PARC NATUREL REGIONAL DE LA CORSE LES PLANTES ...

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PARC NATUREL REGIONAL DE LA CORSE

LES PLANTES SAUVAGES SAVOIRS ET UTILISATIONS.

Livre II

QUELQUES UTILISATIONS DES PLANTES SAUVAGES.

Novembre 1982.

P.l

- Notes sur l ' u t i l i s a t i o n des plantes sauvages dans l'alimentation traditionnelle en Castagniccia. Paul DALMAS.

P.36

- La soupe aux herbes. Paul SIMONPOLI.

P.44

- L'utilisation magico-religieuse des plantes pendant la semaine Sainte en Corse. Marie-Christine DELVOYE-LANFRANCHI.

P. 73 - L'Asphodèle. Lucie DESIDERI.

P.l

- Notes sur l ' u t i l i s a t i o n des plantes sauvages dans l'alimentation traditionnelle en Castagniccia. Paul DALMAS.

P.36

- La soupe aux herbes. Paul SIMONPOLI.

P.44

- L ' u t i l i s a t i o n magico-religieuse des plantes pendant la semaine Sainte en Corse. Marie-Christine DELVOYE-LANFRANCHI.

P. 73 - L'Asphodèle. Lucie DESIDERI.

Paul DALMAS

NOTES SUR L'UTILISATION DES PLANTES SAUVAGES DANS L'ALIMENTATION TRADITIONNELLE EN CASTAGNICCIA

PLANTES SAUVAGES ET ALIMENTATION TRADITIONNELLE 1°/ - Le lieu - Les gens - Le temps 2°/ Une ethnologie fragmentaire 3°/ Situation du savoir traditionnel 4°/ Lieux et époques de la cueillette 5°/ Raisons de l'utilisation 6°/ Inventaire des préparations 7°/ Une catégorie du goût devenue rare : l'amer 8°/ Apprentissage de ce savoir

ANNEXES

I

: La famine d'Orezza

II

: La consommation des herbes sauvages d'après les récits populaires

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"L'air devenait toujours plus léger tandis que nous remontions la vallée, et de plus en plus parfumé par la petite menthe à fleur bleue qui sent aussi un peu le poivre". Dorothy Carrington (La Corse, Ile de Granit, Paris, Arthaud, 1980, p. 259)

"Jadis on soignait souvent bêtes et gens avec des plantes, on en mangeait pas mal... on en mange encore... Personnellement, je connais trente espèces qui peuvent être consommées avec plaisir et qui sont excellentes pour la santé". Cette remarque de la botaniste Marcelle Conrad (1) nous aidera à fixer le cadre et l'objet de ce travail : - repérer et classer les plantes sauvages (1'erbiglie) consommées anciennement et que l'on connaît encore aujourd'hui ; - les étudier du point de vue de leur saveur mise en valeur dans des accommodements et des associations plus ou moins complexes, d'une part, mais aussi en fonction de leurs qualités purement nutritives (énergétiques, hygiéniques et curatives) qu'il s'agira de percevoir au travers du discours de nos informateurs. L'enquête a donc porté sur un aspect très circonscrit des usages culinaires d'un certain nombre d'individus, tous originaires d'un lieu bien précis, le Castel d'Acqua, micro-région de l'Ampugnani, pieve incluse dans la "Petite Castagniccia". Si la gastronomie est bien l'une des manifestations les plus caractéristiques d'un "génie du lieu", les plantes aromatiques et légumes "sauvages", éléments fondamentaux du goût qui "typent" une cuisine, sont à classer parmi les productions les plus spontanément locales.

(1) Cf. 1981, ADECEC - CERVIONI, p. 2.

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I o / Le lieu : Au-dessus du Fium'Altu sur le versant N.O. du massif de l'Emerine qui s'élève en pente raide jusqu'à 1200 m d'altitude et tient lieu de frontière avec la pieve voisine de Tavagna, se sont accrochés de nombreux hameaux regroupés en quatre communes : U Prunu, San Gavinu, Scata et San Damianu. Nous tenons, dans ce fragment de la Corse schisteuse du N.E., une sorte de zone montagneuse -limite de la Castagniccia avec cette plaine orientale où avant 1945, et l'apparition du D.D.T., on ne descendait qu'avec appréhension, par crainte de la malaria (qui infestait déjà certains hameaux en bordure de fleuve). La principale production vivrière traditionnelle en cette région de petite (et parfois minuscule) propriété était bien sûr la châtaigne, associée à la production des céréales (orge et froment cultivées en altitude et de faible rendement) et des oliviers. La vigne si l'on en croit le Plan Terrier "prospérait passablement" et cela fut vrai jusqu'au début de ce siècle. A part cela, "senza porcu è senz'ortu tuttu l'annu à collu stortu" dit le proverbe, "celui qui n'a ni jardin, ni cochon à tuer, tord le cou (de faim) toute l'année". L'élevage donc, de porc surtout, la ressource carnée de base, essentiellement sous forme de charcuterie, tandis que chèvres et brebis regroupées le plus souvent dans le troupeau communal (a banda comunale) fournissent le fromage dont on fait grande consommation. Les légumes de la soupe ou du ragoût quotidien sont fournis essentiellement (mais pas uniquement, c'est là l'un des objets de ce travail) par le jardinage pratiqué avec soin sur les terrasses, "e scaffe", "e ripate", bien irriguées par un système savant et précis de rigoles qui.trayonnent depuis les multiples sources cachées dans la forêt, parfois loin des habitations. La région au climat contrasté (hivers rudes parfois fortement enneigés, été chauds surtout pendant i sulleoni ; automne et printemps sont pluvieux) est dite "le Château d'Eau", l'eau y était donc abondante, mais gérée avec rigueur et parfois motif de friction, car ces villages presque déserts aujourd'hui (une vingtaine d'habitants à demeure, l'hiver, pour chacun)

LA REGION DU CASTEL D'ACQUA EN AMPUGNANIft

Echelle:1/25000

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étaient fort peuplés à la fin du siècle dernier (1052 hab. en 1891, soit une densité de plus de 60 h/km2). Les bouches à nourrir étaient nombreuses et l'espace minutieusement exploité. Ce survol rapide nous permet de mettre en avant deux éléments décisifs pour notre enquête : - la maîtrise du milieu naturel et ce qui lui est associé (ou en découle) : le savoir sur les plantes aux multiples fonctions (médicinales, nutritives, magiques), - l'importance de l'élément végétal dans l'alimentation.

