les grands ensembles

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atteindre les grands ensembles comme forme urbaine d'un mode de vie ... territoire. La «cité », devient le seul refuge par rapport à un monde extérieur.
Frédéric Winter

LES GRANDS ENSEMBLES : L’ OBSOLESCENCE D’ UN MODELE SOCIAL ET URBAIN Si l’Etat s’est résigné à accepter, puis dorénavant à promouvoir après une longue résistance, la démolition de logements sociaux c’est que le sujet réel n’est plus le logement mais bien les grands ensembles. Il devient acceptable de perdre des logements sociaux si c’est pour y regagner des quartiers. De fait, l’obsolescence concerne bien moins le logement que l’immeuble pour atteindre les grands ensembles comme forme urbaine d’un mode de vie Il faut désormais admettre ce constat : ces quartiers de tours et de barres sont devenus les archétypes urbains de l’exclusion. Ils ne l’ont pas toujours été. Et ce n’est pas leur forme urbaine qui a évolué. Ce qui a changé, c’est la perception, l’ensemble des représentations qu’on leur porte : celles de leurs habitants ou celles, externes, des «gens de la ville ». La question de la «sécurité » a fonctionné de ce point de vue comme un puissant révélateur. S’est généralisé le sentiment que ces quartiers sont devenus le lieu, le creuset de l’insécurité voire dorénavant de la violence urbaine. Et qu’il s’agit bien là de l’ultime manifestation d’un territoire en marge, du territoire des «exclus » (si ce n’est le territoire des gens qu’il vaut mieux finalement «exclure »). Tous, dans ces grands ensembles ne sont pas exclus, et de même tous les exclus ne sont pas seulement rassemblés dans ces quartiers. Pourtant les grands ensembles sont devenus les lieux emblématiques, les territoires parfaitement identifiables et circonscrits de l’exclusion. Que ces représentations soient réelles ou déformées, peu importe puisqu’elles produisent des effets avérés de marquage et de distanciation sociale. Vouloir ainsi démolir, ce n’est pas se compromettre à abattre ce qui ne serait qu’un leurre : un acte physique devant régler la misère. C’est accepter de prendre en considération nos représentations communes en s’attaquant alors à un lieu «culturellement » dévalué, qui apparente de facto ces habitants à des exclus.

HETEROGENEÏSATIONS SOCIALES ET MODE D’HABITER EN MASSE ET NORMATIF Peut-on dès lors absoudre la forme urbaine de ce lieu, et la rendre absolument étrangère à ce phénomène d’assimilation établie entre un espace et un statut social dégradé ? Clairement ce mouvement d’exclusion à pour origine un processus social. Mais ces quartiers de grands ensembles ont été pris au piège de pratiques sociales qui ont évolué dans une forme urbaine qui restait figée, fixée dans un

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modèle inadaptable qui est devenu obsolète parce qu’il supporte probablement moins que d’autres la crise et le conflit social en son sein. Ces grands ensembles ont, de fait, subi une pression, un effet de cisaillement entre un mouvement de segmentations sociales, de repli sur des identités culturelles de plus en plus hétérogènes, et un mode d’habiter en masse fondé sur le «normatif » et un «égalitarisme formel ». Les contradictions se sont approfondies entre les pratiques sociales, les représentations que les gens ont d’eux-mêmes dans ces quartiers et l’espace qu’ils habitent. Les quartiers de grands ensembles ont toujours recouvert des réalités variées, qui ne les rendent pas aussi homogènes qu’on le présente souvent. La diversité des populations, de leurs origines et caractéristiques sociales a largement été soulignée, longtemps présentée comme une richesse culturelle DE LA COEXISTENCE A LA STIGMATISATION SOCIALE. Toutefois aujourd’hui les hétérogénéités de population, de comportements apparaissent plus vives encore et surtout plus antagonistes les unes des autres. Les hétérogénéités culturelles et surtout celles de statut social prennent de plus en plus la forme d’identités excluantes les unes par rapport aux autres ; -

D’un côté, on trouve encore des gens qui travaillent, une classe moyenne qui entretient tant bien que mal une relation à la « ville ». De l’autre, une population qui n’a plus de relation (ou extraordinairement précarisée), plus d’espoir dans le travail, et qui sont de plus en plus «désafilliés », c’est à dire en perte d’attachement au lien économique et au lien social.

