exemples demeurent relativement énigmatiques : (43)

a. Tu sais qu’à la mairie, tous les jours, je parle comme une véritable fonctionnaire. (Bastide, Les adieux) b. Cet homme parle comme un pétard. (Colette, Claudine à l’école)

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4. LES VERBES DE « MANIÈRE DE PARLER » À la suite de Gross (1975), Eshkol & Le Pesant (2007 : 25) définissent les prédicats de manière de parler « comme étant le résultat d’une fusion d’un verbe de parole, le verbe dire, avec un verbe de manière de parler : (chuchoter, bégayer) qu’on est malade = dire en (chuchotant, bégayant) qu’on est malade ». Les verbes étudiés ici intègrent un sème faisant référence au volume sonore, lequel peut être élevé (crier, hurler) ou faible (murmurer, chuchoter).

4.1. Crier et hurler Les verbes crier et hurler ont deux acceptions. Ils peuvent signifier respectivement « pousser des cris » (TLFI, crier), « pousser des hurlements » ou bien « prononcer des paroles d’une voix très forte » (TLFI, crier). Dans cette dernière acception, ils constituent des verbes de « manière de parler », et sont caractérisés par la structure SN0 (crie + hurle) SN1 à SN2, SN0 étant nécessairement humain. Les exemples sélectionnés contiennent tous un COD explicite, référant aux propos criés ou hurlés. En l’absence d’un tel complément, il n’est pas toujours aisé de déterminer le sens exact du verbe. À la différence des tours en parler comme, le syntagme à droite de comme correspond très majoritairement au sujet d’une proposition elliptique, et plus rarement à l’objet direct. Une seule construction fait référence à l’objet indirect : (44)

C’est du football, du théâtre extérieur, « du grand théâtre », comme dit M. Brisson, où il faut crier comme à des sourds des banalités de répétition générale. (Renard, Journal) 14

14. Le corpus contient plusieurs exemples de crier comme à un sourd.

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les adverbiaux de manière en comme P sont étroitement corrélés au sémantisme du prédicat verbal, dont ils activent un argument sémantique.

L’interprétation des adverbiaux de manière qu-

Ce tour est vraisemblablement à l’origine de crier comme un sourd, le COI ayant été réinterprété comme un sujet par alignement sur la construction majoritaire : (45)

Quand même j’avais l’intention d’en causer à Besse, n’est-ce pas, mais il criait comme un sourd : – Réveillez-vous, bande d’abrutis ! (Nimier, Le hussard bleu)

L’examen des syntagmes à droite de comme conduit à distinguer trois types d’effet de sens. Dans le premier cas, largement majoritaire, ce syntagme correspond au sujet de P enchâssé, et a un emploi générique. Il y a proto-assimilation des sujets de P enchâssé et de P matrice, et la construction réfère au volume élevé. Dans le deuxième cas, le sujet de P enchâssé désigne un individu précis. La comparaison vise alors le dit plus que la manière de dire. Dans le dernier cas, le SN à droite de comme correspond au COD du verbe ellipsé, et la construction permet de caractériser les propos.

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Dans la mesure où crier et hurler intègrent un sème ayant trait au volume élevé, celui-ci est particulièrement saillant, et il n’est guère surprenant qu’il soit fréquemment activé par les comparatives en comme 15. À côté de tours plus ou moins figés : (46)

– Mais, mon général, il ne se tait pas ; il crie comme un putois qu’il est innocent. (France, L’île des pingouins)

les comparatives référant au volume élevé se caractérisent par un recours important au champ lexical de la folie : (47)

a

; […] et je retombai sur le lit avec lui en hurlant comme une folle : « au secours ! » (Leroux, Rouletabille chez le tsar) b. Elle crie comme une dingue, au rythme de l’essuie-glace : essen cechar gehuile Jae-ger Jae-ger Jae-ger et Froidnor maldan geeer. (Rivoyre, Les Sultans) c. – Tu vois, Tess, regarde-moi bien, tu vois… Tess voit clair ! Je criais comme un insensé. (Mac Orlan, Sous la lumière froide) d. – Non ! je hurlai, en me retournant. – Oh ! Putain ! C’est pas la peine de crier comme un forcené, dit Fonfon. (Izzo, Chourmo) e. Bernadette, furieuse, cria comme une perdue : – Son père ! Regardez votre beau Eugène, et le dégât qu’il vient de commettre. (Guevremont, Le survenant)

