LA PARANOIA - Haut et Fort

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En France, la paranoïa correspondait au délire de persécution décrit par C. ... ou folie raisonnante (1909), qui viendra se confondre avec la paranoïa telle qu' ...
LA PARANOIA En France, la paranoïa correspondait au délire de persécution décrit par C. Lasègue. Cette entité nosologique apparue en 1852, trouvait son origine dans certaines formes de "mélancolies" ou délires partiels de P. Pinel, et se situait dans le cadre des "monomanies" créé par J.E. Esquirpal pour bien distinguer la mélancolie (délire triste),des délires monomaniaques, dont la monomanie de persécution était une des formes les plus fréquentes. F. Leuret insiste le premier sur la distinction entre les délirants "incohérents" et les "arrangeurs" dont le délire se systématise, s'organise d'une manière logique (1834). Plus tard, V. Magnan précise les caractères du délire chronique, à évolution systématique, en l'opposant aux délires mal construits des dégénérés. Ses élèves, P. Sérieux et J. Capgras, attachent leur nom à la forme de délire la plus typique : le délire d'interprétation ou folie raisonnante (1909), qui viendra se confondre avec la paranoïa telle qu'elle apparaît alors, dans la classification de Emil Kraepelin, psychiatre allemand, sous le nom de Verrücktheit. En Allemagne, c'est ainsi que, des 1845, l'avait dénommée W. Griesinger, en insistant sur son origine primitive, indépendante de toute cause extérieure ou de tout état morbide antérieur. Kahlbaum reprend, dans son traité de 1863, le terme "paranoïa" pour décrire, au chapitre sur les vecordias (maladies mentales où l'atteinte psychique est partielle, par opposition aux vesanias, qui lèsent définitivement la totalité du psychisme, et aux dysphrenias, qui ne la touchent que temporairement), les troubles de l'entendement. A côté de la paranoïa, il fait place à la dysthimia, atteinte de la sphère affective, et à la diastrephia, atteinte de la volonté. Dans cette perspective héritée, par l'intermédiaire de J.C Heinroth, de la philosophie Kantienne, la paranoïa apparaissait donc comme la maladie des fonctions du jugement et de l'entendement, s'opposant à celle des émotions et des sentiments, ce qui en excluait toute pathogénie émotionnelle ou affective. Cependant E Mendel décrit, en 1883, à côté de la paranoïa primaire, des paranoïas secondaires, plus au moins confusionnelles. Kraft Ebing, quant à lui, n'admet que la paranoïa primitive. Il décrit dans son Traité clinique, à côté de la paranoïa persécutoire tardive classique, une paranoïa "originaire", qui survient chez l'adulte jeune et qui est moins cohérente. C'est à partir de la séparation de plus en plus tranchée entre la paranoïa primitive, dont le délire est bien systématisé, et les paranoïas mal systématisées, secondaires, aiguës, pour lesquelles est crée le qualificatif de " paranoïde", que Kraepelin rapproche peu à peu la première des psychonévroses et fait rentrer les secondes dans le cadre de la démence précoce sous le nom de "démences paranoïdes". Cet auteur, qui va marquer profondément la nosographie psychiatrique, isole ainsi soigneusement la paranoïa de la démence précoce, à tel point qu'au cours des éditions successives de son traité, elle prend une place de plus en plus limitée,

pour ne plus définir que des délires bien systématisés, sans aucune "atteinte démentielle", et surtout interprétatifs. Il s'agit, écrit-il, du "développement insidieux, sous la dépendance de causes internes et selon une évolution continue, d'un système délirant durable et impossible à ébranler, qui s'instaure avec une conservation complète de la clarté et de l'ordre de la pensée, de la volonté et de l'action." LA STRUCTURE PARANOÏAQUE DES DELIRES Ce rétrécissement du cadre de la paranoïa va permettre d'étendre celui de la démence précoce, qui, devenue avec Eugen Bleuler, psychiâtre suisse, la "schizophrénie", englobe finalement toutes les psychoses chroniques. L'école française s'oppose, cependant, à cette évolution nosographique constatée en Allemagne et dans les pays anglo-saxons. Sous l'influence de H. Claude puis de H. Ey, les délires chroniques restent isolés de la démence précoce. Ils se regroupent selon leur organisation, leur construction, leur structure, en trois grandes catégories : 1. Les délires à structure paranoïde (délires incohérents, non systématisés, les plus