Pour ces derniers, la désaffiliation prend la forme d’un enfermement sur le territoire. La «cité », devient le seul refuge par rapport à un monde extérieur inaccessible ou qui vous rejette. Les réseaux sociaux, les solidarités familiales qui subsistent, les pairs deviennent le seul cadre de sociabilité. Le grand ensemble devient l’unique unité de vie, une unité de référence enclavée spatialement et mentalement. Ceux qui y ont vécu leur enfance, devenus des «jeunes de cité » y ont constitué une «culture des rues » (et son flou évident entre le légal et l’illégal) développant un mode d’investissement complet du territoire de la cité qui apparaît comme un accaparement. Et comme les acteurs publics et les adultes ont le plus souvent déserté - et craignent - l’espace collectif, cet accaparement par ces jeunes est d’autant plus prégnant et exclusif. Leurs attroupements dehors ou dans les halls, leurs appropriations plus ou moins inciviles, leurs trafics parfois se présentent souvent comme des manifestations de domination voire de contrôle du territoire. Et l’espace collectif des quartiers se prête volontiers à cette domination : - Avec un espace entièrement «libre » et une indistinction totale des statuts du sol (privatif ou public), sans limite matérialisée, sans seuil protecteur et donc ouvert à n’importe qui, jusque sous les fenêtres des logements. - Avec une morphologie très contraignante pour le contrôle public (maillage viaire très faible, nombreuses impasses) et un univers piétonnier, constituant une 2

multiplicité d’échappées possibles propre à faciliter les actes délictueux. La rue y a souvent disparue au profit d’un réseau de voiries indistinctes. Aux yeux de tous cet espace sans règle, sans ordre apparent, s’est transformé en un espace d’incivilité et d’impunité.

Pour les autres, les «inclus », ceux qui forment le gros bataillon des candidats (plus ou moins virtuels) au départ des quartiers, l’environnement devient de plus en plus insupportable. Et l’élément le plus insupportable de l’environnement, c’est souvent la masse de ceux qui l’habitent, qui l’occupent, leurs voisins, et les enfants de leurs voisins. Pour eux, le sentiment d’insécurité domine. Et il s’alimente de leur propre insécurité économique ou sociale. La crainte est d’autant plus vive qu’elle exprime la peur d’être assimilé ou de basculer vers «ceux d’à côté », les pauvres. Leur repli s’effectue sur le privé, en l’absence de parole collective possible. Mais ils n’ont pas d’espace privatif ou appropriable au-delà de leur logement (qui peut être sur-investi), pas d’espace protégé au-delà de leur porte palière. Leur volonté de distinction par rapport aux « autres » n’arrive pas à s’exprimer, à s’affirmer publiquement, sauf peut-être dans le secret de leur vote. Ils n’ont pas choisi de partager cette même cage d’escalier. Ils ne peuvent se distinguer par leur immeuble, leur adresse. Leur capacité d’investissement ne trouve pas d’expression publique, visible. Les géographies «vécues » des quartiers indiquent toujours pourtant la présence d’une cage d’escalier, d’un immeuble, voire d’un bloc qui « vivent bien », mais qui n’arriveront pas à s’arracher à la dévaluation générale. Ils n’ont pas de capacité de se différencier formellement face à l’uniformité de l’habitat, de son statut et de sa gestion. Au contraire d’autres quartiers urbains, où le découpage parcellaire plus fin, le morcellement de la propriété foncière, la variété des architectures permettent une juxtaposition d’entités immobilières qui peuvent abriter chacune des identités sociales plus homogènes par leurs parcours et leurs aspirations résidentielles.

