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Logique du discours et logique combinatoire '. Jacques Gernet *. « Comme c'est un fait qu'ils ne connaissent aucune dialecti- que, ils disent et écrivent toute ...
Logique du discours et logique combinatoire ' Jacques Gernet * « Comme c'est un fait qu'ils ne connaissent aucune dialectique, ils disent et écrivent toute chose non de façon scientifique, mais confuse, au moyen de jugements et discours divers, autant qu'ils peuvent comprendre par la lumière naturelle. » Matteo Ricci, Délia entrata délia Compagnia di Giesù e Christianità nella Cina (1609)

Philosophie et catégories du discours Nous n'avons guère l'occasion de prendre conscience de l'extrême complexité de l'aspect formel de nos langues indo-européennes. Grec et

* Jacques Gernet est Professeur honoraire au Collège de France. 1 Ce texte constitue un chapitre préliminaire d'un ouvrage en préparation sur la philosophie de Wang Fuzhi (3îfe£, 1619-1692). C'est en effet dans la logique combinatoire du Yijing que ce penseur a puisé, après Zhang Zai (iift^t, 1020-1077), ses inspirations fondamentales ; par elle, qu'il justifie bien souvent ses raisonnements. Ce chapitre pose donc d'abord des questions qui dépassent le cas particulier de Wang Fuzhi. 2 « Ma conciosiacosachè non sappino nessuna dialectica, tutto dicono e scrivono, non in modo scientifico, ma confuso, per varie sententie e discorsi, seguindo quanto col lume naturale potettero intendere. » Fonti Ricciane, édite e commentate da Pasquale D'EliaS.I., Roma : Libreria dello Stato, 1942, vol. I, chap. V, p. 39, § 55. Études chinoises, vol. XXII (2003)

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latin, qui ont longtemps servi chez nous à l'expression de la pensée philosophique et scientifique, possèdent des verbes qui se conjuguent, des substantifs, des adjectifs, des pronoms qui se déclinent. Tous se distinguent par une morphologie étonnamment riche. Tout doit s'accorder en nombre, genre, cas, etc. Ces accords assurent un enchaînement entre tous les éléments de la phrase. Il y a, de façon permanente, surdétermination, c'està-dire des précisions qui ne sont nullement indispensables. Dans un essai intitulé De l'origine du langage et publié en 1848, E. Renan accordait à ces langues et aux langues indo-européennes en général une supériorité décisive dans leur aptitude à la réflexion philosophique 3 : « Au contraire [des langues sémitiques], écrivait-il, de même que la recherche réfléchie, indépendante, sévère, courageuse, philosophique en un mot de la vérité, semble avoir été le partage de cette race indo-européenne, qui, du fond de l'Inde jusqu'aux extrémités de l'Occident et du Nord, depuis les siècles les plus reculés jusqu'aux temps modernes, a cherché à expliquer Dieu, l'homme et le monde par la science et a laissé derrière elle, comme échelonnés aux divers degrés de son histoire, des systèmes, toujours et partout soumis aux lois d'un développement rationnel ; de même, les langues de cette famille semblent créées pour l'abstraction et la métaphysique. Elles ont une souplesse merveilleuse pour exprimer les relations les plus intimes des choses par les flexions de leurs noms, par les temps et les modes si variés de leurs verbes, par leurs mots composés, par la délicatesse de leurs particules. Possédant seules l'admirable secret de la période, elles savent relier dans un tout les membres de la phrase ; l'inversion leur permet de conserver l'ordre naturel des idées sans nuire à la détermination des rapports grammaticaux ; tout devient pour elles abstraction et catégorie. Elles sont les langues de l'idéalisme. Elles ne pouvaient apparaître que

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Ernest Renan, De l'origine du langage, Paris : Michel Lévy, 1864.