proches des formes délirantes de la schizophrénie que sont les démences paranoïdes) 2. Les délires à structure paraphrénique (délires fantastiques dont la prolifération, quoique encore très chaotique et d'inspiration diverse, s'organise un peu, comme en architecture, le "palais idéal", du Facteur Cheval) 3. Les délires à structure paranoïaque, qui se "caractérisent par le développement systématique et cohérent d'un drame persécutif, l'argumentation irréductible, lucide, pénétrable et même contagieuse, la tonalité affective et agressive fondamentale, l'absence d'affaiblissement psychique notable. Ces délires regroupent, hallucinatoires ou non, les délires passionnels, les délires d'interprétation, certains délires d'influence". ( H Nodet ) Le délire paranoïaque va s'installer progressivement, vers 35-45 ans, chez un sujet ayant une personnalité paranoïaque, qui est un trouble répandu de la personnalité plus fréquente chez l'homme et dans les couches sociales favorisées. Tous les sujets au caractère paranoïaque ne feront pas un délire, loin s'en faut. ( v. infra ses caractéristiques ). Les troubles de leur caractère occasionnent souvent des brouilles avec l'entourage, à cause de leur forte agressivité, qu'ils attribuent à autrui, et de leur orgueil qui fausse leur jugement. Leur attitude les rapproche de la personnalité narcissique perverse (l'autre doit être détruit car il est dangereux ) – étudiée par Marie-France Hirigoyen dans son livre "Le harcèlement moral" ( Syros. Paris . 1998 ). Il convient de présenter ici les systèmes de classification actuels des troubles mentaux en diverses catégories, et basées sur des critères préétablis, bien qu'ils perturbent un peu le paysage psychiâtrique international, en raison de discordances terminologiques. Mais ils sont de plus en plus utilisés.

Il s'agit de l'approche athéorique et descriptive des "souffrances de l'âme" ou troubles mentaux, née au Etats-Unis en 1968 lors de la rédaction du D.S.M.II ( Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ). Le D.S.M.IV (Manuel diagnostique des maladies mentales), de l'Association américaine de Psychiâtrie, ainsi que la C.I.M.10 (classification Internationale des maladies mentales) de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) affichent leur volonté d'athéorisme, avec une sémiologie extrêmement détaillée pour chaque trouble, attendant d'autres découvertes. Citons R.Spitzer (1989) dans l'introduction du D.S.M.III.R : "avec le temps, à n'en pas douter, pour certains troubles d'étiologie inconnue, des étiologies spécifiques seront découvertes. Pour d'autres, il s'agira de causes psychologiques; pour d'autres encore, d'une interaction de facteurs psychologiques, sociaux et biologiques". Le D.S.M.IV est devenu la référence standard pour le monde psychiâtrique, permettant la communication internationale entre confrères, un meilleur contrôle de la maladie mentale et une meilleure compréhension de la personne humaine. Pour ce qui regarde la paranoïa, le D.S.M.IV présente deux catégories diverses : 1. La catégorie de la schizophrénie, avec cinq subdivisions dont le type paranoïde nécessitant des délires persécutoires ou mégalomaniaques, et/ou des hallucinations auditives. 2. La catégorie des troubles de la personnalité, plus complexe, où l'on trouve le trouble paranoïde en même temps que le trouble schizoïde et le trouble schizotypique. Ce qui le caractérise est un style envahissant de penser, de sentir, de se mettre en relation avec les autres, qui est particulièrement rigide et invariable. Sept caractéristiques communes le définissent, quatre au moins doivent être présentes pour emporter le diagnostic. Elles se regroupent autour d'une défiance et d'une suspicion envahissantes à l'égard des autres, au point que toutes leurs intentions sont interprétées comme malveillantes. Elles commencent au début de l'âge adulte dans des contextes variés. Le patient est convaincu d'être sain, les autres le maltraitant et le trahissant. Le patient paranoïde est incapable de se détendre, c'est une personne froide, avec une affectivité très restreinte et contrôlée ; il ne montre pas ses émotions, se vante d'être toujours objectif, rationnel ; il est dépourvu de sens de l'humour, ne rit jamais, ne montre jamais de tendres sentiments et ne pleure jamais. Cette spécificité structurale de la paranoïa va donc en sous-tendre les manifestations cliniques.

