La science a-t-elle le même sens pour tous ? - Diasporiques

13 downloads 577 Views 397KB Size Report
tout savoir constitué et délimité, qu'il soit profane ou religieux, théorique ou pratique, était appelé « science ». Dans le même temps, on employait l' expression ...
débattre

Voici la transcription du débat organisé le 17 juin 2010 par Diasporiques/ Cultures en mouvement sur la question des relations entre science et cultures.

La science a-t-elle le même sens pour tous ?

Qu’entend-on exactement par « science » ?

Jean–Marc Lévy-Leblond : La première interrogation que nous voudrions vous soumettre porte sur la polysémie du mot «  science  ». Qu’entendons-nous exactement par ­ science grecque, par science babylonienne, par science chinoise, etc. ? Le mot science a-t-il ou non, dans ces acceptions multiples, un contenu proche de ce que nous désignons aujourd’hui – ici et maintenant ! – en l’utilisant ? Quelles sont en fait les questions voire les apories auxquelles nous sommes ainsi inévitablement confrontés ?

Ahmed Djebbar : Lorsque, en tant que chercheurs, nous qualifions la science de grecque, de chinoise ou de babylonienne, nous avons à l’esprit des traditions scientifiques ayant certaines spécificités, au niveau soit de leurs contenus, soit de certaines de leurs démarches, soit des liens ayant existé avec leurs contextes sociaux ou culturels respectifs. Quant à la

14 | Diasporiques | nº 11 nouvelle série | septembre 2010

signification du mot « science », elle a varié suivant les époques et les milieux culturels. On constate ainsi, en parcourant les nombreuses classifications des sciences produites en pays d’islam entre le ixe et le xviie siècle, que tout savoir constitué et délimité, qu’il soit profane ou religieux, théorique ou pratique, était appelé « science ». Dans le même temps, on employait l’expression « sciences des Anciens » pour distinguer les sciences exactes et la philosophie, les « Anciens » désignant essentiellement les savants et les philosophes grecs. Aujourd’hui, ce n’est pas ce problème qui fait débat ni celui de l’utilité des sciences exactes ou de leur place dans le cursus de la formation des élites. Les discussions, lors­ qu’elles existent, portent plutôt sur des aspects de nature culturelle. Le premier concerne le rapport au «  sacré  », c’est-à-dire les liens éventuels entre la production scientifique actuelle et le contenu de la Révélation. Des rencontres sont régulièrement organisées autour de cette thématique. J’ai moi-même participé à l’une d’entre

elles cette année à Alger. Aucun citoyen sensé, appartenant à l’espace musulman actuel, n’oserait mettre en doute le caractère universel des modes de production, d’acquisition et d’utilisation du savoir scientifique. Chercheurs, enseignants, étudiants sont totalement imprégnés de cette idée et ils n’ont pas d’états d’âme à ce sujet. Mais nombreux néanmoins sont ceux qui s’interrogent, en tant que musulmans, sur la nature des relations entre le contenu des décou­vertes scientifiques et le I’jâz al-Qur’ân, c’est-à-dire le miracle du Coran – la préoccupation dominante étant de trouver, dans un verset du texte sacré, une phrase, une expression, un mot ou une allusion qui puissent être considérés comme prémonitoire de telle ou telle découverte.

Philippe Lazar : Il ne s’agit donc pas de réunions scientifiques au sens ­habituel du terme ?

A.D. : Absolument pas ! Les colloques scientifiques ne se déroulent pas dans ce cadre. Ils sont organisés selon les normes internationales et selon les habitudes de chaque communauté scientifique. Les rencontres que je viens d’évoquer, qui concernent la relation entre science et religion, ré­ sultent d’initiatives privées, animées par des groupes idéologiques, mais aussi d’initiatives étatiques qui visent à promouvoir une position officielle ou tout simplement à accompagner puis à canaliser un phénomène ­intéressant une partie de l’opinion. À côté de cela, un second processus, déjà ancien au Proche-Orient, se développe aujourd’hui au Maghreb et

Ahmed Djebbar : « Nombreux sont les musulmans qui s’interrogent sur la nature des relations entre le contenu des décou­vertes scientifiques et le I’jâz al-Qur’ân, c’est-à-dire le miracle du Coran ».