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chez une race philosophique, et une race philosophique ne pouvait se développer sans elles. » Après avoir ainsi vanté les qualités éminentes des langues indoeuropéennes, Renan exprime son aversion pour tout ce que la Chine représente à ses yeux : « Or, pour ne parler ici que de la Chine dont la langue et la civilisation nous sont mieux connues, écrit-il, la langue chinoise, avec sa structure inorganique et incomplète, n'est-elle pas l'image de la sécheresse d'esprit et de cœur qui caractérise la race chinoise ? Suffisante pour les besoins de la vie, pour la technique des arts manuels, pour une littérature légère de petit aloi, pour une philosophie qui n'est que l'expression souvent fine, mais jamais élevée, du bon sens pratique, la langue chinoise excluait toute philosophie, toute science, toute religion, dans le sens où nous entendons ces mots. Dieu n'y a pas de nom4... » Ce mépris est bien de son époque. On connaissait alors bien peu de choses de la Chine et l'expansion coloniale européenne incitait à considérer les peuples soumis avec un profond dédain. On pourrait objecter à Renan que la structure du chinois n'est pas « inorganique et incomplète », comme il l'écrit, mais tout au contraire extrêmement stricte : sa syntaxe n'admet aucune exception, les compléments venant toujours après les termes en fonction verbale et les déterminants avant les déterminés, ce qui, avec un très petit nombre d'outils grammaticaux, permet au besoin, grâce à des ensembles de constructions emboîtées les unes dans les autres, l'expression de relations d'idées très complexes. Une longue phrase peut constituer le « sujet » d'un verbe, d'un complément ou l'une des deux parties d'une phrase nominale. En outre, tout terme monosyllabique peut former couple avec un autre, ajoutant, à l'inverse de ce qu'imaginait Renan, une immense richesse à celle d'un très vaste vocabulaire de caractè-

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Renan, op. cit., p. 98.

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res d'écriture qui sont autant de sémantèmes, et ces binômes permettent aussi bien de nuancer la pensée que de rappeler le souvenir de textes qui font partie de la culture des milieux instruits5. Mais il y a chez Renan une plus grave erreur, car il semble adopter ici un postulat qui est rejeté unanimement par les linguistes : « Aucun type de langue, écrit É. Benvéniste , ne peut par lui-même et à lui seul ni favoriser ni empêcher l'activité de l'esprit7. » La langue dont se sont servi les philosophes chinois n'a jamais constitué pour eux un avantage ou une gêne. Leur pensée se fonde généralement sur un très large ensemble de textes et sur les réflexions des innombrables auteurs qui les ont précédés. Cependant, Renan a le mérite de préciser que la Chine n'a connu « aucune philosophie, science et religion, dans le sens où nous entendons ces mots ». Cette restriction est capitale, car elle touche précisément à la question des différents outils opératoires de la réflexion philosophique, ce qui est un tout autre problème. Alors que, dans les langues du groupe indo-européen, un accord formel est exigé entre les différents termes de la phrase, c'est un accord entre les fonctions, la syntaxe et les significations qui est indispensable dans les phrases chinoises. Le chinois ignorant toute distinction formelle

On ne doit sans doute confondre ni langue parlée et langue écrite, ni langue et écriture. Mais les différences ne sont pas radicales (la syntaxe et le procédé de combinaison de termes monosyllabiques sont les mêmes). Enfin, il n'est question ici que du chinois écrit qu'on pourrait qualifier de classique. Emile Benvéniste, « Catégories de pensée et catégories de langue » paru dans Études philosophiques, IV (oct.-déc. 1958), reproduit dans Problèmes de linguistique générale, chap. VI, Paris : Gallimard, 1966, p. 74. « L'essor de la pensée, ajoute-t-il, est lié bien plus étroitement aux capacités des hommes, aux conditions générales de la culture, à l'organisation de la société qu'à la nature particulière de la langue. »

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entre ce que nous appelons verbe , substantif, adjectif, adverbe, pronom..., la rigueur n'y est pas d'ordre morphologique, mais tout à la fois syntaxique et sémantique. En effet, tout mot - et cela apparaît avec évidence dans la langue écrite - peut fonctionner virtuellement comme substantif, verbe (d'action ou d'état, actif ou passif, causatif, putatif), adverbe ou adjectif. Fonction et sens dépendent uniquement du contexte et de l'ordre des mots, puisque la syntaxe verbe-complément, déterminant-déterminé n'admet aucune entorse. La place d'un mot détermine à elle seule son sens et sa fonction. Tout sinologue débutant sait que da shan jz \h veut dire « une grande montagne » ou « de grandes montagnes », de façon indéfinie, alors que shan da pj jz signifie « cette montagne est grande ». Ce qui, par rapport aux langues indo-européennes, est perdu en souplesse et en précision est gagné en concision, simplicité et force de suggestion. Amphibologie et incertitude sont assurément une des contreparties de cette concision et rendent plus indispensable la connaissance du contexte et une assez large culture. Le chinois écrit laisse donc une place importante à l'allusion, aux sous-entendus, et exige un effort constant de conceptualisation, en même temps que de construction d'éléments qui sont simplement juxtaposés, si l'on met à part le rôle d'un très petit nombre de particules dont les fonctions sont uniquement grammaticales, telles que ze J[iJ, zhi iz_ ou zhe # . La logique chinoise apparaît donc comme une logique de la combinaison à la différence de cette logique de l'enchaînement et de l'accord formel qui est celle du grec et du latin9. Une méthode d'apprentissage de