LE DELIRE PARANOÏAQUE ET SES FORMES Sur le plan clinique, le mécanisme du délire est essentiellement interprétatif. L'interprétation morbide amène le malade à donner une signification allant dans le sens de son délire à des événements banals, au comportement et aux propos d'autrui, pourtant dénués d'intentions hostiles et normalement perçus. Les intuitions sont rares ; quant aux hallucinations, elles restent généralement au second plan, mais sont plus fréquentes que ne le pensaient Sérieux et Capgras. Les contenus délirants, les thèmes, touchent le plus souvent à l'histoire personnelle du patient – Ils sont égocentriques. Au sentiment fréquent d'atteinte du moi, dans la période initiale, succède fréquemment celui d'hypertrophie du moi à la période terminale – Comme l'avait déjà remarqué Lasègue, le sujet passe successivement de la dépression à la persécution, puis à la mégalomanie ( folie des grandeurs). L'extension du délire peut se faire : Soit en secteur, c'est à dire en restant localisée à l'idée prévalante (passion amoureuse ou jalouse, revendication, invention, mysticisme, réforme religieuse ou politique, filiation), n'infiltrant pas les autres domaines de la pensée et de la vie du sujet. Soit en réseau, c'est à dire en gagnant progressivement toutes les relations et tous les secteurs de la vie du malade. C'est le cas habituel dans la forme classique du délire interprétatif de persécution. Ainsi se trouvent caractérisées deux grandes formes de délires : les délires passionnels à idée prévalente (érotomanie, jalousie, revendication...) et les délires interprétatifs extensifs. On y ajoute parfois les délires sensitifs de relation. I. Les délires passionnels a. L'érotomanie, magnifiquement décrite par G. de Clérambault, est l'illusion délirante d'être aimé par un "objet" le plus souvent inaccessible (vedette, homme politique en vue, médecin, prêtre, avocat, ces trois dernières professions étant spécialement prédisposées à servir d'objet à l'érotomane, qui huit fois sur dix, est une femme). L'affection évolue selon trois stades : - Après une phase d'espoir souvent prolongée, arrive - La phase de déception, devant laquelle les sollicitations sont de plus en plus inopportunes pour l'"objet", puis - La phase de rancune qui peut s'accompagner de manifestations médico-légales graves (chantage, conduites agressives et parfois tentative de meurtre). b. Le délire de jalousie est une jalousie amoureuse morbide qu'il faut bien distinguer des délires de jalousie secondaire de l'alcoolique. Elle est souvent l'expression d'une passion homosexuelle inconsciente pour le rival (D. Lagache). Le sujet a l'intuition délirante d'être trompé – Le délire de jalousie désigne une

manière délirante d'être jaloux – Au début, l'idée de jalousie est sans motif sérieux, mais le sujet jaloux va l'alimenter – Le doute devient alors une conviction délirante : il cherche des preuves, surveille ou fait surveiller, ouvre le courrier, épie les gestes, enregistre les communications téléphoniques et interprète tout dans le sens de sa conviction passionnelle. Le délirant passionnel a une potentialité agressive qu'il ne faut pas sous-évaluer, pouvant aller jusqu'au passage à l'acte, dans le crime passionnel. c. Le délire de revendication est caractérisé par le besoin prévalent et la volonté irréductible de faire triompher une demande que la société se refuse à satisfaire – Le patient a la conviction inébranlable de détenir la vérité et d'être d'une entière bonne foi. Il se croit victime et veut obtenir réparation à la suite d'un préjudice ou d'une injustice, vraie ou supposée. - La revendication concerne la loi chez les quérulents processifs : ils multiplient les procès ( héritage, voisinage ) - La revendication concerne le savoir chez les inventeurs méconnus, convaincus d'avoir fait la découverte du siècle. Il n'est pas toujours facile de les distinguer des inventeurs authentiques. - La revendication concerne un idéal chez les idéalistes passionnés, qui délirent sur une idéologie mystique, sociale ou politique qu'ils veulent transmettre, et "sont capables de torturer l'humanité entière et de la détruire pour permettre à la justice de régner sans conteste fût-ce dans un