15 

débattre

Kapil Raj : « Ne nous laissons pas enfermer dans les jeux de pouvoir qui donnent un poids particulier à l’expansion européenne de la première modernité et à la volonté de l’Occident d’imposer au monde son idéologie ».

en Asie Centrale. Il s’agit d’initiatives en faveur de la reconstitution et de la réappropriation de la mémoire de ce qu’il est convenu d’appeler « l’âge d’or » des sciences en pays d’islam. Pour prendre l’exemple de l’Algérie, cette découverte du passé glorieux de la science permet de sortir du cadre d’une mémoire « nationale » pendant longtemps circonscrite aux périodes ottomane et coloniale et à celle de la guerre de libération nationale. Deux motivations complémentaires alimentent cette volonté de mieux ­ connaître tout ce qui s’est fait dans le cadre de la civilisation de l’islam : d’une part la volonté de se projeter dans l’avenir sur une base solide et stimulante et de l’autre le besoin de se sentir valorisé par ce passé et de contribuer ainsi à effacer le sentiment d’une injuste dévalorisation qu’éprouvent aujourd’hui de très ­ nombreux musulmans. Ce qui conduit

16 | Diasporiques | nº 11 nouvelle série | septembre 2010

les protagonistes d’un tel engagement à privilégier le rappel des échanges féconds entre la civilisation de l’islam et celles qui l’on ­précédée (grecque, indienne, chinoise, mésopotamienne) et à rechercher des informations et des arguments en faveur de la thèse selon laquelle l’Occident chrétien aurait été en permanence hostile à l’islam et aurait même nié ses emprunts à la production scientifique de l’aire culturelle arabo-musulmane, comme il l’aurait fait pour les apports de toutes les autres cultures, et notament des cultures orientales.

J.M.L.L. : Ou bien la science occidentale en effet s’est nourrie des apports de l’ensemble des autres civilisations, et il n’y a là rien que de très naturel ; ou bien, comme le laissent entendre ceux que vous citez, il s’agit ­purement et simplement d’un « vol », ce qui conforterait l’idée (que je mets

personnellement en question) selon laquelle il existerait « une » science universelle.

A.D. : Ce qui est en fait reproché à l’Occident n’est pas d’avoir « emprunté » mais, faisant preuve d’une totale ingratitude, de récuser l’existence même de ces emprunts, et c’est cela qui leur confère les ­caractéristiques d’un vol.

Kapil Raj : Je voudrais revenir, à propos de votre échange, à la question de la polysémie du mot science. Telle qu’elle a été exprimée, cette question distingue formellement le bloc des sciences grecque, babylonienne, indienne, chinoise ou islamique de ce qu’on pourrait appeler la science moderne, occidentale. Et la réponse d’Ahmed Djebbar ne remet pas en question cette dualité, elle l’amplifie. Or cette formulation me semble contestable car elle enferme d’emblée dans le piège d’une opposition entre deux structures cristallines parfaitement distinctes l’une de l’autre et dans des jeux de pouvoir qui donnent un poids particulier à l’expansion européenne de la première modernité et à la volonté de l’Occident d’imposer au monde son idéologie. Toute l’ethnologie récuse aujourd’hui une telle dichotomie. On ne saurait certes nier l’existence de différences, dans le temps (ce qu’on appelle « science » n’est pas du tout la même chose au xviie, au xviiie, au xixe ou au xxe siècle ou au sein d’un même siècle) et dans l’espace. Mais ces différences n’impliquent nullement que ce processus évolutif – historique et géographique – aboutisse au clivage par trop ­simplificateur que vous avez évoqué ! Et je voudrais souligner que les

c­ircuits marchands internationaux ont pour leur part largement contribué à la circulation des savoirs et des ­savoir-faire, favorisant ainsi de fortes interférences dans la construction de ce qu’on résume aujourd’hui par le mot science. Le « modèle » japonais d’ouverture contrôlée

