Les objets - CNDP

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tentative de Jean-Pierre Warnier, dans. Construire la culture matérielle. L'homme qui pensait avec ses doigts. [3], de construire une discipline, et l'article de ...
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Les objets Agathe Schvartz, master de sciences sociales-sociologie, ENS de Cachan (94).

Avec la généralisation de l’économie de marché, les relations que les hommes entretiennent avec les choses, les objets, la marchandise deviennent majoritaires et s’autonomisent des rapports entre les personnes. Néanmoins, la force de la thèse de Polanyi est de nous rappeler que ce « désencastrement » du domaine économique de la sphère sociale est problématique. La place de l’objet dans la société et la relation que l’individu entretient avec lui méritent ainsi qu’on s’y arrête un moment : où en sont le débat et la recherche proprement sociologique concernant cette relation entre le social et le matériel ?

objets saisis [ Les par la sociologie

———————— 1. Barthes R., Système de la mode, Paris, Le Seuil, 1967. 2. Baudrillard J., Le Système des objets. la consommation des signes, Paris, Gallimard, 1968. 3. Douglas M., De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Maspero, 1981.

Certains travaux anthropologiques et sociologiques récents apportent un nouvel éclairage sur le traitement sociologique de la matérialité et illustrent la place grandissante prise par l’analyse des objets dans les études de sciences sociales. Ils mettent fin au paradoxe qui a longtemps dominé la sociologie, à savoir la rareté des études sociologiques dans ce domaine malgré l’omniprésence des objets dans la société et dans la sociologie : dispositifs techniques et machines de la sociologie du travail, produits de la sociologie de la consommation, œuvres de la sociologie de la culture… Peut-être le champ de la matérialité était-il aussi le domaine exclusif de l’anthropologie, qui, dans le sillage de « l’ethnologie culturelle » de LeroiGourhan, Haudricourt, Creswell, s’est davantage intéressée à l’objet, cet

objet-témoin de sociétés non écrites. Enfin, l’importance du spiritualisme en France, hérité de Descartes, fut un obstacle certain à la prise en compte du geste, de l’action motrice, de la culture matérielle. La tradition sociologique comme anthropologique française est davantage orientée vers l’étude de la pensée, du symbolique, des représentations, dans la tradition durkheimienne. Pour comprendre la pertinence et l’originalité des études présentées ici sur les objets, il convient de dresser un rapide panorama des approches existantes. L’approche sémiologique de Roland Barthes1 ou Jean Baudrillard 2 appréhende la « valeur-signe » de l’objet par rapport à des représentations et un système de communication. La perspective structuraliste, comme l’anthropologie structurale des mythes de Mary Douglas3, met en évidence la catégorisation des objets comme des enjeux de pouvoir. L’approche d’ins-

———————— 4. Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article. 5. Roche D., Histoire de choses banales. Naissance de la consommation, XVII-XIXe siècles, Paris, Fayard, 1997. 6. Veblen T., Théorie de la classe de loisir (1899), Paris, Gallimard, 1970. 7. Certeau M. de , L’Invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

n’oublions pas la foisonnante analyse de Michel de Certeau 7 qui, le premier, met en évidence la transformation de l’objet par l’homme qui se le réapproprie par un usage personnel. Pour illustrer ce renouvellement de l’approche sociologique et anthropologique de l’objet, nous avons choisi de présenter dans cette note critique deux ouvrages et deux articles. Du côté anthropologique : la tentative de Jean-Pierre Warnier, dans Construire la culture matérielle. L’homme qui pensait avec ses doigts [3], de construire une discipline, et l’article de Thierry Bonnot « Itinéraire biographique d’une bouteille de cidre » [4]. Pour l’approche sociologique : l’ensemble d’articles sur l’usage d’objets banals recueillis au sein de l’université Paris-V par Dominique Desjeux et Isabelle GarabuauMoussaoui [5] et présentés dans Objet banal, objet social. Les objets quotidiens comme révélateurs des

relations sociales, et l’article plus ancien de Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles SaintJacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc » [6].