désert" (Maurice Dide dans "La bande à Bonnot", parlant aussi de Calvin, Robespierre ou Hitler ). Certains délires de filiation et de parenté célèbre méconnue sont a rattacher à ces délires de revendication – Ils se fondent sur la conviction d'une ascendance aristocratique, princière ou royale : entre autres, de faux Louis XVII ou fille du Tsar rescapée du massacre…; ou encore une ascendance médiatique : fille d'Yves Montand… On parle aussi de délires hypocondriaques, où la revendication concerne la santé : le délire s'organise à l'occasion d'une intervention chirurgicale ou de soins médicaux jugés insatisfaisants – Le patient poursuit alors le médecin ou le chirurgien rendus responsable, de sa haine et de ses exigences de réparation – Là encore, attention au passage à l'acte : un quotidien du 20 juillet 2001 raconte le meurtre d'un ophtalmologistes de 48 ans, à Neuilly, par un patient opéré depuis dix ans.. Citons enfin la sinistrose délirante, où la revendication concerne un préjudice corporel chez des sujets accidentés du travail ou de la voie publique, qui ne cessent de revendiquer une pension, une hausse du taux d'invalidité – Ils persécutent de récriminations et de menaces les employés de la Sécurité Sociales, les avocats, médecins, experts et contrôleurs. II. Les délires d'interprétation systématisés Ils consistent en un besoin de tout expliquer, de tout interpréter. "Folie raisonnante" est le titre du livre de Sérieux et Capgras en 1909, qui les ont individualisés. Il s'agit d'une psychose systématisée chronique caractérisée par la multiplicité et l'organisation d'interprétations délirantes, la quasi-absence d'hallucinations, la

persistance de la lucidité et de l'activité psychique, l'évolution par extension progressive des interprétations et l'incurabilité sans démence terminale. Une perception exacte, une sensation réelle sont immédiatement l'occasion de raisonnements faux et de jugements viciés en raison d'inductions ou déductions erronées. Tout acquiert une signification personnelle, généralement péjorative. Le délire va s'étendre en réseau régulièrement alimenté par des interprétations exogènes ou endogènes : - Les interprétations sont exogènes lorsqu'elles sont basées sur des perceptions extérieures : .Le sens menaçant d'un coup de chapeau, .La preuve d'un complot dans le regards ou le geste d'un passant, .L'ordre d'ouvrir les yeux lors de la rencontre avec un aveugle, .L'injonction de se taire exprimée par une personne qui met sa main devant la bouche. - Les interprétations sont endogènes lorsqu'elles portent sur les réalités internes au sujet comme des sensations corporelles, des pensées ou des rêves : un malaise interne est interprété comme une tentative d'empoisonnement dans l'eau ou les aliments. La conviction du délirant est telle qu'il peut entraîner pendant un temps l'adhésion voire la participation de son entourage. Certains sujets réagissent par la fuite et le déménagement, mais retrouvent rapidement les mêmes préoccupations. Là encore, attention au passage à la violence en actes. Les conduites agressives y sont très fréquentes, dénonciations, plaintes non justifiées à la police et au procureur, coups et blessure et parfois meurtre du ou des "persécuteurs" – Se rappeler le tueur des élus municipaux de Nanterre en 2002. III. Le délire sensitif de relation ou "Paranoïa sensitive" Individualisé par Ernst Kretschmer (1888 – 1964), psychiâtre allemand, ce délire se rapproche des deux autres : à l'étranger il est appelé "délire de référence". Le sujet croit être l'objet d'une attention malveillante de la part d'autrui. Contrairement au délire passionnel, il n'existe pas de revendications, mais une plainte vis à vis des persécutions dont il se croit l'objet. La paranoïa sensitive survient chez les sujets sensibles et timides, capables de retenir des expériences vécues pénibles jusqu'à la réaction brutale délirante, qui envahit sur le mode persécutoire, tout le système relationnel du patient. La persécution est vécue dans un sentiment dépressif d'auto dévalorisation, avec une note hypocondriaque et des risques de passage à l'acte auto-agressif. On a parlé de façon péjorative de la "paranoïa des gouvernantes" ou du "délire de persécution des vieilles filles".. La paranoïa sensitive est parfois considérée seulement comme une dépression, un état pathologique "border line" (Bergeret, 1974 )