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Le changement de ton entre termes en fonction de verbe actif ou non actif est relativement rare. 9 Un article de Michael Lackner, « La position d'une expression dans un texte : explorations diagrammatiques de la signification », Extrême-Orient, Extrême-Occident XVIII (1996), p. 35-49, rappelle la floraison des diagrammes qui servaient à illustrer la lecture des textes classiques entre les XIIe et XIVe siècles. Grâce à des dispositions spatiales qui pouvaient être lues soit verticalement, soit horizontalement, ces diagram-

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l'écriture qui était encore en usage dans la première moitié du XXe siècle mais remontait sans doute à une époque plus ancienne consistait à fournir aux enfants des carrés de bois ou d'autre matière portant des caractères d'écriture avec lesquels ils devaient s'efforcer de construire des phrases 10, chose inconcevable avec une langue où seule la morphologie permet d'organiser la phrase n . C'est là une preuve évidente de la nature éminemment combinatoire du chinois. On pourrait dire que, par opposition à l'extrême complexité morphologique des langues indo-européennes, ce qui fait la grande difficulté du chinois - il est question ici de celui des auteurs dont les textes étaient faits pour être lus bien plus souvent que prononcés c'est son excessive simplicité. Le mot yuan î s qui exprime l'idée d'éloignement et qui, de notre point de vue, a souvent le rôle d'un adjectif, par exemple dans une expression comme yuanyin ]@ËH "les causes lointaines", peut avoir aussi celui d'un adverbe dans yuanqiu îÉ5J< "rechercher au loin", ou peut signifier, suivant le contexte et sa place dans la phrase, "éloigner" (« l'homme de bien éloigne [de ses appartements] boucherie et cuisine » junzi yuan paochu WS^T&MM) 12, "considérer comme éloigné" 13 (« vous n'avez pas

mes révélaient le rôle décisif de la position des mots dans les phrases et en donnaient l'analyse la plus complète possible. 10 Cette pratique m'a été confirmée par le Prof. Thomas Lee Hung-ch'i ^ 3A ift, auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire de l'éducation en Chine (citons, entre autres, son Government Education and Examinations in Sung China, Hong Kong : Chinese University Press, 1985). Elle était encore en usage dans son enfance. 1 ' Autre particularité remarquable du chinois : il permet la construction de phrases qui, grâce au changement de la fonction grammaticale des mots, peuvent être lues dans les deux sens. Voir l'article de Michèle Métail, « Huiwenshi, Poèmes chinois à lecture retournée », Action poétique 170 (2003), p. 16-50. 12 Mengzi, I shang, 7 et Liji XI, I, 10. Il est vrai que, dans ce cas, le ton du mol yuan change. Mais il ne change pas dans bien d'autres cas et, par exemple, dans une expres-

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considéré comme lointain (un voyage de) mille // », sou bu yuan qian li er lai SL^FîiilTJIïïnJfc), ou même "ceux qui viennent de loin" (« traiter avec bonté ceux qui viennent de loin » rou yuan ^ki&) H. Le mot bai 6 qui évoque l'idée de blancheur peut avoir aussi bien la fonction d'un adjectif que d'un substantif abstrait. Ainsi, dans le Mencius, dans des expressions telles que baixue zhi bai Ù 9^. S « la blancheur d'une neige blanche » ou baima zhi bai ÙMi^L S « la blancheur d'un cheval blanc » 15. Mais bai Ù peut être aussi un verbe putatif : dans le même passage du Mencius, le mot bai a le sens de "considérer comme blanc" : « Cette chose étant blanche, je la considère comme blanche » bi bai er wo bai zhi fjSâffiîKÉ^ 16- Qu'on ne dise pas qu'il s'agit là d'exceptions, car on pourrait citer un grand nombre d'exemples plus surprenants de cette aptitude des mots chinois à assumer toutes les fonctions possibles. La langue contemporaine reste d'ailleurs fondée sur le même principe d'indifférenciation entre fonctions verbales et nominales. Si « aucun type de langue ne peut par lui-même et à lui seul ni favoriser ni empêcher l'activité de l'esprit », toute langue recourt cependant à des catégories qui peuvent avoir eu une influence sur les modes d'exposition et de raisonnement. « Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue, écrivait É. Benvéniste dans l'article déjà cité ... C'est ce qu'on peut dire qui délimite et organise ce qu'on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l'esprit aux choses » et « les variétés de l'expérience philo-

sion telle que da xin Jz>L\ « agrandir son esprit », titre de la première partie du chapitre 4 du Zhengmeng 1EM de Zhang Zai JSïfc. 13 Mengzi, I shang, 1. 14 Shujing, Shundian. 15 Mengzi, VI, shang, 3.