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Un renouvellement du champ : va-et-vient entre social et matériel

Chacune de ces approches a la particularité d’appréhender la relation sujet/objet comme processus, mettant l’accent sur le va-et-vient incessant entre social et matériel : aux études anciennes qui étudient comment les objets incorporent le social, elles ajoutent l’autre pôle irréductible de cette relation homme/matérialité, à savoir, comment l’homme est lui-même façonné par les objets qu’il utilise, les objets étant véritablement incorporés par le social. Elles renouvellent ainsi le champ de la recherche sur ce que certains nom-

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piration cognitiviste, représentée par exemple par Conein, Dodier et Thévenot (1993) [1] 4, insiste sur l’existence d’une connaissance non discursive, directement liée à l’engagement du corps dans l’action. Pour certains historiens tels Fernand Braudel ou Daniel Roche5, la culture matérielle est un élément de longue durée qui canalise le cours des trajectoires sociales, démographiques, économiques inscrites en moyenne durée ou dans le temps court. On peut repérer aussi une tradition qui, derrière T. Veblen6, D. Roche, N. Elias, P. Bourdieu (1979) [2], Q. Bell, s’intéresse indirectement au matériel, à travers les goûts esthétiques, la mode et la consommation comme indicateurs ou analyseurs des conditions sociales. En outre, depuis l’analyse de Marx de l’objetmarchandise comme lieu d’aliénation, l’hypothèse du déterminisme technique a largement été développée, notamment par J. Ellul. Enfin,

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et la sociologie

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ment la « culture matérielle » même si cette notion, traduction littérale de l’anglais « material culture », ne fait pas l’unanimité.

LE CORPS AU CENTRE DE LA RELATION SUJET/OBJET Jean-Pierre Warnier emploie explicitement cette notion, car elle permet d’insister sur la nécessité de prendre la matérialité au sérieux : toute culture a un support matériel, mais l’expression « culture matérielle » est importante car elle permet de mettre une étiquette sur un domaine où la recherche est insuffisante. Warnier revendique l’héritage maussien en plaçant le corps au centre de la relation sujet/objet, en considérant les « techniques du corps » comme phénomène social et culturel. Mais il renouvelle aussi cet héritage en approfondissant ce qui n’était qu’intuition chez Mauss. Au-delà des techniques du corps, il faut considérer l’objet comme un médiateur des « conduites motrices8 » : l’objet est inséparable du corps, les techniques du corps sont toujours liées à un certain rapport à la matérialité, les conduites sensori-motrices sont étayées par la culture matérielle. À ce sujet, Warnier reprend l’image du pilotage automatique de Pierre Parlebas 9 : toutes nos conduites motrices se font très largement en régime d’inconscient moteur. Il est intéressant de remarquer que la tradition maussienne qu’il réactive est celle du Mauss de 1936, celui qui écrit les « techniques du corps » [7], un Mauss qui s’éloigne de la position de son oncle Durkheim selon laquelle l’instance sociale prime et impose sa forme à toutes les espèces de classification. En effet, cette conception de la société interdit à Durkheim de considérer les propriétés matérielles intrinsèques de l’objet et leur action sur l’homme, pour rester dans une conception des objets comme social incarné, comme fait social solidifié. En revanche, selon Warnier, l’apport essentiel de Mauss est d’affirmer, à travers la notion d’« homme total » dans ses dimen-

———————— 8. Les conduites motrices désignent la « capacité que possède le sujet de mémoriser ou d’incorporer des conduites motrices parfaitement adaptées à la dynamique du rapport aux objets et à l’environnement », p. 12. 9. Parlebas Pierre, Lexique commenté en science de l’action motrice. Paris, Insep, Ministère de la Jeunesse, des Sports et des Loisirs, 4e tirage, 1991. 10. Kaufmann Jean-Claude, La Trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, 1992, p. 10-11. 11. Remarquons que J.-P. Warnier est lui-même chercheur à Paris-V.

sions bio-psycho-sociales, l’existence de « roues d’engrenage » psychologiques qui lient le social (les normes, représentations, croyances, pratiques) transmises par tradition et le biologique (conduites motrices alias techniques du corps). Et l’objectif de Warnier s’inscrit dans cette continuité : dépasser la distinction entre les représentations du matériel, qui font l’objet des approches habituelles des objets en sciences sociales, et matérialité dans l’action. Il prétend faire une théorie de cette articulation : « comment s’articulent les conduites motrices et le rapport à la culture matérielle incorporée, d’une part, à tout ce qui est de l’ordre du social, d’autre part, les discours et les représentations socialement partagées, les organisations, les groupes » (p. 164). Il s’agit bien de questionner les deux pôles irréductibles de la relation sujet/objet, par l’intermédiaire de la synthèse corporelle.