Il semble que ce soit une véritable compensation paranoïaque à une infériorisation affective et sociale prolongée. L'évolution est oscillante, la guérison restant possible, même après des années. ETIOLOGIE ET PATHOGENIE : LA PERSONNALITE PARANOÏAQUE L'apparition des délires paranoïaques, chez des sujets le plus souvent prédisposés, les a fait considérer soit comme des psychoses purement endogènes (Kraepelin) soit comme un développement de la personnalité antérieure (Jaspers, Lacan), sans qu'il y ait véritable solution de continuité entre le caractère paranoïaque et le délire. Rares sont les psychiâtres qui ont retenu la possibilité d'un véritable processus morbide entraînant un bouleversement total de la personnalité (G. de Clérambault, K. Schneider) Il est cependant admis que certaines expériences délirantes primaires, des "crises" ou "moments féconds" dans la vie du sujet, de véritables intuitions délirantes peuvent brusquement faire basculer dans la psychose ce qui n'était jusque là qu'une personnalité paranoïaque. Celle-ci, bien décrite par G. Genil-Perrin en 1926, se définit par un certain nombre de tendances ou traits de caractère : l'orgueil, la méfiance, la fausseté d u jugement, la psychorigidité, l'inadaptation sociale. Ces tendances relèvent de deux troubles fondamentaux : la surestimation pathologique du moi et la fixation de la sexualité à un stade prégénital. 1. Le premier trouble, la surestimation pathologique du moi, aurait son origine dans un égocentrisme primitif qui entraîne : Une altération unilatérale des relations du sujet avec autrui, et lui donne le sentiment de vivre dans un monde de "méchanceté convergente" ( Alby ) : la méfiance qu'il affiche est alors inévitable. La fausseté précoce du jugement l'amène à se tromper sur lui-même et sur les autres. L'autocritique est fortement troublée et la systématisation abusive apparaît facilement. 2. Le second trouble est caractérisé par un choix d'objet sexuel prégénital : Soit hétérosexuel avec difficultés de relations sexuelles normales et troubles du type de l'éjaculation précoce (refus de donner au partenaire) ou de l'exhibitionnisme. Soit non réalisé (très forte timidité). Soit homosexuel. Mais dans ce dernier cas, l'homosexualité est généralement inconsciente et latente. Sa manifestation est inacceptable pour le patient qui va s'en défendre par la projection paranoïaque ; celle-ci donne la clé de la psychogenèse du délire paranoïaque.

C'est Freud qui, en étudiant les mémoires d'un célèbre paranoïaque, le président Schreber, interné pendant de nombreuses années, a montré l'importance des processus de projection dans le déclenchement du délire : "une perception interne est réprimée, et en son lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation, parvient à la conscience sous forme de perception venant de l'extérieur. Dans le délire de persécution, la déformation consiste en un retournement de l'affect : ce qui devrait être ressenti intérieurement comme de l'amour, est perçu extérieurement comme de la haine". Ainsi naît la "persécution", par une projection défensive contre un sentiment intolérable que Freud ramène finalement à une proposition unique : "Moi ( un homme ), je l'aime ( lui, un homme )", que le délirant contredit en proclamant : "je ne l'aime pas, je le hais". Mais cette contradiction reste inconsciente et se trouve traduite – la perception intérieure étant remplacée dans le mécanisme projectif, pas une perception venant de l'extérieur – par le processus suivant : "je le hais" devient, grâce à la projection "il me persécute", ce qui justifie la haine propre du délirant. Dans le délire de jalousie, comme l'a montré Lagache, le mécanisme est identique, le malade soupçonnant le conjoint d'aimer des partenaires qu'il désire lui-même, inconsciemment. D'où cet intérêt persécutoire chez le jaloux pour le rival, comme on le voit parfaitement décrit dans l'Eternel Mari de Dostoïevsky. J. Lacan, enfin, a lui insisté sur la valeur de châtiment inhérente au système de persécution paranoïaque où s'est