Annick Horiuchi : En fait ni en Chine ni au Japon la question de la science n’est posée en termes aussi généraux que ceux qui ont été utilisés jusqu’ici par mes collègues. Des savoirs de nature scientifique y existent de longue date, validés depuis des siècles par des enseignements professés dans des institutions créées à ces fins par des personnes dont c’est la fonction sociale reconnue. S’agissant plus spécifiquement du Japon, c’est dans sa période « moderne » (à partir du xviie siècle) qu’il va prendre connaissance, mais « en douceur », de la science occidentale. En douceur parce que ses dirigeants vont autoriser une présence très limitée de l’Occident en terre japonaise : seuls des commerçants hollandais seront autorisés à y séjourner, et cela uniquement dans une presqu’île particulière, étroitement surveillée. Les Japonais leur demandent de leur procurer des ­livres, notamment scientifiques, ils ap­ prennent le hollandais pour les traduire, et c’est ainsi que se développe une acculturation progressive à la science occidentale dans le cadre des grandes disciplines alors existantes là-bas : avant tout la médecine, la pharmacopée et l­ ’astronomie. S’agissant des ­ ­ mathématiques, la situation est un peu différente car les Japonais trouvaient «  leurs  »

17 

débattre

­athématiques d’un niveau plus m élevé que celles qu’ils auraient pu ainsi importer ! L’acquisition d’éléments du savoir occidental a ainsi permis aux Japonais de prendre du recul par rapport à ce qu’ils considéraient jusque-là comme « le » savoir de référence – en l’occurrence le savoir chinois, et par là même d’être en mesure de valoriser les savoirs propres du Japon, une attitude devenant légitime à leurs propres yeux dès lors que plusieurs savoirs étaient possibles. Ce fut pour la science japonaise une véritable libération intellectuelle que cette distanciation des savoirs chinois grâce à l’introduction, même discrète, du savoir occidental.

J.M.L.L. : Une incidente à propos de ce que vous disiez des mathématiques japonaises et de leur spécificité. Que pouvez-vous nous dire de la pratique, intrigante, des sangaku. Quelle est la fonction sociale et culturelle de ces sortes d’ex-voto mathématiques ?

A.H. : C’est effectivement un thème qui intéresse de nombreuses per­ sonnes. Très sollicitée, j’ai moi-même écrit plusieurs articles à ce sujet. Mais je dois dire honnêtement que la thèse que je défends… a beaucoup de mal à être admise par mes pairs ! Ces tablettes porteuses d’interrogations d’ordre mathématique sont, c’est exact, habituellement déposées dans des temples ou des sanctuaires. Et pourtant il n’y a aucun rapport entre l’usage de ces tablettes et le sacré ! Ces tablettes portent des noms – souvent plusieurs – dont celui du maître directement concerné, de son école (de l’école de Seki par exemple, l’une des plus fameuses). Ce sont en fait tout simplement des panneaux qu’on

18 | Diasporiques | nº 11 nouvelle série | septembre 2010

pourrait appeler publicitaires, placés dans des lieux de grand passage pour faire connaître les écoles de mathématiques qui les ont conçus ! Cette pratique s’est beaucoup développée aux xviie et xviiie siècles, à un moment où ces écoles cherchaient à étendre leur influence, en particulier dans les campagnes. En ce qui concerne les villes, les tablettes servaient aussi en quelque sorte de revues scienti­ fiques d’échanges directs entre leurs lecteurs. Ce qui renvoie au fait que, contrairement à ce qui se passait au même moment en Chine, l’État était peu présent au Japon dans l’organisation de la « communauté scientifique » ; ce sont lesdites écoles, souvent fortement concurrentielles, qui en étaient porteuses. D’où la nécessité pour elles de se faire valoir au travers de la diffusion de ces tablettes…

P.L. : Pourquoi ce discours, apparemment fondé et argumenté, ne « passet-il » pas auprès de vos pairs ?