Les informateurs : Les échanges avec nos informateurs nous ont permis d'acquérir en ces domaines de plus amples informations. Leur groupe se constitue ainsi (1) : - 9 informatrices (choisies parce qu'excellentes cuisinières et, pour certaines d'entre elles, jardinières réputées fort habiles). - 2 informateurs. Cet ensemble est caractéristique de la dispersion actuelle des personnes originaires des communautés concernées. Ainsi, parmi les informatrices essentielles, l'une (F. Orsoni) a toujours vécu dans le Castel d'Acqua ; deux sont venues assez tard s'installer à la plaine, au bout de la vallée du Fium'Altu, sur des exploitations agricoles. Trois autres vivent sur le continent depuis longtemps mais "rentrent" très régulièrement et de toute façon entretiennent des liens très étroits avec la communauté corse déplacée. Trois autres femmes ont fourni des informations plus fragmentaires (il s'agit de D. Giuvannetti, M. Donsimoni et N. Bernard). Epoux de F. Orsini, Salvadore a fourni de nombreuses précisions en tant qu'amateur de bonne chère, jardinier habile et cuisinier lui-même

(1) Pour plus de précisions, cf. fiches biographiques en fin de dossier.

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(mais ne s'écartant pas du rôle masculin en la matière, qu'il a aidé à spécifier) (1). Battistu Giuvannetti pour sa part a raconté un peu de sa pratique du jardinage et de l'espace sauvage.

Période et lieux d'enquête : Les interviews ont été essentiellement menées, tant en Corse qu'au continent (Toulon) au printemps 82. Le "terrain" proprement dit (accompagné de recueil de plantes) est à situer au mois de mai, bonne époque encore pour le ramassage di

l'erbigliule (sur-

tout abondantes à partir de la fin de l'hiver). Quant au "temps historique" abordé, reprenons pour le définir, la formule de Anita Bouverot, ethnologue de la cuisine du Pays d'Apt, en Lubéron : "(il) couvre le mémoire d'une génération, celle de nos contemporains âgés de plus de soixante ans" (ceci n'est pas tout à fait vrai pour Antoinette Donsimoni (1).

(1) Cf. notice biographique

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2°/ Une Ethnologie fragmentaire : Faire une ethnologie de la cuisine corse, en la replaçant dans l'ensemble du champ social et culturel, en tentant de situer sa place dans le "patrimoine culturel" du pays, se serait "saisir la cuisine dans la diversité de ses significations, mettre à jour les principaux procédés culinaires utilisés, restituer aussi fidèlement que possible la composition des repas quotidiens (1) (...)

Au vrai, on ne peut pleinement comprendre la cuisi-

ne d'une région si l'on n'analyse en détail les contraintes qui pèsent sur l'acquisition des produits, la répartition des tâches entre les sexes au sein de la maisonnée, l'espace et le matériel culinaire, les procédés techniques de préparation des mets, les goûts et les saveurs privilégiés, le rythme quotidien des repas selon les travaux et les saisons, le jeu d'oppositions entre la nourriture quotidienne et les mets extraordinaires (pour une fête de famille, une fête calendaire...)" (2). C'est donc sur le fond d'une telle problématique qu'a été abordée la question de l'utilisation alimentaire des plantes sauvages et il peut évidemment paraître paradoxal de décrire un aspect très particulier (et apparemment mineur) d'un système culinaire sans en posséder au préalable une vue d'ensemble (3), le travail sera donc essentiellement descriptif, manqueront bien des articulations, et si nous tenterons bien quelques interprétations, nombre de points à peine effleurés en cours d'enquête resteront en suspens, sans conclusion. Donnons cependant comme postulat que le système culinaire peut se définir comme l'appareil des réponses que les femmes (puisque ce domaine technique est essentiellement leur affaire) fournissent en fonction des diverses "contraintes" qui pèsent sur elles.

(1) Et non monter en épingle quelques préparations exceptionnelles. (2) from : Anita Bouverot, La cuisine en Basse-Provence (1980). (3) On devra à ce propos se reporter aux jalons essentiels posés par Georges Ravis dans l'Encyclopédie Régionale (1981) et ses Communautés Pastorales du Niolu (1981).

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Nous qualifierons de "naturelles" les contraintes directement liées aux conditions de l'approvisionnement, i.e. à l'éventail des produits qui sont en un point et un temps donnés à leur disposition (ainsi en Castagniccia traditionnelle nous remarquerons l'association faible alimentation carnée - production essentiellement végétale (1). Il est de plus nécessaire de se nourrir à l'économie (mais de manière suffisante pour assumer un climat rude et de gros travaux (2). Le reste est plus précisément lié au temps dont les femmes disposent pour cuisiner (du fait de la multiplicité de leurs activités tant à la maison qu'à l'extérieur (3) et à la nécessité de maintenir, autant que faire se peut, une certaine variété ; c'est là que s'associent savoir-faire personnel et suggestions de la tradition (à respecter).