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sophique et spirituelle sont sous la dépendance inconsciente d'une classification que la langue opère du seul fait qu'elle est la langue et qu'elle symbolise 17. » Les mots de « cadres » et de « catégories » ont ici toute leur importance. Benvéniste démontre que les dix catégories d'Aristote recouvrent très exactement les catégories verbales et nominales qui sont particulières à la langue grecque : « ce qu'Aristote nous donne pour un tableau de conditions générales et permanentes n'est que la projection conceptuelle d'un état linguistique donné » 18. Et il ajoute ceci qui (dans la mesure où notre philosophie est issue pour l'essentiel des penseurs de la Grèce classique) est capital pour comprendre certaines différences entre catégories de pensée dans les traditions chinoises et occidentales : « Au-delà des termes aristotéliciens, au-dessus de cette catégorisation, se déploie la notion d'"être" qui enveloppe tout. Le grec non seulement possède un verbe être (ce qui n'est nullement une nécessité de toute langue), mais il a fait de ce verbe des emplois tout à fait singuliers ... La langue a permis de faire de l"'être" une notion objectivable, que la réflexion philosophique pouvait manier, analyser, situer comme n'importe quel autre concept19. » Notons aussi que le latin, quant à lui, a pu créer nombre de termes abstraits par le moyen du suffixe en -tas -tatis et que cette richesse en abstractions a joué, elle aussi, un rôle important dans le développement de nos traditions philosophiques. La possibilité d'user librement de notions abstraites en tant que telles a eu en Occident des conséquences capitales sur les démarches de la pensée : elle a aidé au développement d'une philosophie fondée sur le langage et, depuis les Grecs, sur la notion d'Être. Certains linguistes estiment que les mêmes catégories du langage se retrouvent dans toutes les langues. Il est vrai, pour prendre l'exemple du chinois écrit de style classique, que le lecteur sent bien que, dans dashan

Benvéniste, op. cit., p. 64 et 70. Ibid.,v.l0. Jbid.,p. 71. 26

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;fcpL|, « une grande montagne », la fonction du mot da équivaut à celle de nos adjectifs, alors que, dans une expression telle que tiandi zhi da ^ ± Ë ^ ± , «la grandeur ou l'immensité du Ciel et de la Terre», cette fonction est nominale et que da y a un sens abstrait. Mais l'absence de toute distinction morphologique ne rend pas immédiatement visible le caractère abstrait de ce mot, et surtout elle ne permet pas de le manier en tant qu'abstraction. Une grande partie de nos discussions médiévales entre réalistes et nominalistes avait pour origine la distinction entre substantif et adjectif d'où était issue celle des notions de substance et d'accident. Or, l'absence de cette distinction formelle en chinois ancien, classique et moderne (et même souvent, malgré l'infuence des langues occidentales, en chinois contemporain) fait ressortir par comparaison le rôle décisif qu'elle a joué dans la scolastique et dont le syllogisme ne pouvait se passer. Cette distinction était même si nécessaire à la démonstration des vérités chrétiennes que Matteo Ricci dut pour la traduire, lors de la rédaction de son Vrai sens du Seigneur du Ciel (Tianzhu shiyi 3>cEÈH'ji§) publié en 1603, forger les termes de zilizhe g 5 Ï # , « ce qui est établi par soi-même », et à&yilaizhe £fc$|#, « ce qui est dépendant » 20 .

Matteo Ricci, The True Meaning ofthe Lord ofHeaven, translatée, with Introduction and Notes, by Douglas Lancashire and Peter Hu Kuo-chen, St Louis : Institute of Jesuit Sources, 1985, § 423 et 426, p. 349 et 350. Ricci conclut une de ses démonstrations sur la nécessité de l'abstraction en disant : « Il est impossible qu'un être capable de spiritualiser (shen # ) ce qu'il reçoit (dans son esprit) ne soit pas lui-même un esprit (shen). » Ibid., § 145. Malgré les retouches faites sans doute par ses amis lettrés, Ricci emploie le chinois à la façon dont il se servirait du latin ou de l'italien à des fins de démonstration, non pas à la façon des Chinois, pour qui tout langage était d'abord rythme et, assez souvent, mise en relation d'antonymes.