15. Y compris dans des constructions où le segment à droite de comme n’est pas réduit au sujet d’une prédication elliptique : (c)

Le moteur éternue et stoppe. J’entends les derniers mots : surpris par le silence, il me les crie comme si j’étais à cent mètres : – ... s’en foutent complètement ! (Saint-Exupéry, Courrier Sud)

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4.1.1. Le volume

De la manière f. Jacques cria comme un possédé : – Ce n’est pas vrai, menteuse ! (Duras, Les Impudents)

Ces constructions correspondent à des représentations collectives stéréotypées : quand on crie (hurle), on est hors de soi. De fait, ces comparatives constituent des clichés (cf. Schapira 2000). D’autres comparants, différemment connotés, révèlent également des représentations stéréotypées : (48)

a. Saül, qui se fâche et crie comme un maître d’école après des élèves. Mais voulez-vous bien rester ! Mais voulez-vous bien… quand je parle… mais voulez-vous… ! (Gide, Saül) b. – Va vite chez toi, cria-t-elle en se retournant vers Elisabeth. (Elle criait comme les paysannes qui se croient toujours dans la cour de leur ferme.) (Green, Minuit)

(49)

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Ce que le Camus nous a fait rire dans le train, avec sa grosse caisse, non ! C’est incroyable ! Il tapait dessus à tour de bras, en criant comme les saltimbanques : « Approchez, messieurs dames, venez voir le grand pélican. Cet animal n’est pas méchant, quand on l’attaque il se défend […] » (Chepfer, Saynètes, Paysanneries 1)

Enfin, la construction peut manifester la perception de l par L : la protoassimilation du comparant au comparé constitue alors l’élément essentiel de la comparaison : (50)

On descend à la cave et on perd un temps précieux à chercher l’amarre de la remorque. Sur ce, sa vieille déboule en hurlant comme une conne qu’elle nous en refuse l’usage. (Fallet, Carnets de jeunesse 2)

4.1.2. Le dit Lorsque le SN à droite de comme désigne un individu précis, la comparaison vise non pas la manière de dire, mais l’utilisation par le sujet de P matrice de propos attribués au sujet de P enchâssé. Il n’est d’ailleurs pas certain que le sujet de P enchâssé ait littéralement crié ces propos : (51)

Quel écrivain n’a-t-il crié comme Michaux : « À bas les mots », ces mots avec lesquels il se bat ? (Pontalis, Le dormeur éveillé)

De même en (52), où le syntagme à droite de comme correspond à un circonstant, la comparaison porte tout autant sur la littéralité du dit que sur le volume élevé : (52)

Parce que je l’aime bien, j’ai envie de lui crier comme à Guignol : « C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! » (Groult B. & Groult F., Il était deux fois)

4.1.3. La caractérisation des propos Enfin, quand le SN à droite de comme correspond au COD d’un verbe ellipsé, la comparative permet de caractériser les propos émis, et la proto-assimilation entre les objets de P matrice et de P enchâssé passe au premier plan :

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En sus du volume élevé, d’autres aspects de la locution peuvent également être activés, en l’occurrence le rythme, les termes employés, les assonances, etc. :

L’interprétation des adverbiaux de manière qu(53)

a. Puis elle cria comme un défi : – J’ai rien en tout cas, j’ai rien pantoute. (Roy, Bonheur d’occasion) b. Le chœur, voix monstrueuse d’une foule en prière, à la question du Christ « qui cherchez-vous ? » répondait en hurlant comme une imprécation, le nom de Jésus de Nazareth ! (Daniel-Rops, Mort, où est ta victoire ?)

4.2. Murmurer et chuchoter À la différence de crier et hurler, murmurer et chuchoter correspondent systématiquement à des verbes de « manière de parler », signifiant « dire quelque chose à voix basse » (TLFI, murmurer). Comme hurler et crier, ils possèdent la structure SN0 (murmure + chuchote) SN1 à SN2. Les effets de sens observés sont analogues à ceux décrits ci-dessus : majoritairement, la comparative réfère au volume peu élevé 16, mais elle peut également viser le dit ou caractériser les propos.