A.H. : Il ne faut pas généraliser mais, à mon avis, c’est parce que l’Occident veut se représenter les pays d’Asie comme porteurs d’une culture essentiellement artistique. Et le Japon est particulièrement gênant de ce point de vue car les savoirs scientifiques s’y sont en fait développés assez vite et un peu de la même façon que dans nos pays. On préfère donc transformer la réalité plutôt que de l’admettre telle qu’elle est ! J.M.L.L. : Mais pourquoi n’y auraitil de panneaux publicitaires de ce type qu’en mathématiques et ni en ­médecine ni en astronomie ?

A.H. : La réponse est sans doute différente pour ces deux disciplines. Pour la médecine, qui est essentiellement une pratique, la vraie publicité est la capacité des médecins à soigner et à guérir ! Pour l’astronomie, il y avait une telle demande de calendriers et d’éphémérides (c’est-à-dire de marqueurs des grands événements astronomiques) de la part de l’État que les astronomes n’avaient pas non plus réellement besoin de solliciter des aides supplémentaires… A.D. : Peut-être y a-t-il aussi là une spécificité des mathématiques, qui serait relative à leur dimension à proprement parler culturelle et récréative ? On trouve en tout cas quelque chose d’analogue au ixe siècle en pays d’islam, où des jeux directement inspirés de la théorie des nombres et de la science du calcul – les ­« nombres pensés » – acquièrent un statut culturel de même renom auprès des élites que, par exemple, la déclamation de poèmes. Et il n’existe rien de semblable pour la physique ou ­l’astronomie... Gérer les apports des autres sans se perdre soi-même

K.R. : Ce qui me semble particulièrement frappant dans le propos d’Annick Horiuchi c’est qu’elle montre la parfaite complémentarité de l’absorption d’influences extérieures (celles en l’occurrence de la Chine et celles de l’Occident) et de la construction d’une identité propre pour autant qu’existe la volonté politique qu’il en soit ainsi. J.M.L.L. : La mise en évidence de ce processus est en effet particulièrement éclairante pour comprendre

l’évolution du Japon à un moment où l’on pourrait croire qu’il s’isole alors même qu’il s’engage dans une direction tout à fait différente, celle d’une ouverture contrôlée sur le reste du monde.

A.H. : Cette idée de fermeture de l’Empire du Soleil levant, qui a un temps prévalu, est en effet maintenant battue en brèche par tous les historiens qui ont pris conscience du fait qu’on avait, à l’époque, tout au contraire affaire à une volonté d’ouverture, mais d’une ouverture n’impliquant nullement une totale dilution des ­spécificités du pays.

Annick Horiuchi : « L’Occident veut se représenter les pays d’Asie comme porteurs d’une culture essentiellement artistique... On préfère donc transformer la réalité plutôt que de l’admettre telle qu’elle est ! »

19 

débattre

l’islam, de nombreuses disciplines ont continué à être enseignées et ont permis la p ­ ublication de nombreux ouvrages.

J.M.L.L. : On peut donc en effet avoir à un moment donné une puissance économique et politique importante sans que la science soit au même niveau. On connaît un autre grand exemple historique d’une telle situation : celui de l’Empire romain ! Mais ce constat n’implique évidemment pas que les Romains ne disposaient pas de savoirs opérationnels dans toute une série de domaines…

K.R. : Ils ont en effet agi – et avec quelle intensité – sans disposer de cette construction spécifique que nous appelons « la science »… A.D. : … et en prenant appui sur de

Jean–Marc Lévy-­ Leblond : « Comprendre le monde et en même temps le transformer a été en quelque sorte la règle d’or des deux derniers siècles. Mais cette association ne va pas de soi, rien ne garantit qu’elle perdure ».