Entre ces blocs de population habitant les grands ensembles finalement peu étanches l’un à l’autre, on est passé d’une situation de coexistence, parfois tendue mais sans crainte de tomber de l’un vers l’autre, à un développement de la stigmatisation avec la montée du racisme d’un côté et des affirmations identitaires accrues de l’autre (voire une ethnicisation des relations). La segmentation sociale s’exprime : - Chez les uns, par une volonté de partir, une aspiration à la ville et une peur de rester, avec un très fort repli sur soi. Et leur ressentiment s’apparente ce que Ch. Bachmann, qualifiait de basculement des classes moyennes contre les pauvres. - Chez les autres, le repli sur le territoire, sur la cité ou sur des identités culturelles spécifiques, s’accompagne d’une forme d’autodestruction de cet espace qui emprisonne et stigmatise.

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Le lien commun reste finalement un mouvement d’ostracisme réciproque et un rejet partagé de ces grands ensembles. L’ « UNITE DE VOISINAGE » NE RESISTE PLUS A LA DESUNION DES VOISINS. Ces évolutions des quartiers et de leurs pratiques sociales ont pris à contre-pied les valeurs sociales et urbaines qui ont présidé à la conception des grands ensembles. Bien sûr ces grands ensembles sont nés d’un besoin de logement en masse et ont été instrumentalisés par les industriels du bâtiment. Mais le «chemin de grue » rituellement dénoncé n’est pas seul responsable. Ce même chemin de grue a pu en effet permettre de réaliser des ensembles sur des plans de masse extrêmement différents, des «nouilles » d’E. Aillaud à Grigny, aux quartiers exclusivement de tours - «démocratie » aux Minguettes - ou exclusivement de barres – Les Sablons à Sarcelles -. La logique industrielle s’est très facilement appuyée sur des schémas de composition architecturale dessinés et justifiés par d’éminents architectes Prix de Rome, pour donner naissance en France, à ce « béton gaullo-communiste »1 très largement revendiqué pour ces vertues sociales et urbaines. Car s’il s’agissait de loger les gens, il fallait aussi par leur cadre de vie les amener à un nouveau mode de vie, suivant en cela une longue tradition d’utopies urbaines généreuses sombrant cette fois dans une modernité « officielle ». Ce qui craque dans nos cités, c’est également la fin d’un modèle urbain, d’un mode d’habitat qui n’arrivent pas à se départir de l’édifice culturel d’origine sur lesquels ils ont été fondés par les condisciples, plus ou moins talentueux, de Le Corbusier.

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Un modèle collectif basé sur une volonté normative : La conception du cadre urbain correspond à un rationalisme décrêté des comportements humains, basé sur les pratiques d’un homme « nouveau » conforme, évalué selon ses besoins types et standardisés. Mais « l’unité de voisinage », chère à nos urbanistes « modernes » devient beaucoup moins harmonieuse lorsque les voisins se désunissent. Cette volonté normative a alors rencontré sans difficulté la gestion en masse, fortement « administrée » des organismes HLM pour lesquels un locataire n’a été longtemps qu’un usager temporaire d’un logement dont il a eu le bonheur d’être attributaire. Longtemps l’usage d’un logement social a été encadré par la longue liste des interdits des règlements HLM, aujourd’hui remisés face aux débordements des comportements individuels ou collectifs.

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Un égalitarisme formaliste refusant tout « quant à soi » : Il s’exprime indéniablement dans l’architecture des bâtiments, soumise à une doctrine architecturale stricte refusant tout marquage spécifique, toute distinction

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Selon l’expression de Phillipe Trétiack dans «Le monde des débats » d’avril 1999.

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anecdotique, tout « quant à soi » et qui prescrit une égalité de traitement basé sur un purisme des formes dénué de tout particularisme. Les façades sont toutes uniformes, même après une réhabilitation juste parfois un peu plus bariolée. Quelles que soient les vies qui s’abritent derrière, la façade ne renvoie aucun reflet, aucun signe qui puisse exprimer des modes de vies, des aspirations sociales différents. Pas de matériaux plus chics, pas de décors « bourgeois » mais en revanche un même niveau d’entretien, une même prestation technique maintenant le patrimoine dans un niveau d’apparence et de qualité équivalent. -