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Comme ci-dessus, la proportion importante de constructions en comme faisant référence au volume sonore doit être mise en relation avec le fait que le sémantisme des verbes en question contient un sème relatif au volume peu élevé : (54)

Les piles de livres toilés, les lecteurs se déplaçant entre les rangées de rayons métalliques, la manière convenue de chuchoter comme dans une église, tout cela plut à Olivier. (Sabatier, Trois sucettes à la menthe)

D’autres connotations peuvent y être associées : (55)

a. Tout à coup il murmure comme pour lui-même : « Chapeau ». (Joffo, Un sac de billes) b. Jacqueline (murmurant comme dans un rêve) Ah ! J’aurais dû ne pas venir, et pourtant je suis venue. (Prévert, La pluie et le beau temps)

4.2.2. Le dit La comparative peut également viser non pas la manière de dire, mais les propos émis. Lorsque les sujets de P matrice et de P enchâssé diffèrent, rien ne garantit que ces propos aient été initialement prononcés à voix basse : (56)

a. L’indignation me sauva : je me mis en fureur contre une indiscrétion si grossière, je blasphémai, je murmurai comme mon grand-père : « Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ». (Sartre, Les Mots) b. Ah, qu’il eût été bon, ce soir, de se blottir dans ses bras, d’entendre la voix caressante et chaude murmurer comme autrefois : « mon minou… » (Martin du Gard, Les Thibault)

16. Les quelques exemples de chuchoter comme (Frantext, à partir de 1900) correspondent à ce seul cas de figure. Plus généralement, les exemples en chuchoter comme et murmurer comme sont beaucoup moins nombreux que ceux en hurler comme et crier comme.

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4.2.1. Le volume

De la manière

4.2.3. La caractérisation des propos Enfin, la présence à droite de comme d’un SN objet non référentiel permet de caractériser les propos émis. Dans certains cas (57), il y a convergence entre le sémantisme du SN à droite de comme et le sème de volume peu élevé associé à murmurer. En effet, les confidences, les aveux et les secrets supposent une certaine discrétion : (57)

a

Elle leva son bras nu vers les éboulis du sud, et murmura comme une confidence : – Elle est là-bas, où personne ne la suit. (Genevoix, Fatou Cissé) b. Dans le couloir, le Rouquemoute s’arrête. Il mouette de plus en plus, flageole des guibolles. Il me retient, tremblant… – Sors le premier… il me murmure comme un aveu. (Boudard, La cerise) c. J’étais assis hier sous la véranda quand il a déposé près de moi un haut verre tout embué de fraîcheur. « Du citron pressé pour Monsieur Paul », a-t-il murmuré comme un secret à mon oreille. (Tournier, Les météores)

(58)

Buré la contemplait, et je l’entendis qui murmurait comme un hommage et un remerciement à sa beauté : « tu nous venges ». (Guéhenno, Journal d’une « Révolution »)

5. CONCLUSION L’objectif de cet article était double : explorer la relation sémantique spécifique entre un adverbial de manière et le prédicat verbal qu’il modifie d’une part, expliciter les spécificités sémantiques des certains adverbiaux de manière, en l’occurrence les comparatives en comme, d’autre part. L’étude corrobore les hypothèses de W. Geuder, dans la mesure où les effets de sens associés aux constructions en comme sont étroitement corrélés au sémantisme du prédicat verbal qu’elles affectent : dans le cas de parler, elles peuvent qualifier la relation entre le locuteur et l’interlocuteur, ou différents aspects de la locution (le ton, le volume, le débit, les termes employés, etc.) ; dans le cas des verbes de manière de parler intégrant un sème relatif au volume sonore, elles activent majoritairement ce sème, qui est particulièrement saillant. En outre, les comparatives en comme permettent d’établir une relation spécifique entre le syntagme à droite de comme et le syntagme syntaxiquement parallèle de P matrice, relation qui peut être décrite en terme proto-assimilation (Berthomieux 2006), ou de transfert de propriétés (Perelman & Olbrechts-Tyteca 1972) du « comparant » vers le « comparé ». Enfin, dans la mesure où elles expriment certaines caractéristiques des rapports sociaux tels qu’ils se manifestent dans le dialogue (parler à un inconnu comme à un ami), ou certaines représentations collectives stéréotypées (hurler comme un forcené) ces constructions constituent des clichés au sens de Schapira (2000).

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Dans d’autres cas (58), la référence au volume sonore peu élevé est impartie au seul verbe :

L’interprétation des adverbiaux de manière qu-

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Bibliographie