enfermé le patient. Il s'agirait d'un châtiment inconsciemment désiré, donnant finalement un sens punitif à la paranoïa. En fait, l'apport essentiel de la psychanalyse, à propos de la paranoïa, ne concerne pas les problèmes de classification nosographique, mais a plutôt pour effet de mettre en lumière les mécanismes psychiques qui sont en jeu dans cette psychose. A vrai dire, pour Freud, la paranoïa pourrait être rattachée à certaines formes paranoïdes de la démence précoce, car la systématisation du délire ne lui semble pas être un bon critère pour définir la paranoïa. Comme le souligne l'intéressante étude du cas Schreber (Cinq Psychanalyses), la "démence paranoïde" du président Schreber est pour Freud essentiellement une paranoïa, dont Lacan a poursuivi la recherche. Le cas Schreber : Le président Schreber était un grand juriste, qui était tombé malade après sa nomination à la présidence de la cour d'appel de Dresde, en Allemagne. Il avait lui même écrit et publié l'histoire de sa maladie sous le titre de Mémoires d'un névropathe (1903). Celle-ci avait commencée sous la forme d'un "délire hallucinatoire" qui s'était progressivement transformé pour culminer dans un délire paranoïaque, systématisé. Puis sa personnalité s'était "réédifiée", et il avait pu se montrer "à la hauteur des tâches de la vie, à part quelques troubles isolés". Dans son délire, Schreber se croyait appelé à faire le salut du monde, sous une incitation divine qui se transmettait à lui par le langage des nerfs, dans une langue particulière qu'il appelait langue fondamentale. Pour cela, il lui faudrait être changé en femme, telle était la direction prise par son délire. Comme l'énonce Freud : "auparavant enclin à l'ascétisme sexuel, il avait été un douteur de Dieu; à

la suite de sa maladie, devenu croyant, il s'adonnait à la volupté. Mais, de même que la foi en Dieu qu'il avait retrouvée était d'une nature à part, de même, la partie de la jouissance sexuelle qu'il avait reconquise présentait un caractère tout à fait insolite. Ce n'était plus la liberté sexuelle d'un homme, mais la sensibilité sexuelle d'une femme ; il avait adopté à l'égard de Dieu une attitude féminine, il se sentait la femme de Dieu". Selon Freud, l'éclatement de ce fantasme féminin n'avait d'autre cause que la peur de Schreber qu'un de ses médecins, le docteur Flechsig, n'abusât de lui sexuellement : "la cause occasionnelle de cette maladie fut donc une poussée de la libido homosexuelle; l'objet sur lequel cette libido se portait était sans doute, dés l'origine, le médecin Flechsig, et la lutte contre cette pulsion libidinale produisit le conflit générateur des phénomènes morbides". Ainsi, pense Freud, il y avait dans la paranoïa un "conditionnement", une "défense par l'homosexualité », dont il admet d'ailleurs qu'elle n'est pas spécifique de la paranoïa. Chez les schizophrènes, comme chez les paranoïaques, suppose-t-il, il y a disparition de la libido d'objet au profit de l'investissement du moi; le délire aurait en réalité pour fonction de tenter de ramener la libido à l'objet. Freud conclut : "il existe une relation intime, peut-être même constante, entre cette entité morbide (la paranoïa) et les fantasmes de désir homosexuel, la paranoïa étant dés lors constituée par les différentes manières de nier la formule "moi (un homme), je l'aime (lui homme)", aimer un homme constituant dés lors le "noyau du conflit" dans la paranoïa de l'homme, l'amenant, dans l'hypothèse du délire de persécution, à proclamer : "je ne l'aime pas, je le hais", qui se transforme par le mécanisme de la projection, en "il me hait", autrement dit, "il me persécute, ce qui justifie alors la haine que je lui porte". Ainsi, "le sentiment interne, qui est le véritable promoteur, fait son apparition en tant que conséquence d'une perception extérieure : "je ne l'aime pas; je le hais parce qu'il me persécute". Lacan et la paranoïa Relisant Freud, dans son Séminaire sur les psychoses (1955-1956), Lacan reprend la question et poursuit la recherche sur la notion de paranoïa et sur les mécanismes qui entrent en jeu dans la maladie. Il introduit une donnée essentielle pour comprendre ce que Freud nomme le "complexe paternel" chez le