Les nombreuses vies de Cthulhu - Numilog

6 downloads 179 Views 629KB Size Report
a pu appeler de façon assez floue le Mythe de Cthulhu constitue un ... 1 Cf. Lovecraft: A Look Behind the Cthulhu Mythos (1972), par Lin Carter. ... Dr. Pretorius.
Chapitre un DE DIEUX ET DE MONSTRES Biographie d'un mythe

P

our l’étude qui va suivre, se présentait d’emblée à notre curiosité un nombre faramineux de témoignages. Ce qu’on a pu appeler de façon assez floue le Mythe de Cthulhu constitue un bourgeonnement sans cesse plus vivace, qui achève sa huitième décennie sans désemparer. Il est loin le temps où Lin Carter, dressant une liste des nouvelles du Mythe qu’il garantissait complète — à tort —, en dénombrait fièrement cent dix-neuf 1. C’était en 1972, et beaucoup d’encre a passé sous les plumes, désormais. Depuis l’invention de Sherlock Holmes, peu de mythologies modernes peuvent se vanter d’une telle abondance de progéniture 2, et il est douteux qu’on puisse encore dresser un catalogue complet de la production. Initialement cantonnée au domaine littéraire, la mythologie des Anciens a débordé dans le cinéma (mais ne parlons pas des sujets qui fâchent) et la bande dessinée, le domaine du jeu de rôles, voire du jeu vidéo. Il fallait trancher, et le choix était somme toute assez simple : nous nous sommes attachés en premier lieu aux œuvres de Howard Phillips Lovecraft, devenu par goût 1  Cf. Lovecraft: A Look Behind the Cthulhu Mythos (1972), par Lin Carter. 2  Rendant sans doute inévitable une rencontre entre les deux domaines, qui eut lieu en septembre 2003, avec la parution de Shadows Over Baker Street, une anthologie de textes qui mêlent Sherlock Holmes aux sujets d’intérêt de Lovecraft. Ce dernier, amateur des œuvres de Doyle, aurait sans doute apprécié.

Cthulhu.indd 5

24/03/10 18:48:20

6



Cthulhu

H. P. Lovecraft vu par Fernando Calvi.

personnel et l’heureux hasard de son lieu de résidence le scribe des principales affaires en ce domaine. Nous ne nous sommes pas bornés aux seules yog-sothotheries, comme les appelait Lovecraft, mais, partant du principe que l’auteur était un fin connaisseur du passé de sa région, nous n’avons pas hésité à picorer çà et là un élément significatif, quand bien même l’affaire ne présentait pas par ailleurs les attributs traditionnels du soi-disant Mythe de Cthulhu. Nous avons aussi retenu quelques affaires retranscrites par quelques contemporains, des correspondants de Lovecraft entraînés dans des recherches par l’intérêt que l’auteur de Providence vouait à ces sujets : essentiellement, Robert E. Howard et Clark Ashton Smith. Quelques disciples ont participé aussi à la recherche de la vérité : nous avons jugé que Robert Bloch et Fritz Leiber étaient les plus fiables, ainsi que, parfois, Frank Belknap Long. Nous avons laissé de côté les « collaborations » et révisions de Lovecraft, travaux alimentaires où l’on sent bien que Grand-Papa Theobald s’amuse, parfois aux dépens (à tous les sens du terme) de son client, et se soulage un peu de la tension de récits plus sérieux. Enfin, nous avons écarté le mouvement du Mythe de Cthulhu à quelques