A.D. : L’Empire ottoman a fait à peu près à la même époque le choix extrême opposé, celui d’une importation massive et substitutive de la science occidentale, et il semble bien que la stratégie du Japon se soit révélée à la longue beaucoup plus efficace. On a par exemple voulu y imposer l’usage du système métrique contre toutes les pratiques régionales en vigueur et ce fut un total échec, ­conduisant en fin de compte à renoncer à ce choix et à développer des algorithmes de conversion. L’Empire ottoman a été une grande puissance militaire, une grande puissance marchande, il aurait dû logiquement être aussi une grande puissance scientifique et il ne l’a pas été, même si, durant cette phase de l’histoire de

20 | Diasporiques | nº 11 nouvelle série | septembre 2010

nombreux savoir-faire, le cas échéant importés, comme ce fut aussi le cas par exemple en Perse, où l’on emprunta à la Grèce (quitte à ce que des écrits postérieurs accusent plus tard l’armée d’Alexandre d’avoir détruit le savoir persan !) ; ou encore en Chine, au xiie siècle, où l’on importe aussi des savoirs produits en Iran, ce qui conduit notamment à juxtaposer deux institutions astrono­miques et deux manières de faire dans ce domaine : celle qui était propre au pays et celle qui venait d’ailleurs ; deux ­savoir-faire qui se sont en fait montrés parfaitement compatibles et complémentaires. En d’autres termes encore, l’approche hypothético-­ déductive à la grecque, que nous privilégions aujourd’hui, n’a pas été la seule façon de « faire de la science »…

Science et rationalité

P.L. : J’aimerais bien, précisément, qu’on revienne sur ce que vous venez de désigner par «  démarche ­hypothético-déductive » et que nous nous interrogions sur les risques ­actuels de remise en question de l’universalité de la pensée rationnelle. Je ne saurais pour ma part cacher une certaine inquiétude quant à cette dernière attitude, en plein essor me semble-t-il aujourd’hui, et cela parallèlement à l’importance croissante accordée aux «  vérités révélées  ». L’exemple de l’audience actuelle du créationnisme en témoigne, non seulement comme on le sait aux ÉtatsUnis mais même en Europe1. Or si nous voulons, comme nous y invite si fortement Kapil Raj, dépasser les abords civilisationnels, n’est-ce pas encore et toujours la pensée rationnelle qui nous permet d’aborder de façon ouverte la question de la compréhension de ce que sont, l’univers, la matière, la vie, l’homme, la société ?

J.M.L.L. : Identifiez-vous, en disant cela, science et rationalité ? N’auraiton pas intérêt, pour mieux défendre la rationalité, à montrer qu’elle est toujours problématique, même à l’intérieur de la science ? La science, aujourd’hui, compte tenu en particulier des pressions économiques qui s’exercent sur elle, demeure-t-elle un haut-lieu de liberté et de pure ­rationalité  ?

P.L. : Les scientifiques, en effet, ne sont pas des « êtres rationnels », ce sont des hommes et ils peuvent être – ils sont ! – comme tout homme habités de passions. Mais ils savent quand même que leurs apports ne

seront finalement consacrés qu’au travers d’une lente décantation collective, seule susceptible d’imposer leur crédibilité. C’est à ce stade que le concept de rationalité prend tout son poids.