(1) - L'apport carné est constitué par des salaisons (porc et dans une bien moindre mesure, migisca, viande de chèvre boucanée), de la viande fraîche de chèvre ou de mouton (rare), et du gibier. Le poisson est exceptionnel. - Le gros de l'alimentation est constitué par les céréales (sous forme de pain), la farine de châtaignes (en galettes et bouillies plus ou moins épaisses) et les légumes au premier rang desquelles on rencontre les féculents (pommes de terre et haricots). (2) Cf. témoignage de M.D. Orsoni (21 V 82, Toulon) : "E : - des salades, les gens, ils en mangeaient beaucoup ou pas ? D : - pas tellement, on n'avait pas l'habitude... un bon ragoût, du pain et du fromage, et puis c'était terminé... la salade, ça soutient pas beaucoup...". (3) Et même s'il existe des "relais" (grand'mère, tante âgée ou soeur plus jeune) pouvant prendre en charge au moins une partie des repas et s'occuper des enfants en bas âge.

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Tentative de systématisation du fait culinaire

Système réglé par un double souci : - éviter le gaspillage (du temps ; des ingrédients) - garantir la variété

nous obtenons la construction suivante (douée en chacune de ses parties d'une certaine plasticité) :

ENSEMBLE DES CONTRAINTES

ENSEMBLE DES CONTRAINTES DE LA TRADITION TECHNIQUE

NATURELLES

Y

?

ACTIVITE CULINAIRE

Les contraintes naturelles — N les éléments disponibles (selon la saison et ses productions ; les provisions (productions conservées) ; des achats complémentaires sont possibles) La tradition : définit un "goût", à respecter produit par une série d'opérations réglées (i.e. de gestes maîtrisés) Il y a interaction entre les deux ensembles de contraintes (la tradition s'établissant sur une maîtrise des contraintes naturelles, qui en retour l'informent et l'infléchissent lorsqu'elles évoluent). Une recette, de ce fait, sera définie comme un composé de gestes quotidiens (établis par la tradition et susceptibles d'évolution), de contraintes économiques, d'habitudes de consommation (par rapport auxquelles se font les innovations).

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3°/ Situation du savoir traditionnel sur les plantes (du moins celles utilisées dans l'alimentation) : Malgré le nombre et la qualité des informations obtenues, ce savoir nous est apparu très fragile. Certes il est plus qu'hasardeux de préjuger des mécanismes de l'évolution d'une technique que ne cernent pas des études précises. Cependant, à l'analyse de ce qui nous a été dit des innovations dans le domaine culinaire et de la transformation des habitudes de consommation, il apparaît que dans l'ensemble du système, la cuisine aux herbes sauvages est l'un des secteurs éliminés en priorité. Parce que du fait de la disparition de la plupart des activités traditionnelles, on pratique de moins en moins l'espace sauvage, même proche, et les lieux traditionnels de cueillette ; lorsque le mode de vie n'éloigne pas carrément de la campagne (1). La consommation de légumes cultivés a de toute façon évoluée, elle s'est diversifiée ; on a moins besoin de la variété introduite par 1'erbiglie. On ne se trouve pas démuni lorsque finit l'époque des choux d'hiver (2), dont on ne fait plus grande consommation. De plus, les légumes sont disponibles à l'achat presque toute l'année, pas de problème de "soudure" dans une alimentation plus carnée et à l'ordinaire plus variée. Dans le même temps s'est développé la pratique d'une cuisine plus douce, plus neutre ("Aujourd'hui, rien n'est bon, ce n'est pas assaisonné", constate F.M. Alfonsi). La cuisine forte, celle des plantes sauvages, de la charcuterie généreusement salée et poivrée, des ragoûts pimentés, du fromage vieux (parfois de deux ans),

du minatu (3) ; cette cuisine aux saveurs marquées,

qu'accompagnait un pain anciennement consommé en grande quantité, se voit dévalorisée comme difficilement digeste.

(1) Notons à ce propos que la population corse, essentiellement dans l'émigration, est très majoritairement et depuis longtemps, urbanisée. (2) Cf. le témoignage de M.F. Alfonsi (21 V 82, Toulon). (3) Fromage vieux, battu et réduit en crème, très fort.

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C'est l'influence de la cuisine continentale dirait M.D. Orsoni (1) : "Ici ? Oh là, après ici, si on faisait comme... je m'étais vite mise à la page comme tout le monde... poireaux, carottes, pommes de terre, la soupe... Enq. : c'est vrai, tu perds les habitudes... M.D. 0. : ah oui, et puis il y a les haricots plus ou moins... maintenant

(...)

lorsque je fais un ragoût de haricots... s'il m'en reste un peu, (mon mari) me dit : "tiens, fais-moi une soupe !" mais alors je la passe, ça n'a plus le même goût que (...)

celle qu'on faisait là-bas...".

Par ailleurs un plat tel que la scaccia cùn l'erba (que nous étudierons un peu plus loin) a perdu sa principale nécessité ancienne, qui n'était pas que gustative : fournir un repas rapide et consistant le "jour du pain" ; c'est devenu aujourd'hui un plat "pour se faire plaisir", un peu exceptionnel (2) ; pas un plat de fêtes cependant, car là on valorise les viandes, ordinairement associées aux pâtes (que l'on ne fabrique plus soi-même) ou à des légumes verts, haricots ou petits pois, mais "extra-fins, pas comme avant !". Se sont conservés les salades (pissenlits) qui correspondent bien à l'esthétique culinaire contemporaine : préparation rapide, fraîcheur, aspect naturel conservé au maximum, accompagnement possible de viandes grillées. Sont valorisés des condiments comme la nepita (qui s'associe très bien avec la purée de tomates cuites, si courante) ou un légume rare tel que l'asperge sauvage encore plus précieuse que son équivalent cultivé. Mais ont, semble-t-il, presque entièrement disparu les espèces trop concurrencées par un produit voisin cultivé, peu cher et facile à trouver (au jardin ou chez les marchands de quatre saisons) ; cela vaut pour le poireau sauvage ou tous les végétaux comestibles proches de la blette.

(1) Cf. à ce propos le qualificatif de "françaises" appliqué, par A. Donsimoni, aux blettes cultivées, au goût peu marqué. (2) Cette réflexion vaut pour la soupe d'herbes, et dans une autre catégorie, pour la pulenta castagnina (de farine de châtaignes).