L’OBJET « MÉDIATEUR » Le programme de recherche de l’université de Paris-V de sociologie des objets du quotidien, teintée d’anthropologie culturelle (dans le prolongement des études réalisées au sein de l’unité consommation du Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux), dirigée par Dominique Desjeux), entend également dépasser les approches de « l’objetprétexte », celles qui ne perçoivent l’objet que dans la mesure où il incorpore le social, pour étudier « l’objet en soi » et faire apparaître « l’objet social », véritable « médiateur » au cœur du processus de construction sociale de la réalité. Mais, ici, ce qui est au cœur de l’analyse, c’est l’usage social des objets, leur consommation, les relations sociales qui les entourent, dans l’objectif explicite de dépasser les analyses centrées sur l’objet ou sur l’acteur. L’ouvrage collectif [5] est intéressant pour son aspect empirique : après une rapide présentation théorique de la perspective retenue, huit enquêtes sont

exposées. Il s’agit de partir, par exemple, de l’objet livre et d’étudier les relations sociales qui s’y rattachent (Olivier Martin, chapitre 2) ou de centrer la problématique sur une relation interpersonnelle, la transmission sociale entre générations, et montrer les différents objets en jeu (François Vinje, Dominique Desjeux, chapitre 3) ou bien de prendre la voiture comme analyseur des relations parents-jeunes au sein de la famille (Isabelle GarabuauMoussaoui, chapitre 4). Il est surprenant de constater que Jean-Claude Kaufmann n’apporte aucune contribution à cet ouvrage collectif, pourtant lui-même chercheur à Paris-V. Néanmoins, ses recherches sont présentes entre les lignes et même souvent explicitement citées [8]. Son étude sur le processus de mise en couple, à partir des pratiques développées et discours tenus autour du linge comme « analyseurs 10 », met en évidence le processus de subjectivation et les techniques de soi qui s’expriment dans le cadre domestique : une femme est subjectivée par l’action ménagère en tant qu’elle l’a inscrite dans la mémoire de son corps. La perspective de Kaufmann permet donc de faire le lien entre la dimension « analyseurs du social » des objets présente dans cet ouvrage collectif et la notion de « conduites motrices » de Warnier11, culture matérielle incorporée.

LA SYMÉTRIE ENTRE HUMAINS ET NON-HUMAINS L’insistance de ces études sur la construction simultanée du matériel et du social met en évidence l’existence de réseaux complexes d’humains et non-humains. Cette approche est radicale chez Callon [6] : l’objet n’est plus un simple médiateur d’une relation hommeobjet-homme, il devient acteur au même titre que les humains. Il ne s’agit pas de donner une capacité d’action aux non-humains, mais de s’intéresser aux types de connexion qui se créent avec les objets et entre

LIRE LE SOCIAL À PARTIR DE LA « CARRIÈRE » DE L’OBJET L’originalité de l’approche de Thierry Bonnot réside dans la notion de biographie [4]. Pour saisir la façon dont les objets incorporent du social en même temps qu’ils le façonnent, il se propose de répertorier leurs statuts sociaux symboliques successifs. Ainsi, une bouteille de cidre est a priori un objet banal, produit destiné à une fonction de conteneur de cidre. Néanmoins, étudier sa trajectoire individuelle met en évidence des écarts par rapport à la trajectoire type de l’objet générique : d’abord matière brute devenue produit industriel et produit commercialisé ; puis, usage incongru comme matériau de construction ; et, enfin, devenu avec

———————— 12. Kopytoff I., « The cultural biography of things commodization as process », in Appadurai A., The social life of things. Commodities in cultural perspective, 1986.

(p. 160), en tant que la vie d’un objet est un processus, une « carrière » – la perspective interactionniste de Hughes et Becker est ici en arrière-plan.