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É. Durkheim a jadis montré que la scolastique de notre Moyen Âge était directement issue d'exercices d'analyse grammaticale du latin21. « Classer les différentes espèces de mots, écrit-il, ou, comme on dit aussi, les différentes parties du discours, n'est-ce pas classer les éléments ultimes de la pensée, les catégories les plus générales de nos idées, celles qui forment comme le canevas constant de notre vie intellectuelle, canevas sur lequel les objets concrets de l'expérience viennent dessiner leurs formes ? Le nom correspond à la catégorie ou notion de substance, l'adjectif à la catégorie de l'attribut, les verbes à la catégorie de l'agir et du pâtir, le verbe substantif à la catégorie abstraite d'être, etc. On ne peut donc pas traiter les questions les plus élémentaires de grammaire sans toucher aux plus graves problèmes de logique 22. » « L'époque que nous étudions, dit-il encore, et qui fut l'âge de la grammaire, a préparé l'âge qui va suivre, [...] et qui fut l'âge de la scolastique, c'est-à-dire de la logique et de la dialectique. C'est que la dialectique médiévale, qui a joué un rôle si considérable dans l'histoire intellectuelle de l'Europe, était déjà contenue en germe dans les recherches grammaticales qui ont suffi à occuper l'activité de la période carolingienne23. » À partir du XIIe siècle, toute la vie intellectuelle est centrée sur le problème des universaux. « Or tout s'explique sans peine, écrit-il, une fois qu'on a compris que la réflexion du Moyen Âge a commencé à s'appliquer aux choses de la grammaire et que, d'un autre côté, la grammaire était un acheminement à d'autres questions. Car, en somme, le problème scolastique peut, en quelque sorte, s'énoncer en termes grammaticaux et se formuler ainsi : que signifient les mots qui expriment des idées abstraites et générales ? Le substantif, comme son nom l'indique, corres-

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Emile Durkheim, L'Évolution pédagogique en France, Paris : P.U.F., 1938, 1969, 404 p. Rappelons aussi l'influence de la logique d'Aristote sur la scolastique médiévale et jusqu'à nos XVIe et XVIIe siècles. 22 Ibid., p. 70-71. 23 Ibid., p. 72.

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pond-il toujours à des substances ? Alors aux substantifs abstraits et généraux correspondent aussi des substances abstraites et générales. Les genres existent réellement. Ce sont les réalistes qui ont raison. Ainsi, à propos de simples classifications grammaticales, on était tout naturellement amené à se poser des problèmes d'ontologie24. » Aux remarques de Durkheim sur l'analyse du latin et de ses particularités grammaticales, on pourrait opposer les méthodes traditionnelles de lecture du chinois dont un texte du XVIIe siècle nous fournit un exemple : dans ses Quatre recueils de la transmission du joyau familial (Chuan jiabao siji fiSs^SJEl^l), rédigés vers 1700 à plus de 80 ans, Shi Jincheng ^•sktyîï de Yangzhou (Jiangsu) explique que lire, c'est lire phrase par phrase et ponctuer. Or ponctuer (à quoi aide le rythme des phrases et des membres de phrase) est déjà presque avoir compris. En faisant lire les élèves, dit-il, on leur fera classer les mots par espèces, en distinguant les mots vivants (ayant des fonctions nominale ou verbale) et les mots morts (particules), noter les mots mis en parallèle et qui se répondent : antonymes, associés, opposés tels que haut et bas, noble et vil, bœufs et chevaux, nom et réalité, shang/xia _kT, gui/jian JtS£, niuJma 4^JS, ming/shi igJÈf 25-. On leur demandera successivement de trouver l'idée essentielle d'un chapitre, puis le caractère essentiel d'un paragraphe, et celui d'une phrase ; résumer l'argument26.

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Ibid.,p. 73. Un autre auteur, Cheng Duanli ( ï l S i ê , 1271-1345), dans son Dushu fennian richeng H H ^ ^ H f l (in Wenyuan ge siku quanshu 3&)SSî0)¥%1i, vol. 709), enseignait à distinguer les mots de sens concret des mots de sens abstrait, les mots faisant fonction de verbes de mouvement ou d'état, les postpositions et les particules. 2 Le texte original est introuvable, et celui-ci est cité par Zhang Zhigong !jfi;ë