K.R. : Mais les critères de la rationalité ne constituent pas un absolu, ils sont eux-mêmes historiques, évolutifs au cours du temps ! Il existe une histoire sociale de la vérité… P.L. : Je ne peux qu’être pleinement d’accord avec ce que vous venez de dire : il ne saurait être question de donner une image en quelque sorte «  révélée  » de la rationalité  ! La science est, précisément, l’outil fondateur de l’évolution permanente de la pensée rationnelle, elle est, par excellence, un système ouvert qui, en cela, se situe aux antipodes de toute pensée inspirée par une Révélation. Ma crainte actuelle est dès lors celle de la montée insidieuse d’un relativisme qui renverrait la science au statut d’une forme particulière de connaissance strictement ­équivalente à toutes les autres.

J.M.L.L. : Si je vais au bout de ma propre pensée, je crois que les ­principales menaces ne proviennent pas aujourd’hui des religions révélées, ­elles résulteraient au moins autant de la marchandisation du savoir qui est elle aussi très lourde de conséquences. Et également des formes actu­elles de pseudo-­communication scienti­fique, de communication en fait média­ tique et vide de réel contenu : il n’y a pas de raccourci vers le savoir, pour l’assimiler il faut travailler et toute connaissance reçue de façon passive reste sans effet.

1  Le Conseil de l’Europe a certes refusé il y a quelques années de conférer au créationnisme la même légitimité qu’à l’Évolution mais ce vote a été acquis malgré l’opposition d’une très forte minorité.

21 

débattre

une immense machine à produire des biens et des profits.

P.L. : Il est donc d’autant plus important de revenir à la distinction essentielle entre les deux formes du comprendre : comprendre pour comprendre et comprendre pour agir, toutes deux essentielles mais qu’il faut continuer à différencier, en récusant notamment le concept, porteur de confusion, de ­« technoscience ». Science et religion : opposition radicale ou surprenantes convergences ? Philippe Lazar : « L’idée qu’il existerait une Vérité n’est-elle pas un frein plutôt qu’un moteur de l’évolution de la pensée rationnelle ? »

P.L. : Je n’ai pour ma part aucun doute non plus quant à la gravité de ces menaces, c’est peut-être seulement sur votre « au moins autant » que j’émettrais quelques réserves ! Car même la marchandisation, si elle est intelligente, a tout intérêt à ­prendre appui sur la liberté de la recherche : seule une recherche libre peut ouvrir des pistes réellement innovantes, donc aux applications potentiellement rentables… La marchandisation n’est donc pas, elle, incompatible avec l’évolution de la pensée. J.M.L.L. : Ce sont en effet des menaces les unes et les autres inquiétantes, j’en suis bien d’accord. Mais l’une vient du passé, et l’on a un peu appris à la gérer, l’autre provient au contraire de l’avenir et elle comporte donc une part d’inconnu a priori plus difficile à maîtriser. Comprendre le monde et en même temps le transformer a été en quelque sorte la règle d’or des deux derniers siècles. Mais cette association ne va pas de soi, rien ne garantit qu’elle perdure. La science pourrait bien être victime de ses immenses succès et dès lors se transformer en

22 | Diasporiques | nº 11 nouvelle série | septembre 2010

J.M.L.L. : Il m’arrive de m’interroger sur l’influence qu’a pu avoir la ­pensée chrétienne et plus généralement le monothéisme sur la conceptualisation de la science. Le concept de « lois de la nature » n’en est-il pas un ­exemple frappant ? C’est quand même une idée en soi bien étrange, non ? A.H. : C’est une question qu’on ne pourrait pas poser, je crois, dans le contexte intellectuel dominant en Asie. Elle associe en effet la science à la notion de vérité. Or là-bas, la rationalité se conçoit traditionnellement non pas en termes de vérité mais plutôt d’une quête incessante de la compréhension de l’environnement dans lequel on vit, au travers de schémas tendant, par approximations successives, à être représentatifs du réel. Cette idée s’exprime en chinois à l’aide du concept li, qui est assez ­proche du terme anglais «pattern».  J.M.L.L. : C’est une remarque pertinente mais qui n’annule pas mon questionnement : la quête de la ­Vérité n’a-elle pas été motrice des avancées

de la science en milieu chrétien et plus largement monothéiste ?