névrosé et ce qui le distingue de ce qu'on rencontre chez le psychotique. Cette donnée est celle du caractère symbolique de la fonction paternelle, ce qu'il appelle "métaphore paternelle" ou bien Nom-du-Père. C'est en faisant intervenir ce concept que Lacan nous éclairera sur le sens de la prétendue homosexualité du paranoïaque. La fonction paternelle résulte de la reconnaissance par la mère non seulement de la personne du père, amis aussi et surtout de sa "parole", c'est à dire la place qu'elle réserve à la fonction paternelle symbolique dans la promotion de la loi. Or chez le paranoïaque, et chez les psychotiques de façon générale, la métaphore paternelle n'est pas opérante. Il y a chez eux "forclusion", c'est à dire qu'au lieu du Nom-du-Père il n'y a qu'un trou, ce qui rend impossible pour le sujet toute confrontation à la signification phallique. C'est ainsi que se déclenche la psychose du président Schreber, au moment même où lui-même est appelé à exercer une

fonction symbolique d'autorité. Il ne peut réagir à cette situation que par des manifestations hallucinatoires qui se transformeront en un délire, qui viendra apporter une solution en constituant, à la place de la métaphore paternelle, une "métaphore délirante" destinée à produire un sens, là où il n'y en a pas. On comprend mieux, dès lors, à quoi correspond ce que Freud désigne comme homosexualité dans la paranoïa. Il s'agit plus exactement d'une sorte de féminisation du sujet subordonnée non pas au désir d'un homme, mais à la relation que la mère entretient avec la métaphore paternelle et donc avec le phallus. En l'occurrence, pour le président Schreber, comme le dit Lacan, "faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d'être la femme qui manque aux hommes" (Ecrits), ou encore la femme de Dieu. Le traitement de la paranoïa Les paranoïaques refusent généralement la consultation médicale. Les neuroleptiques ne parviennent pas à entamer la conviction délirante, mais ils freinent l'expansion du délire ( Largactyl, Haldol, Piportil ). Un certain nombre de paranoïaques, par leur caractère dangereux, fait l'objet d'une mesure d’internement prolongé. La réduction du délire, créant une amputation de tout ou partie du mode habituel de penser et de vivre peut favoriser la survenue d'épisodes dépressifs qu'il faut traiter; il ne s'agit pas d'envisager une cure psychanalytique mais plutôt de permettre au patient d'exprimer ses conflits affectifs. Pour le thérapeute, la question est de moduler la distance à établir avec le paranoïaque dont l'imaginaire s'inquiète de tout rapprochement excessif ( menace de réalisation homosexuelle, menace de destruction ), comme de tout éloignement interprété comme rejet. Ainsi, la paranoïa n'est pas un simple trouble intellectuel, une erreur du jugement. Elle a ses racines dans une perturbation plus profonde, d'ordre instinctivo-affectif. Et c'est à ce niveau qu'elle peut se traiter, sinon toujours se guérir. Mais il faut dans ce domaine, reconnaître que les limites du pathologique, entraînant l'intervention psychiatrique, sont parfois difficiles à caractériser. Entre la connaissance "paranoïaque critique"de l'artiste et du poète, préconisée par Salvador Dali ( Le mythe tragique de l'Angélus de Millet ) et le véritable délire, se situent toute une série de degrés qu'il faut savoir apprécier. Beaucoup de grand révolutionnaires l'ayant été effectivement, les opposants au régime politique, à la culture d'une société sont facilement classés comme "paranoïaques" par les défenseurs de ce régime, ou de cette société. Or, "le diagnostic erroné de la paranoïa peut ruiner la vie et la carrière d'un homme et provoquer la perte de sa liberté et la confiscation des ses biens". (H. Baruk)

En revanche, il peut être dangereux de méconnaître un délire paranoïaque réel dont les conséquences relationnelles, voire médico-légales risquent d'être dramatiques pour l'entourage et pour le patient lui-même. Les troubles psychotiques que nous venons de décrire posent le douloureux problème de la capacité des sujets paranoïaques à prendre des engagements et s'ils en ont pris, de la portée réelle de leur consentement. Il sera alors souvent nécessaire de faire appel à un expert.