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Une transparence imposant une communauté de vue : L’espace extérieur devait être le plus fluide possible pour faire circuler partout l’air, le soleil, la nature. Les immeubles seront hauts et les « surfaces vertes ne seront pas compartimentées en petits éléments d’usage privé, mais consacrés à l’essor des diverses activités communes ». Du coup la fluidité vaut aussi pour le regard réduisant l’intimité, la sphère privative au seul logement. Toute activité sociale sur ces vastes étendues communes se fait au vu et au su de tous, sans secret possible. Le moindre incident diffuse sur l’ensemble de la cité. La communauté de vie y est plus qu’ailleurs une communauté de vue, imposée et subie. Un espace figé et définitif : L’urbanisme de « plan masse » est tout d’abord la signature d’un ordre définitivement aboutit. Jusqu’à la LOV supprimant les ZUP, le plan masse faisait office de règlement d’urbanisme contraignant la mutation de ces quartiers par de nombreux blocages réglementaires. Au-delà du dessin figé, c’est le mode de production de ces quartiers qui est rigide : un seul promoteur, de vastes unités foncières, un espace zoné qui sont peu propices au développement des appropriations individuelles et initiatives multiformes des acteurs urbains hors de procédures de réaménagement publiques lourdes. Là encore le lien s’établit aisément entre l’immobilisme social des populations et l’immuabilité physique du lieu : « Je ne bouge pas dans un quartier qui ne bouge pas non plus ! ».

On a donc là finalement un modèle de vie urbain basée sur une pensée de la vie collective qui ne laisse que peu d’expression au privé, peu d’espace au secret et à l’épaisseur qui font le terreau de la vie sociale possible dans les villes et la condition d’une cohabitation dans l’autonomie et le respect de la vie de chacun. En cela, l’espace est un facteur aggravant. Il ne crée pas la crise mais les valeurs sur lesquelles cet espace est fondé sont elles-mêmes en crise. Notamment parce que ce mode d’habiter ne supporte pas, voire amplifie les tensions sociales. Cet espace est un facteur de la crise, parce qu’il est prédéterminé par un mode de cohabitation « harmonieux » lui-même en crise. Il y a bien complicité spatiale. S’il faut démolir, c’est d’abord cet espace collectif devenu aliénant parce qu’il a perdu tout sens.

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REDONNER UNE CAPACITE DE DISTINCTION POUR EVITER UNE SEGREGATION TOTALE. Le choix de vivre ensemble n’est finalement possible sur un même territoire que si l’on y offre à chacun une capacité de développer un parcours résidentiel positif. Il y a sur ces quartiers des gens attachés à leur territoire, pas uniquement parce qu’ils en sont prisonniers. Ils y sont nés, y ont fondé une famille, des réseaux de vie. On peut chercher à attirer sur ces quartiers après démolitions, reconstructions, requalification, des populations « extérieures » : celles qui promettent un futur de « mixité sociale ». Il n’y a pas lieu de renoncer à cet objectif. Mais il trouverait un terreau plus favorable lorsque l’on pourra préserver cette mixité de vie, de condition, d’aspiration qui survit tant bien que mal dans nombre de ces quartiers. Il faut ainsi ouvrir à ceux qui y vivent ou y ont vécu, l’espérance de pouvoir s’ancrer sur ces territoires par un habitat leur conférant le degré d’autonomie ou de distinction qui leur permette de s’y reconnaître davantage A l’instar des cités–jardins qui pouvaient mêler harmonieusement et sans fracture, habitat individuel et collectif, il apparaît possible aujourd’hui de juxtaposer, après restructurations démolitions ou reconstructions, des habitats de statut différents dans ces ensembles en parcellisant davantage leur territoire, en les résidentialisant, de telle sorte que l’on recrée un espace plus privatif, plus réduit, aux échelles d’appropriation et d’investissement possibles des résidents. Ce rédécoupage territorial plus fin doit pouvoir également s’accompagner de formes de réintervention des habitants sur leur cadre de vie, voire d’autonomie de gestion, par exemple en leur mettant à disposition des budgets d’embellissement selon leurs goûts, leur image, etc… Par l’architecture des nouveaux immeubles, par le renouvellement de la forme urbaine des grands ensembles il est ainsi possible de contribuer - et seulement de contribuer- à offrir le degré de séparation, de distinction qu’il faudra parfois accorder si l’on veut é viter des mouvements de ségrégation sociale et urbaine plus définitifs.

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