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Les circuits commerciaux s'élargissent, productions potagères et possibilités d'achat se diversifiant, les cuisinières corses s'intéressent moins aux productions sauvages, soucieuses de plus dans cette activité certes de la qualité des produits mais pas absolument de ce "naturel" qui préoccupe tant les pratiquants culinaires des villes du continent. Les récits populaires (cf. annexes) nous présentent ces plantes comme le dernier recours des indigents, confirmés en cela par les chroniques historiques du XVIIIème et XIXème siècle. - "Là une mère éplorée, là un père au désespoir (...)

: "voilà des semaines

que je nourris toute la famille malade et moi d'herbes comme les animaux" (1). - "Quant aux pauvres, ils sont nourris durant les travaux des vignes, du printemps aux vendanges, par les particuliers qui les emploient. En hiver ils sont réduits à manger des soupes d'herbes : ails sauvages, feuilles de choux fourragers, pissenlits, fenouil forment avec les fèves la base de leur nourriture" (2). Rien d'aussi dramatique dans le discours de nos informateurs dont aucun cependant n'est originaire de famille ayant souffert, du fait de la.misère, de sous-alimentation. Ils nous rappellent malgré tout que ces légumes sauvages ont été bien utiles en temps de restrictions (qui ne fut pas en Castagniccia temps de disette), pendant la dernière guerre surtout.

(1) in G. Ravis, Communautés pastorales..., p. 86 (reprend un texte cité par Francis Pomponi in "En amont de la mort : médecins et morbidité en Corse au XIXème siècle", Etudes Corses, n° 12-13, 1979, pp. 251-273). (2) in G. Ravis, op. cit., p. 83, Témoignages du subdélégué de Ruglianu pour l'année 1775.

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4°/ Les lieux et époques de la cueillette :

A - Les entretiens qui nous ont permis d'établir ces inventaires nous fournissent également des informations sur les points de cueillette de ces plantes. Ecoutons F.M. Alfonsi (21 V 82, Toulon) : "ci eranu e vigne custi, truvavanu i nattarepuli è pô astre piante... (...) va in l'ortu (...)

era sempre pienu custl... (...)

a mio mamma, anda-

e biete... salvatiche

(...)

ci eranu pè l'orti" ; "il y avait des vignes là, on trouvait les pissenlits et puis d'autres plantes... (...)

ma mère allait dans le jardin (...)

toujours plein par là... (...)

les blettes... sauvages (...)

c'était

on les trouvait

dans les jardins". D'après F. Orsini, tandis que le thym se trouvait en montagne, les pissenlits, en revanche, se cueillaient "innù e vigne, innù i chjosi, in l'alivetti", dans les vignes, donc, les champs (plantés de céréales), les olivettes (qui étaient nettoyées, piochées autour des arbres et plantées de "favette" ou petites fèves, nourriture du bétail (U Poghju, 4 V 82). M.D. Orsoni, pour sa part, nous parle "di 1'erbigliule" ramassées en compagnie de sa grand'mère dans les jardins et des petits plants de pourpier que l'on trouvait en été, au milieu des haricots (Toulon, 21 V 82). En compagnie de D. Franchini, à Nocce, sur la commune de Castellare di Casinca (le 26 IV 82), nous avons recueilli, le long du chemin menant au bassin d'arrosage et à proximité du jardin potager et des vignes : u pastinacciu, i radichji bastardi, e biete salvatiche, e romicie, u susembru ; un grand plant de matrunella était en terre à la limite de la terrasse, tandis que du thym et du romarin (u rosu marinu) étaient replantés près de la maison. Tandis que u lavone et u criscione se rencontrent au bord des ruisseaux, dans la forêt, i sparaci "si trovanu pè ste machje" (F.M. Alfonsi) et plus précisément sur les terrains brûlés, note B. Giuvannetti qui remarque que les porri salvatichi apprécient les terres riches des jardins (cf. par ex. la zone de Cumperata à San Gavinu) de même que la bieta et la romicia qu'on trouve près des ruisseaux d'arrosage.

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En forme de conclusion, notons donc que beaucoup de ces plantes prospèrent sur des terrains entretenus (et de bonne qualité) ; ce sont des plantes sauvages, bien sûr, mais surveillées, débarrassées peut-être un peu des mauvaises herbes, profitant de l'arrosage régulier des jardins. Ceci contraste avec la localisation en "lieux vagues et décombres" si souvent associée à ces produits et qui semble se vérifier essentiellement pour la catégorie des aromates.

B - Si nous abordons le chapitre de 1'époque de cueillette, nous pourrons nous reporter à l'inventaire établi en compagnie de D. Franchini, qui, bien que des toutes premières hauteurs de la plaine, vaut pour le Castel d'Acqua, la saison étant avancée (le 26 avril), on aurait pu y ajouter les asperges sauvages qui viennent bien en avril-mai (F. Orsini). Rapelons simplement que la soupe d'herbes est avant tout un plat de la fin de l'hiver et du printemps, parce que la plus grande partie des plantes qu'on utilise alors : "dopu spichiscenu", "ensuite, elles "montent" (A. Donsimoni) ; il en est ainsi, par exemple, de la cardella qui très vite devient immangeable (M.D. Orsoni). Les beignets (matrunella+tupaghje+porri salvatichi ), pour leur part, sont fort appréciés à la période de l'Ascension et jusqu'à Pentecôte. (M. Donsimoni, F. Orsini). Certaines espèces telles que les nattarepuli et leurs proches parents se voient consommés sur un laps de temps assez long dans la mesure où on les rencontre à différentes altitudes sur des espaces régulièrement fréquentés par les villageois : alors qu'ils arrivent à maturation en fin d'hiver et au tout début du printemps (fin février) sur les terrains proches des villages et dans le fond de la vallée, en montagne, où l'on va par exemple accompagner les bêtes ou faire du bois, ils sont bien plus tardifs.