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le temps objet-indice pour les archéologues. La biographie d’une chose est en fait « l’histoire de ces singularisations successives et des classifications et reclassements qu’elle subit » (p. 158). Cette démarche reprend celle de I. Kopytoff12, fondée sur le parallèle entre l’objet et l’esclave, individu dont la position se déplace entre les deux pôles de marchandisation et démarchandisation. L’intérêt de cette démarche est de prendre comme point de départ l’objet lui-même, de saisir l’objet « en tant que chose » (p. 157, souligné par l’auteur), bien que l’objet ne soit jamais « la chose elle-même » en raison des représentations avec lesquelles nous la regardons. L’objet « se charge et se décharge de sens lors de son passage de main en main » (p. 160). On peut se demander, néanmoins, si cette méthode biographique n’est pas réductible aux approches précédentes. Au fond, il s’agit, comme dans l’étude d’Olivier Martin sur l’usage des livres, de prendre un objet et de regarder les représentations et usages qui s’y rattachent mais, cette fois, de façon chronologique et organisée. D’autre part, la mise en patrimoine de cette bouteille de cidre n’est-elle pas similaire à la construction en fait scientifique de la fixation des larves de coquilles Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc, comme le démontre Callon ? Si l’on poursuit cette comparaison, la méthode biographique d’un objet est une forme de « traduction », et lorsque Bonnot affirme « penser le patrimoine et ses objets, non plus en tant que catégorie mais comme une combinaison de représentations, de discours et de pratiques évolutives » (p. 153), il ne ferait que reconstruire le « processus d’intéressement » à l’œuvre au sein du réseau de la bouteille de cidre. Finalement, ce que nous révèlent ces analogies, c’est que la trajectoire d’un objet permet de saisir la dynamique sociale, « croisement entre les séries de situation et les séries de statuts sociaux »

Un renouvellement méthodologique et théorique

Ces études expriment un changement de direction majeur dans l’appréhension de la relation sujet/ objet. Changement théorique, comme nous venons de le voir, considérant cette relation comme un processus de co-incorporation de l’objet dans le social et du social dans l’objet. Mais, aussi, changement de posture méthodologique. Il s’agit d’abandonner les études globalisantes, au profit d’un empirisme revendiqué.

SOCIOLOGIE DES OBJETS OU ANTHROPOLOGIE DE LA CULTURE MATÉRIELLE ? Warnier choisit de faire une « anthropologie au singulier » contre une « ethnologie généralisante du signe et des représentations ». Ce qu’il illustre dès le chapitre 3 de son ouvrage consacré à une « Ethnographie de la mise en objets », par l’étude de la gouvernementalité des récipients, de la rétention et de la dispensation au sein des Grassfields du Cameroun de l’ouest. Ce chapitre a le mérite d’être une mise en pratique de la méthode proposée. Par ailleurs, le parti pris des études rassemblées par Dominique Desjeux et Isabelle Garabuau-Moussaoui est celui d’une étude qualitative au niveau microsocial, c’est-à-dire « compréhensive et inductive, qui s’appuie sur des entretiens semidirectifs et/ou des observations et qui combine la compréhension des pratiques, des discours sur les pratiques avec une interprétation sociologique, anthropologique » (p. 20). Dès lors, il convient de s’interroger sur les enjeux pour la sociologie en tant que discipline, de ces partis pris méthodologiques et de cette prise

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les objets. Les coquilles SaintJacques de la baie de Saint-Brieuc sont prises en compte pour ellesmêmes, ainsi que leur place dans le réseau, c’est-à-dire leur interaction avec les autres acteurs, marinspêcheurs et scientifiques. Au même titre que les marins-pêcheurs, elles sont « domestiquées » par les chercheurs. Ni anthropomorphisme ni réification, mais « symétrie ». Par exemple, Callon remarque une « symétrie parfaite » (p. 195) dans la désignation de porte-parole de la part des deux groupes d’acteurs : comptage des larves fixées pour le premier, dépouillement des scrutins pour le deuxième. Finalement, les coquilles sont des « acteurs silencieux, des entités qui ne disposent pas de langage articulé » (p. 197). Dans cette volonté de s’intéresser au processus, au déroulement des pratiques plutôt qu’à l’explication des facteurs sociaux de l’action des acteurs, on remarque une influence ethnométhodologique : « suivre chacun de ces acteurs tout au long de ses opérations de constructiondéconstruction de la Nature et de la Société » (p. 180). Notons que ce va-et-vient entre nature et connaissance permet de dépasser le débat classique entre empirisme et théorisation.

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en compte ethnologique des dispositifs matériels : l’appréhension sociologique des objets est-elle possible, ou celle-ci se réduit-elle à n’être qu’une anthropologie déguisée de la société contemporaine ? La juxtaposition des termes « sociologique » et « anthropologique », dans la citation précédente, est significative : entre sociologie et anthropologie, il ne s’agit pas de trancher mais plutôt de se compléter, au profit d’une « anthropologie sociale » (p. 20). La perspective de la pluridisciplinarité est aussi celle favorisée par Thierry Bonnot, pour qui histoire et ethnologie ne peuvent que « s’enrichir de leurs apports respectifs » (p. 140). La multiplicité des facettes de l’objet oblige à multiplier les points de vue. Finalement, les études récentes des objets, aussi bien en sociologie qu’en anthropologie, nous invitent à réfléchir sur le sens de la distinction entre les deux disciplines, distinction historique qui s’avère n’être plus qu’institutionnelle et française. Les frontières se brouillent.