P.L. : Certes mais l’idée qu’il existerait une Vérité n’est-elle pas un frein plutôt qu’un moteur de l’évolution de la pensée rationnelle ? Vous avez sans doute raison de parler de son rôle positif à une certaine étape de notre histoire mais celle-ci n’est-elle pas aujourd’hui largement dépassée ? A.D. : Le discours musulman dominant nuance cette question de la façon suivante : il existe une Vérité, qui est l’apanage de Dieu, mais Dieu laisse les hommes, par leurs pra­ tiques, en découvrir progressivement des parcelles. Il ne peut donc jamais être contre le développement de la science… ou plutôt de sciences hiérarchisées, au sommet desquelles on trouve bien sûr les sciences reli­ gieuses. Par ­exemple, Dieu a imposé aux hommes de prier cinq fois par

jour mais il leur a laissé la responsabilité de trouver, à leur rythme, la méthode permettant de déterminer, scientifiquement, la direction dans laquelle ils doivent le faire… Et il a fallu attendre le ixe ­siècle et le développement de la trigonométrie, à Bag­dad, pour sortir de l’approximation et définir avec précision cette direction, en même temps que le calcul des moments des cinq prières quotidiennes et la détermination de la fin du mois lunaire. En d’autres termes, si la motivation de l’action est d’ordre divin, sa réalisation est, elle, ­purement ­humaine.

J.M.L.L. : Cela montre bien que le jeu entre rationalité et irrationalité ne se réduit pas à une opposition entre science et croyance.

A.D. : L’idée prédominante en islam est que les lois que vont découvrir les êtres humains sont déjà dans les

Les participants au débat Ahmed Djebbar est mathématicien, historien des sciences, ancien ministre de l’éducation nationale de la République algérienne (dernier ouvrage paru : ­L’algèbre arabe, genèse d’un art, Vuibert-Adapt.) Paris 2005 ; Annick Horiuchi est historienne des sciences, membre du Centre de recherches sur les civilisations de l’Asie orientale (dernier ouvrage paru : Éducation au Japon et en Chine. Éléments d’histoire, Études japonaises 2, Paris 7 / GReJa, Les Indes Savantes, Paris 2006) ; Philippe Lazar est épidémiologiste, essayiste et co-rédacteur en chef de Diasporiques (dernier ouvrage paru : Court traité de l’âme, Fayard, Paris 2008) ; Kapil Raj est historien, directeur d’études à l’EHESS (dernier ouvrage paru : Relocating Modern Science : Circulation and the Construction of Knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900, Basingstoke & New York : Palgrave Macmillan, 2007). Le débat a été animé par Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien et essayiste, directeur de la revue Alliage (dernier ouvrage, sous presse : La science (n’)e(s)t (pas) l’art, Hermann, Paris 2010).

23 

débattre

Pour en savoir plus Ahmed Djebbar, Une histoire de la science arabe. Entretiens avec Jean Rosmorduc, Seuil, 2001. Nidhal Guessoum, Réconcilier l’Islam et la Science Moderne. L’esprit d’Averroès, Presses de la Renaissance, 2009. Annick Horiuchi, « La géométrie à l’usage des Dieux au Japon ? », in Dossier : « Mathématiques exotiques », Pour la science, avril/juin 2005 ; « Les mathématiques peuvent-elles n’être que pur divertissement ? – Une analyse des tablettes votives de mathématiques à l’époque d’Edo », Extrême-Orient, Extrême Occident, n° 20 : Du divertissement dans la Chine et le Japon anciens, 1998. Jean-Marc Lévy-Leblond, « La science est-elle universelle ? », in La vitesse de l’ombre. Aux limites de la science, Seuil, 2006. Kapil Raj, Relocating Modern Science. Circulation and the Construction of Knowledge in South Asia and Europe, 16501900, Macmillan, 2007. Revue Alliage (culture, science, technique), n° 24-25  : « Science et culture autour de la Méditerranée », automne-­ hiver 1995.