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Alors que biete et romicie sont longtemps bien vivaces pour peu qu'il y ait de l'eau, certaines espèces, à consommer en salade, telles que le pourpier sont spécialement d'été. Les plantes aromatiques telles que les menthes vont du printemps à la fin de l'été et même au-delà ; ainsi la nepita que l'on trouve pendant toute la période des tomates (elle sert à parfumer les sauces) et à l'époque des champignons (en septembre-octobre), qu'elle accompagne parfaitement. De toute façon, même si elle y perd en saveur, on peut fort bien la faire sécher (ainsi que le thym, produit d'altitude, le romarin ou le laurier), dans un endroit ventilé et à l'ombre ; n'oublions pas de toute façon que ces plantes sont aussi des espèces à tisane (bien conservées, même l'hiver, elles ont un double emploi).

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5°/ Raisons de l'utilisation : Les propos de nos informatrices suggèrent un certain nombre de raisons à l'utilisation de ces plantes dont certaines sont à répertoriées dans l'ensemble des aromates (1) (parfums, goût prononcés ; utilisés en faible quantité pour relever un met), tandis que d'autres sont de véritables légumes (à classer dans la catégorie des salades et des blettes). Nous avons déjà fait allusion au fait que leur utilisation est nécessairement fonction des contraintes qui pèsent sur la cuisine féminine traditionnelle : qu'elle ne soit point trop exigeante en temps de préparation (et non pas de cuisson), car les femmes sont absorbées par de nombreuses activités même si elles sont plusieurs sous le même toit ; cuisine nutritive enfin et variée avec des produits végétaux. Pour F.M. Alfonsi, on les consommait volontiers en avri-mai, parce qu'il n'y avait plus de choux d'hiver. Elles permettaient donc de varier l'ordinaire, car "e suppe, nu., eranu sempre li stesse à parte, ti dieu, quandu facianu sta suppa d'erbiglie, chi cambia..." (2). F. Orsini, parlant des fritelle di l'erba, insiste sur le fait que la camomille est mise pour son goût si particulier ("a matrunella a vuechi pè u gustu") et souligne elle aussi que 1'erbiglie étaient consommées volontiers l'hiver car manquaient les légumes. A. Donsimoni, pour sa part, rappelle que les biete salvatiche, surtout un peu montées, sont plus fortes que les cultivées, les "françaises" ("sô più forti chè e francesi" (3). Nous pouvons rependre ici une partie de la discussion avec M.D. Orsoni : "Enq. : - en fait des légumes, on en mangeait très peu... M.O. : - pommes de terre et haricots... Enq. : - c'est pour ça qu'on faisait des soupes d'herbes alors... M.O. : - d'herbes... et de choux... (1) Au côté des aromates cultivés tels que le persil ou le précieux basilic (cf. l'expression à propos d'un enfant : "ghjera allivatu cum'è u basilicu à u purtellu", (E Foie di Mamma, G.G. Franchi, Ajacciu, 1981, p. 60). (2) i.e. : "les soupes, vois-tu, étaient toujours les mêmes à part quand on faisait cette soupe d'herbes, qui change un peu...". (3) Cf. la notion déjà entrevue de la cuisine française comme cuisine plus fade.

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Enq. : - comme ça, on consommait beaucoup les herbes de la campagne... M.D. : - bien, pas tellement parce que c'est juste bon au printemps... après, ça durci, c'est plus bon... au printemps... mais après alors il y avait les haricots... après les haricots verts..." (elle parle ensuite des fèves et des petits pois, et souligne qu'il fallait "changer un peu des pommes de terre et des haricots"). M.D. Orsoni rappelle ensuite une discussion très significative : "Elle me faisait rire Lydie, des fois elle descendait m'appeler de sa place à la cuisine là : "qu'est-ce que tu fais aujourd'hui pour manger ?", "ah bien, j'ai dit, je crois que nous allons faire le même menu !", "on a arraché les pommes de terre, elle disait, je crois que nous pouvons faire le tour du village, de haut en bas, tout le monde mange pommes de terre !" (...) Enq. : - et les plantes sauvages, c'est parce qu'il y avait peu de légumes ou c'est parce que c'était meilleur, c'était plus parfumé, que les gens les préféraient ?... M.D. : - oui, les plantes sauvages, c'était plus parfumé... y en a qui les ramassaient pas... je sais pas, moi, au printemps toujours..." Mais parce qu'elles sont très "parfumées" justement, il faut savoir en user avec circonspection comme, par exemple, nous dit Mme Orsoni, de la matrunella ou du susembru rumanu. Les qualités de ces plantes pour une cuisinière peuvent donc, d'après cet ensemble de remarques livrées un peu en vrac, se définir ainsi : - leur goût marqué - leur digestibilité (1) (cf. rôle du fenouil dans les sbuchjate, de la matrunella dans les beignets de fromage frais, assez gras de friture, etc..) - leur variété

(1) Rappelons que c'est ce dernier trait qui est aujourd'hui dénié à la cuisine traditionnelle réputée trop grasse, trop pimentée, et trop forte d'aromates.

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Le thème de la monotonie de l'alimentation, essentiellement en milieu rural, durant tout le XIXe siècle et encore au début du nôtre, est bien connu (1). A ce sujet, le témoignage de M.D. Orsoni, fille d'un jardinier qui à San Gavinu faisait figure de "moderniste", de "novateur", insiste bien sur le fait que la production horticole commune en Castagniccia dans les années trente était bien moins variées qu'aujourd'hui. Nombre de produits courants ailleurs (en Corse même) y étaient tout-à-fait inconnus. Par ailleurs, elle remarque comme tous nos informateurs, combien" avant" on était dépendant des périodes de production, on mangeait les diverses denrées disponibles à leur saison (ce qui avait malgré tout pour avantage de pouvoir profiter de leur pleine saveur) (2). Sur le fond d'une alimentation de base très répétitive, on tirait parti au maximum des productions végétales, 1'erbiglie étaient donc bienvenues

en une période où manquaient les légumes frais (3).