Cthulhu.indd 6

24/03/10 18:48:20

Cthulhu



7

rares exceptions validées par Lovecraft près. Nombre d’auteurs se sont laissés entraîner dans le jeu littéraire des références croisées, du panthéon exotique, de la mythologie originale des textes de Lovecraft, et y ont contribué par des pastiches du même type. Certains sont excellents, beaucoup sont très mauvais, mais nous les considérons tous comme hors sujet, puisque fondés sur une citation de Lovecraft mal rapportée ou inventée par Derleth. Par exception, l’épaisse biographie de Donald Tyson, Alhazred, nous a paru tout à fait s’inscrire dans le cadre de cette étude. Pour reconstituer les origines de l’humanité, nous avons été chercher dans les œuvres de deux auteurs, Karl Edward Wagner et Nigel Kneale, dont l’esprit, et parfois l’inspiration, ne sont pas étrangers à Lovecraft. Un troisième, Edgar Rice Burroughs, parait plus allogène. Mais l’univers est cruel et indifférent, après tout ; nul ne peut prédire où il nous entraînera parfois. Patrick Marcel, juillet 2009

 Le cosmos réel de l’énergie dans tous ses états, y compris ce que nous connaissons sous le terme de matière, possède un contour et une nature absolument impossibles à appréhender par le cerveau humain; et plus nous en apprenons sur lui, plus nous prenons conscience de cet état de fait. H. P. Lovecraft. 

Cthulhu.indd 7

24/03/10 18:48:20



Cthulhu

Dessin de Sébastien Hayez.

8

Cthulhu.indd 8

24/03/10 18:48:21

Cthulhu



9

Première partie : les Dieux « À un nouveau monde de dieux et de monstres. » Dr. Pretorius (La Fiancée de Frankenstein­, de James Whale — 1935) « It’s all in the mind, you know. » Hercules Grytpype-Thynne (série radiophonique The Goon Show) Longtemps a prévalu le confort de l’ignorance. On ne sait exactement quand s’est instau­ré l’oubli. En ses premiers temps, l’humanité avait conscience de sa condition, du contexte dans lequel elle existait. Est-ce par un processus involontaire d’attrition ou par un choix déli­béré qu’elle s’est aveuglée au fil des millénai­res, des ères ? L’orgueil a-til facilité l’amnésie, ou n’est-ce que le Temps ? Puis, ayant oublié d’où il venait, l’homme s’est représenté au centre de l’uni­vers, maître de la Terre. La logique, l’évidence, ont dès lors concouru à renforcer cette vision : plus les recherches plongeaient dans le passé, et plus les éléments du puzzle s’arrangeaient selon cette image rassuran­te, cette vision ethnocentri­que d’une évolution liné­aire qui culminait par l’apparition sur Terre de l’Intel­ligence, in­carnée par l’espèce humaine. Les éléments survivants de temps antérieurs ont graduellement bas­culé dans le mythe, le déni ou l’idolâtrie. Tout ce qui précédait l’homme ne pouvait appartenir qu’au domaine du sacré ou de la fable. Quand les religions ont commencé à perdre leur prééminence, la science est venue à la rescousse de la vanité humaine. La géologie, la paléonto­logie, Darwin, confirmaient obligeamment ce que l’humanité, en son for intérieur, savait. Et confiant en son intelligence souveraine, l’homme ignorait qu’il était perdu dans un univers de dieux et de monstres. Écrits et chuchotements Dans ce cadre théoriquement bien rangé, il y a toujours eu des contrevenants, des illuminés qui se prétendaient initiés et défen­daient des théories contradictoires, impensables. Des imbéciles ou des escrocs. Des rebelles dé-