t­extes sacrés et qu’il ne peut donc y avoir contradiction entre les deux approches. Ainsi le créationnisme, que nous avons évoqué tout à l’heure, n’est pas un grand sujet de préoccupation pour la majorité des musulmans : il n’est pas substitutif du discours scientifique sur l’Évolution. Demeure un espace profane où des êtres humains spécialisés peuvent faire de la science comme n’importe qui d’autre dans le monde. La religion n’intervient que lorsqu’il y a interférence entre la science et la société et le discours ne porte pas alors sur le contenu de la science mais bien sur la source qui le ­ légitime :

24 | Diasporiques | nº 11 nouvelle série | septembre 2010

i­névitablement le Coran. Tout cela n’est pas vraiment nouveau, ce qui l’est par contre est qu’aujourd’hui le dogmatisme semble malheureusement ­ souvent l’emporter sur ­l’ouverture. Mondialisation et diversification de la science

J.M.L.L. : La mondialisation de la science à laquelle nous assistons de nos jours signifie-t-elle, comme beaucoup de gens le croient un peu naïvement, qu’il va y avoir homogénéisation des approches scientifiques (sur le modèle américain, pour le dire clairement), et ne porte-t-elle pas au contraire en germe une capacité de diversification de ces approches ? Le sens même du mot science ne va-t-il pas changer ?

A.D. : On peut en effet croire à ce type de changement si l’on croit à l’influence des cultures sur la façon de faire de la science. Mais à cette évolution qui pourrait se révéler féconde s’oppose le risque que nous avons été plusieurs à évoquer tout à l’heure : celui d’un pilotage de la recherche scientifique, à la fois ­autoritaire et abondamment financé, en fonction d’impératifs qui ne sont pas ceux de la connaissance pour la connaissance. Nous en avons déjà de multiples exemples de nos jours. Et je suis hélas pour ma part sceptique sur la capacité des cultures à résister à ce maelström économico-financier.

A.H. : On a en effet l’impression que l’idée dominante est de programmer la découverte, ce qui ne peut que ­laisser perplexe…

P.L. : Rêve ou cauchemar ? On n’en est quand même pas encore tout à fait parvenu à ce stade et la science ne cesse de renouveler de façon radicale nos représentations du monde. K.R. : La volonté de Singapour de canaliser tout ce qui peut se passer en termes scientifiques en Asie illustre néanmoins parfaitement les craintes que vous exprimez les uns et les autres et ce que pourrait devenir notre avenir. Et la motivation de ce pays qui occupe une place stratégique dans le monde asiatique n’est pas seulement financière à court terme, son ambition porte bien au-delà…

maintien de la diversité culturelle ne manquera pas d’apparaître comme un enjeu majeur de préservation de la qualité de notre avenir.  Propos recueillis et retranscrits par Philippe Lazar Photographies de Jean-François Lévy

P.L. : Notre rencontre portait fondamentalement sur les relations entre cultures et science et au fond ce que vous nous suggérez par vos dernières interventions est que nous nous intéressions directement à la question des relations entre science et pouvoirs. Voilà un beau projet pour un futur numéro de Diasporiques !

J.M.L.L. : J’y adhère complètement, à condition toutefois de ne pas confondre science et recherche scientifique, la seconde n’étant qu’une composante de la première, aux côtés des transferts des connaissances par l’enseignement et pour l’action. C’est en prenant en compte l’ensemble de ces dimensions que nous serons le mieux en mesure de réfléchir à la façon dont nos sociétés gèrent la production et l’utilisation des connaissances scientifiques. Ce qui nous renverra inévitablement à une réflexion sur l’extension de la démocratie à cette gestion, plus généralement, à une réflexion sur la démocratie ellemême. Et c’est à ce niveau que le

25