(1) Sur ce problème, cf. E. Morin : Commune en France. La métamorphose de Plodémet (Fayard, 1967). P. Ariès : Histoire des populations françaises et leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIème s. (Paris, Le Seuil, 1971/2ème Ed.) et pour la Corse, G. Ravis : Communautés pastorales... ainsi p. 85, à propos d'un témoignage de médecins (1823) : "ceux qui se penchent sur l'état sanitaire des populations rurales dénoncent la mauvaise qualité, l'insuffisance ou la trop grande monotonie de leur alimentation". (2) Bien des produits complémentaires pouvaient être achetés cependant, outre l'huile (marchands ambulants de Balagne) ou les fromages (marchands d'Ascu ou du Niolu), rappelons les pastèques de la Casinca (pour le 15 août), les poireaux vendus en cápate (bottes) au mois de novembre par les producteurs de l'Alzi (San Damianu) et qui servaient entre autres à la confection d'un ragoût de morue, plat d'automne apprécié ; jusque dans les années 20, des marchands de tomates montèrent de la plaine en juillet-août pour vendre par rupi (mesures de 12,5 kgs) de quoi confectionner les réserves de cunserva (coulis et "conserve" épaisse). (3) Dont l'éventail était de toute façon assez restreint (cf. témoignage en annexe de M.D. Orsoni).

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6°/ Inventaire des préparations : Nous n'e donnerons pas ici le détail des "recettes". On trouvera reproduit en annexe le discours des informateurs nous les racontant ; son analyse détaillée nécessiterait un commentaire technique très serré que l'imprécision du savoir actuel sur la cuisine corse rendrait, appliqué aux seuls mets utilisant des plantes sauvages, hasardeux. Il nous faudrait repérer au plus juste toutes les étapes du processus de transformation subi par un matériau (que l'on a reconnu comme mangeable) afin qu'il puisse être ingéré (1) ; tout au long de cette succession d'opérations plus ou moins complexes, plus ou moins rapides, il nous faudrait resituer au plus précis le moment de l'introduction (et

la quantité) de chaque nouvel élément. Tout en ne perdant pas de vue ce schéma idéal de description, testé

déjà en d'autres lieux et qui nous servira ,de trame, nous nous contenterons d'un repérage des différents mets cités durant l'enquête ; nous rappellerons les différentes appellations rencontrées ; nous classerons chaque plat dans sa catégorie et nous donnerons un aperçu de sa fréquence. Pour chacun, nous établirons l'inventaire de tous les ingrédients cités comme possibles, ce qui ne signifie pas qu'on les trouverait nécessairement en même temps. Le problème se pose pour la soupe d'herbes : le nombre de plantes cité est impressionnant, mais il n'y a pas d'incompatibilité; aucune, semble-t-il, n'en exclut d'autres. Ce qui limite surtout le nombre d'éléments, c'est le temps à consacrer aux activités de cueillette (une fois que l'on a trouvé les quelques produits de base, blettes et pissenlits). En rapprochant les données fournies par cet inventaire et les marches à suivre décrites dans les interviews, nous pouvons saisir quelques-uns des traits caractéristiques de ce savoir "pratique" et "oral" (2). Les recettes sont approximatives dans leur formulation, les quantités peu précises ; nous nous apercevons en fait que cette technique, par certains côtés très normative, puisqu'elle pose et entend résoudre des problèmes d'équilibre et de proportions, laisse une part certaine à l'innovation, à l'adaptation personnelle, selon

(1) Cf. Y. Verdier, "Pour une ethnologie culinaire...", et sa définition de la recette. (2) Cf. C. Fabre, "Cuisine et rôles sexuels en Languedoc...".

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le "bon goût" de chacun (ainsi, M.D. Orsoni nous parle d' "ove en trippa" préparés sans herbes, alors que c'est la présence de ce trait qui les définirait plutôt chez d'autres informatrices. En fait, les éléments minimaux constituant ce plat sont tout simplement les oeufs (durs, et même pochés) et les oignons (de préférence tendres : tupaghje), revenus.

a) La soupe d'herbes : Désignée ordinairement par le terme de suppa d'erbiglie (V.M. Alfonsi, F.M. Alfonsi, M. Donsimoni), formulé parfois en suppa d'erbigliule (A. Donsimoni, D. Franchini), qui semble insister encore sur la petitesse et la rareté des plantes utilisées. Si M.D. Orsini parle de suppa di minestrella ou minestrella tout court, D. Franchini pour sa part emploie l'expression suppa di minestra qui ordinairement désigne la soupe de haricots + chou + pommes de terre (assaisonnée d'un suffrittu (1) et enrichie de pâtes ou de tranches de pain rassis). Pour F. Orsini, cette soupe d'herbes est tout simplement una suppa di nattarepuli, une soupe de pissenlits. La soupe d'herbes semble être le premier plat auquel on pense quand on parle d'herbes sauvages ; elle a été citée par l'ensemble de nos informateurs ; c'est un plat apprécié qui tranche heureusement sur les soupes habituelles (2). L'inventaire des produits entrant dans sa composition nous donne la série suivante (3) : - plantes sauvages : nattarepulu, strigliuln, lattaghjolu, bieta, romicia, porru, finochju, rosula, pastinacciu, radichju bastardu, erba pisóla, cardella, susembru rumanu, puncicula - autres

: fanes de carottes et de radis, pointes de feuilles de pommes de terre (rare) cipolle/tupaghje (oignons) pommes de terre haricots rouges

(1) Cf. définition en annexe. (2) Idem. (3) Idem pour traduction française (annexe I)

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sellaru (céleris) carottes, chou (rare) - riz ou pain rassis - battutu (condiment) : ail + lard (piles au mortier) sel & poivre cunserva (conserve de tomate)

b) La scaccia cùn l'erba (ou pain ("fougasse") farci aux herbes) : La catégorie des scaccie comprend de nombre éléments, tous très relevés de sel et de poivre et cuits au four : - scaccia incù u furmaghju, au fromage (1) -

"

incù i striachjuli, aux gratons (2)

-

"

cùn l'oliu, largement arrosée d'huile d'olive

-

"

incù i pomi, aux pommes de terre.