Cthulhu.indd 9

24/03/10 18:48:21

nonçant la fausseté du consensus ou des suppôts du Mal échangeant des informations pour arracher le voile. Ils visaient le savoir ou la puissance ; les motivait la volonté de nuire ou la passion. Selon les époques, on les persé­ cutait ou on les craignait — souvent, on les persé­cutait parce qu’on les craignait. Ils ont déroulé une ligne ténue qui nous relie au passé réel de notre globe, à cette histoire que nous avons oubliée ou niée parce qu’elle nous dérangeait ou nous effrayait. Ces écrits de révélation demeurent rares. Ne devient pas initié qui veut ; la conquête de ces secrets exige une curiosité dévorante, qui pousse l’impétrant à côtoyer, dans des lieux interdits, des êtres dangereux et des cultes souvent jaloux de leurs mystères. Il faut ensuite que le nouvel initié ait le courage, l’envie ou l’inconscience de trans­mettre ses connaissances — en les couchant par écrit. Les supports les plus sophistiqués sont souvent les plus fragiles : la tablette gra­vée ou les sculptures sur un mur supporteront sans doute mieux le passage des siècles que le parchemin ou le papier. En revanche, les moyens les plus frustes sont les plus difficiles à reproduire : il existe dans une forêt de Hongrie un monolithe dont les inscriptions indéchiffrables ont résisté aux temps immémoriaux qui nous séparent de ses origines1 et que nul n’a retranscrites. Enfin, le livre doit circuler et rencontrer son public, en évitant les censu­res et les anathèmes qu’il va à coup sûr s’attirer. Auteur maudit n’est pas une vocation, mais un apostolat. La bibliothèque classique des livres maudits contient au final assez peu de titres. Ils reviennent dans les affaires d’occultisme telle une litanie ou une incantation. Les plus anciens sont bien sûr les plus rares. On raconte ainsi que les

Philippe Dougnier, « Dole », technique mixte : aquarelle, fusain (1988).

1  Cf. « La pierre noire » (1931) de Robert E. Howard.

Cthulhu.indd 10

24/03/10 18:48:22

Cthulhu



11

Tessons d’Eltdown, les Manuscrits Pnakotiques et le Livre d’Eibon nous viennent d’époques bien antérieures à ce que nous appe­lons la Préhistoire. Sans doute des ères antédiluviennes, au sens littéral du terme. Les Tessons d’Eltdown (parfois qualifiés de «  troublants  » et de «  discutables  ») sont constitués d’une ving­taine de tablettes en argile apparemment indestructibles, trouvées au cours d’un forage géologique à Eltdown, dans le sud de l’Angleterre1. La tradition occulte leur attribue pour origine l’étoile Célaéno, qui appartient à la constellation des Pléiades. L’esprit cartésien sourit de ces prétentions, mais nous aurons l’occasion de voir des choses bien plus curieuses. Retenons donc l’hypothèse en imaginant que c’est justement cette origine fabuleuse qui rend cet ouvrage aussi terrible. Une partie du texte des Manuscrits Pnakotiques nous viendrait également de périodes immensément antérieures à l’homme, vestiges d’une race d’êtres qu’on prétend omniscients. Des chroniques du lointain royaume de Lomar2 y font déjà allusion. Le caractère fragmentaire de ces œuvres entretient leur mystère — et soutient peut-être leur réputation. Depuis ses origines en Hyperborée, une des civilisations oubliées qui a précédé la dernière ère glaciaire et l’expansion des banquises sur notre monde, le Livre d’Eibon est par­venu jusqu’à nous grâce à une chaîne de traductions du grimoire d’origine — on peut se demander si lors de cet immense jeu de transmission, des erreurs et des bourdes ne se sont pas introduites dans le texte. Composé par le sorcier éponyme, il collecte mythes obscurs, liturgies, rituels et incantations. En 1933, pour avoir acheté un cristal qui y était décrit, Paul Tregardis a disparu sans laisser de traces, comme s’il n’avait jamais existé3. La lecture de ces ouvrages comporte toujours de sérieux risques. Ceux-là constituent l’essentiel des textes antédiluviens — d’autres sont parfois cités, mais leur aspect dérivatif et leurs origines douteuses nous incitent à les négliger. Groupe réduit, donc, mais impressionnant pedigree, lorsqu’on songe aux cataclysmes, aux glaciations et aux civilisations humaines qu’ils ont traversés. Leur valeur se mesure aux efforts que leur conservation a dû exiger. 1  Cf. « Le coffre scellé » (1935) de Richard Searight. 2  Cf. « Polaris » (1918), de H. P. Lovecraft. 3  Cf. « Ubbo-Sathla » (1933), de Clark Ashton Smith.

Cthulhu.indd 11

24/03/10 18:48:22