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L’OBJET, SIMPLE OUTIL MÉTHODOLOGIQUE OU DOMAINE D’INVESTIGATION ? Nous avons précédemment mis en évidence le rôle d’analyseur ou de marqueur des relations sociales attribué à l’objet par une grande variété d’approches sociologiques. En ce sens, l’étude du matériel représente une nouvelle méthodologie pour les sciences sociales. Néanmoins, il est intéressant de se demander si elle constitue aussi un nouveau champ de recherche. Peut-être est-il encore trop tôt pour affirmer l’existence d’une sociologie des objets comme branche de la sociologie et d’une anthropologie de la culture matérielle comme branche de l’anthropologie. Mais la tendance s’affirme, et un constat s’impose : la sociologie des techniques est déjà institutionnellement reconnue comme une branche de la sociologie. Par ailleurs, la notion de « culture matérielle » – ou « material culture » dans sa version anglaise – comporte une dimension

———————— 13. « Les multiples investigations menées ces dernières années par l’ethnologie dans le vaste domaine de ce que les Anglo-Saxons nomment material culture […] ont permis de diversifier les points de vue sur les objets dans les sociétés humaines […] », p. 140. 14. Latour B., Nous n’avons jamais été moderne. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997.

unificatrice et classificatrice. Bonnot convoque l’expression anglaise, dès les premières lignes de son article13, et Warnier invoque sa prise en considération dans le titre même de son ouvrage, Construire la culture matérielle. Ce titre a l’avantage de suggérer l’état actuel de chantier de l’institutionnalisation de ce champ de recherche. La question du statut et de la légitimité même de l’objet au sein des sciences sociales mérite d’être posée. Or, appréhender le problème par le statut de l’objet est ce que se propose de faire Thierry Bonnot et, à ce titre, ses conclusions sont éclairantes : anthropologue, il plaide néanmoins pour un dépassement du statut d’objet témoin de la chose, illustratif de l’approche anthropologique traditionnelle du matériel comme indice, reflet de la structure social. Callon, dans la perspective de la théorie de l’acteur-réseau mise en évidence avec Bruno Latour14, attribue un statut radical à l’objet : les « non-humains » sont des acteurs comme les autres. Un point de vue aussi radical sur l’objet permet à ces deux auteurs de poser les fondements d’une « anthropologie symétrique » et de proposer une théorie sociologique générale nommée « sociologie de la traduction » dans l’article de Callon et, parfois, « sociologie de l’association ». Autrement dit, le statut nouveau de l’objet nous amène à un troisième niveau : outil méthodologique, champ disciplinaire en tant que tel, l’objet est aussi au fondement d’une théorie générale de la société.

RECONSIDÉRER LA RELATION À L’OBJET AU FONDEMENT D’UNE THÉORIE GÉNÉRALE La puissance de l’approche en terme d’acteur-réseau réside dans l’alternative de vision de la société qu’elle propose. Il ne s’agit pas seulement de considérer les objets comme des outils d’interrogation et d’explication des phénomènes sociaux mais de les intégrer dans une théorie sociologique générale, la « sociologie de

l’association ». L’étude de la relation de l’homme à la matière permet de mettre en évidence l’instabilité du social : « la nature et la société se mettent en forme et se transforment dans un même mouvement » (Callon, p. 201). Michel Callon et Bruno Latour en déduisent l’inutilité de la « sociologie du social » qui cherche à expliquer les faits à partir de la société. En d’autres termes, ils veulent réhabiliter Gabriel Tarde contre Durkheim : ce qui importe, c’est de décrire la « génération du social » à partir de la mise en évidence des réseaux d’humains et de non-humains. Cependant, pour Warnier, l’anthropologie symétrique n’est possible que dans la mesure où les objets sont incorporés par l’humain, à travers ses conduites motrices qui le singularisent. C’est pourquoi, s’il s’accorde avec Callon et Latour sur l’idée qu’il ne peut pas y avoir de sociologie sans étude des dispositifs matériels, il s’y oppose en cherchant à « sortir de l’aporie de la causalité réciproque des faits techniques et des faits de société » (p. 166). Le moyen proposé est l’étude de l’incorporation de la culture matérielle dans les conduites motrices – incorporation non des objets eux-mêmes, mais de leur dynamique – qui le conduit à construire une véritable théorie du sujet. L’objectif présenté dans l’ouvrage Construire la culture matérielle est bien celui de poser les fondements théoriques d’une anthropologie de la culture matérielle qui débouche sur une ethnographie de la subjectivation par la mise en objet : « je propose une théorie de la culture matérielle qui prennent en compte ce qu’elle a de spécifique par rapport à tous les systèmes de signes, c’est-à-dire sa matérialité qui en fait le protagoniste essentiel des conduites motrices comme matrice de subjectivation » (p. 14). Cette « anthropologie au singulier » considère chaque sujet dans la singularité de ses conduites motrices médiatisées par les objets. « Partir des sujets agissants par les