La scaccia incù l'erba proprement dite, citée par six de nos informatrices, peut comprendre (outre la pâte à pain) les denrées suivantes : - plantes sauvages : bieta, romicia, pedi rossu, susembru, susembru rumanu (en faible quantité) - autres

: tupaghje/cipolle petrusellu (persil)

- sel & poivre - arroser d'huile d'olive.

(1) A rapprocher des migliacci (i.e. pâte aux oeufs et au levain additionnée de fromage et cuite au four sur des feuilles de châtaigniers). (2) Cf. Ravis, Encyclopédie Régionale, p. 138.

- ¿¿ -

c) L'ove en trippa_(l) : Ils sont l'équivalent des oeufs "en tripe" que l'on trouve en France continentale : oeufs durs coupés en deux et mis à mijoter dans une fricassée d'oignons. Ici la sauce peut être composée de biete salvatiche et de romicie (ce qui donne un plat légèrement amer), parfumée de nepita et de legnu d'oru, revenues avec des tupaghje (moins volontiers des cipolle, qui sont les gros oignons blancs, parfois trop forts) et du petit salé (pas obligatoire), le tout coloré d'un peu de cunserva. Tout cela largement poivré (et salé avec modération) . Selon F.M. Alfonsi, les oeufs peuvent être non pas durs mais pochés ; chez M.D. Orsoni, la sauce ne compte que des oignons tendres (ou tupaghje).

d) u ventre ou panse pleine (de porc) : C'est là le plat traditionnel du réveillon de Noël (qui suit de peu l'abattage, la tumbera, du cochon), à la cuisson très délicate (2) : Les ingrédients habituels en sont (3) : - plantes sauvages : bieta, porru (en faible quantité), nattarepulu - sang gras cipolle/tupaghje petrosellu (persil) ail chou (pas indispensable) - sel & poivre

(1) Ce plat nous a été cité à quatre reprises. (2) Trois de nos informatrices nous l'ont raconté en détail (cf. annexes/mais voir aussi J.F. Revel : Un festin en paroles, p. 67, où est cité sous 1'en-tête "Estomac farci", une recette du recueil d'Apicius). (3) Pour une recette corse proche, cf. Léonard de Saint-Germain : Itinéraire descriptif et historique de la Corse, Paris, Hachette, 1869, p. 141 : "La femme du berger a servi, sur un plateau énorme en bois de hêtre, une superbe omelette aux brocci (...) puis sont venus des boudins d'agneau aromatisés avec de la menthe poivrée et autres plantes odorantes des montagnes, plat complètement nouveau pour nous, mais excellent".

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e) Frittelle (ou beignets) : Ils constituent un plat simple (encore qu'à préparer avec soin pour que la pâte, farine de blé (1) + sel + eau, onctueuse ne prenne pas trop d'huile) un plat rapide, volontiers de fête. Les types de beignets sont très nombreux (2), pour ce qui est des plantes sauvages, nous avons pu inventorier ceux de poireaux sauvages et ceux de camomille fraîche (matrunella verde) cités par F.M. Alfonsi. Les frittelle di l'erba (F. Orsini, D. Franchini) associent matrunella, porri, tupaghje et accessoirement menta. La matrunella est très amère, pour l'adoucir on peut lui adjoindre un peu de fromage frais ; les beignets de fromage étant parfois un peu lourds, y ajouter de la camomille les rendra plus digestes (M. Donsimoni).

f) Frittate ou omelettes : "Plat économique s'il en est", dont "la gamme est très variée" (3). V.M. Alfonsi et A. Donsimoni nous parlent d'omelette au brocciu (4) additionnée de menthe (menta, susembru). F. Orsini donne les associations suivantes : - oeufs battus + menta + persil + oignons (légèrement) revenus - oeufs battus + fromage frais (5) + menta M.D. Orsoni, pour sa part, prépare des omelettes à la romicia (amères donc) et à la bieta, au préalable bouillies et bien égouttées.

(1) Il ne s'agit absolument pas ici de beignets de farine de châtaigne. (2) Cf. Ravis, op. cit., p. 139 et S. Costantini (1968), p. 111. (3) G. Ravis, op. cit., p. 139. (4) Fromage tendre préparé à partir du petit lait de chèvre ou de brebis. (5) Plus ferme que le brocciu.

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g) Ensalate ou salades : Nous ont été cités comme pouvant être consommés en salade : - i nattarepuli (crus ou cuits) - i lattaghjoli - i strigliuli - i sparaci (en vinaigrette) - i porri (en vinaigrette) - u purpre - u criscione - u lavone - a cardella - u radichju bastardu (cuit avec des oeufs durs) - a puncicula, a filetta, i tanghi (M.D. Orsoni ; rare) Ceci dit, traditionnellement, on appréciait assez peu les salades ; en témoigne ce court récit burlesque extrait de E Foie di Mamma de Ghjuvan Ghjaseppu Franchi (Aiacciu, 1981), p. 139 : "A unu, a figliola chi stava in cita li vulia fà manghjà a insalata : - Vidarè o bà cus"ï bona quand'ella hè acconcia... Ellu mastacciava è mastacciava... - Oh ! Chï "l'erba hè erba !" (1)

h) Artichjocchi ripieni

ou artichauts farcis :

D. Franchini introduit volontiers dans leur farce (à base de viande ou de brocciu) des biete salvatiche (comme dans les canneloni, par exemple), tandis que A. Donsimoni les accompagne d'une sauce identique à celle des ove en trippa.