dé-diabolisation » [ Lade «l’objet Quelle est la portée sociologique de ces approches de l’objet ? Importet-il vraiment de prendre en compte les objets que nous côtoyons ? La société de consommation dans laquelle nous vivons entraîne une diversification et une multiplication

Ce que nous apprennent spécifiquement les études ici passées en revue, c’est que la prise au sérieux des objets qui nous entourent, et des relations que nous entretenons avec eux, permet d’aller au-delà de la simple étude de ces relations : elle renouvelle fondamentalement notre façon de faire de la sociologie, renouvellement méthodologique et théorique. Invoquant l’héritage de Mauss ou de Tarde, ces études vont dans le sens d’un dépassement de Durkheim et de la préexistence du social. La place grandissante faite aux objets dans les sciences sociales restent néanmoins à relativiser tant que la portée de telles analyses restera étouffée par une très grande disparité. Si les auteurs des quatre thèses évoquées s’accordent pour reconsidérer l’objet, en prenant en compte les deux pôles irréductibles de la relation homme/objet, chacun propose sa méthode et refuse les tentatives d’unification sous forme de théorie générale de ses collègues. Les études sur l’objet constituent un chantier pour la sociologie ; mais un chantier qui avance, un chantier prometteur. ]

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des objets techniques, professionnels ou ludiques ; ils envahissent toutes les sphères de notre vie, et nous ne pouvons définitivement plus les ignorer. L’étude de la matérialité permet de comprendre ce renouvellement incessant des objets de notre entourage, cet « approvisionnement matériel moderne » sur lequel Warnier conçoit toute la deuxième partie de son ouvrage, en analysant successivement l’imaginaire (chapitre 4), la « mise en objet par l’approvisionnement de masse » (chapitre 5) et la « médiation par l’argent » (chapitre 6) spécifiques de la modernité. Cela permet de « dédiaboliser » les objets, qui ont longtemps été perçus, dans la perspective du déterminisme technique, comme une instrumentalisation de l’homme par la matière. Ainsi, Desjeux conclut l’ouvrage collectif Objet banal, objet social sur les « menaces visibles et ressources cachées des nouvelles technologies », une analyse de l’objet qui prend le contre-pied de l’idée déterministe d’une influence unidirectionnelle des objets sur l’homme.

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conduites motrices dans un monde d’objets ne permettrait-il pas de progresser dans ce que Latour (1991) appelle un hybride socio-technique ? » (p. 166). Mais la place centrale accordée au sujet par Warnier semble parfois disqualifier son ambition de prendre la matérialité au sérieux. En effet, la prise en compte de la matérialité de l’objet semble réduite à un simple détour nécessaire pour comprendre le sujet et ses actions. La relation visée est le « système soi-objet-autre sujet » (p. 166). On doit cependant reconnaître que cette théorie du sujet est un prolongement de la notion d’« homme total » de Marcel Mauss, c’est-à-dire une tentative de sortir des deux paradigmes fondateurs de la sociologie : holisme et individualisme méthodologique. Dominique Desjeux, qui théorise, dans l’introduction et la conclusion, la démarche entreprise par les enquêtes ethnographiques présentées dans l’ouvrage collectif, refuse ce retour au sujet : « Analyser l’homme par sa culture matérielle ne signifie donc pas faire une “anthropologie au singulier”, comme le propose Warnier, mais bien une anthropologie sociale, à une échelle microsociale » (p. 20). L’étude du microsocial ne restreint néanmoins pas la portée générale de la recherche : « la recherche sur les objets relève d’une anthropologie ou d’une sociologie générale puisqu’elle investit toutes les échelles d’investigation en sciences humaines et sociales […]. L’objet banal est devenu un objet social », comme il l’affirme dans les dernières phrases du livre.