(1) "Il y avait un vieux à qui sa fille qui habitait en ville voulait faire manger de la salade : - Tu verras, elle est très bonne une fois préparée. Lui, il mastiquait, il mastiquait : - Oh ! l'herbe c'est toujours de l'herbe...".

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i) Salsa di pumata ou sauce tomate : A. Donsimoni y ajoute volontiers de la nepita (qui ne doit pas frire, sinon elle est trop forte), surtout si elle doit accompagner un ragoût de viande de boeuf, du lapin ou des haricots (fasgiulloni).

j) Sbuchjate : On nomme ainsi les châtaignes fraîches (e castagne fresche) bouillies (sans leur première peau) dans de l'eau salée ; on y ajoute du fenouil pour les rendre plus digestes. On les consomme en ôtant la seconde peau (F.M. Alfonsi et D. Giuvannetti).

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7°/ Une catégorie du goût devenue rare : l'amer Parmi les multiples remarques qui mériteraient d'être plus longuement développées, relevons l'insistance, qui paraît un peu curieuse au vu de l'alimentation actuelle, sur l'amertume de certaines plantes et le plaisir né de cette saveur (1). Présentent ce caractère, nous dit-on, a matrunella (verde), u radichju bastardu et a romicia, anciennement si fréquente (le susembru rumanu étant pour sa part très peu utilisé). Les plats où ils peuvent être prépondérants sont les beignets, pour la matrunella, les omelettes et les ove en trippa pour la romicia ; le radichju bastardu, outre la soupe, peut être consommé en salade, adouci par des oeufs durs (2). D. Franchini nous a raconté comment sa mère, Zia Silvia Tambini, disparue en 1971 à l'âge de 83 ans, se régalait de beignets de camomille ("si campava ! " ) , ce qui n'allait pas sans surprendre les femme plus jeunes.

(1) Cf. J. Le Magnen : Le goût et les saveurs, Paris, PUF, 1951, 119 p. (2) Parmi les plantes ameres mais cultivées, il n'est guère à relever aujourd'hui que la chicorée (ou ensallata amara) utilisée en salade ou cuite et mélangée à des blettes (ce qui permet de retrouver un peu, semble-t-il, de la saveur de la romicia). Les artichauts sont rarement consommés crus.

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8°/ Apprentissage de ce savoir : "Tu me demandes comment je connais tout ça ?" Rosario T. (Cueilleur d'herbes sauvages) in : Danilo Dolci, Enquête à Palerme, p. 225

M.D. Orsoni raconte comment c'est en accompagnant sa grand'mère ("tant qu'elle a été valide") dans ses activités de jardinage qu'elle a appris à connaître les plantes sauvages (les deux apprentissages sont très liés dans leur grande minutie) : "J'allais avec elle ramasser les tomates, j'allais avec elle nettoyer les haricots (...)

; j'étais petite (huit ou dix ans), j'allais

avec elle, c'est comme ça que j'ai su les plantes qu'il fallait chercher".

F. Orsini, à l'inverse, explique par l'absence à la maison d'une aïeule, qui l'aurait aidée, sa (relative) méconnaissance de ce secteur du savoir botannique ; il ne s'est trouvé personne pour le lui communiquer parfaitement. Elle connaît néanmoins les produits les plus courants, dont l'absence dénaturerait de nombreux plats très communs. Dans la transmission de ce savoir très précieux (1) nous voyons donc mis en avant le schéma bien connu d'un échange privilégié entre grandmère et petite fille, fonctionnant sur un temps relativement long ; en d'autres termes, nous parlerons d'une relation entre une personne qui, travaillant moins, a le temps d'expliquer les choses et une autre, beaucoup plus jeune, qui jouit encore de celui d'écouter. Une grande attention, en effet, est nécessaire à la bonne maîtrise d'une science subtile (2) des localisations, des rythmes de croissance et de floraison. Il faut reconnaître de fines différences de formes, de teintes et de parfum pour éviter les espèces vénéneuses ou simplement inutiles et doser subtilement des produits parfois très forts.

(1) Puisqu'il concerne, en fait, aussi bien la cuisine que la médecine traditionnelle. (2) Qui n'est pas exclusivement féminine (cf. B. Giuvannetti).

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Pour tout ce qui relève des préparations, la cuisine aux herbes sauvages ne se distingue pas de la pratique culinaire en son ensemble dont l'apprentissage se fait "sur le tas", de manière un peu diffuse, en regardant faire ses proches. Quand le temps est venu, une femme a, normalement, déjà vu l'essentiel (1). C'est ainsi que A. Donsimoni, aujourd'hui cuisinière accomplie, a pu nous affirmer que, chez sa mère, elle n'avait jamais préparé de repas ; elle aidait un peu, beaucoup moins que sa soeur aînée. En fait, il paraît essentiel d'insister sur le rôle du regard dans l'apprentissage technique traditionnel : bien repérer une plante ; élaborer un plat sans suivre de pesées précises, mais par des estimations ; savoir laisser consumer une sauce ; ces "tours de main" ne se verbalisent pas. Tout cela se montre (et se goûte parfois) : c'est pourquoi M.D. Orsoni s'est levée à plusieurs reprises pour me faire voir les plantes qu'elle conservait dans sa cuisine, avant d'aller cueillir sur la terrasse quelques pampres de vigne pour que j'en connaisse bien la saveur acidulée.

(1) Et puis, pè viaghja s'accuncianu e somme, dit le proverbe : "en cours de route, on arrange la disposition des charges" (sur les mulets) ; i.e. une activité (un savoir) pas trop bien engagée, s'améliore sous la pression des nécessités.

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ANNEXE

La famine d'Orezza (Texte recueilli auprès de Salvadore Orsini à.U Poghju (San Gavinu) au mois de décembre 1978 ; est donnée ici la traduction française).

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C'était au temps des Génois, on ne débarquait plus de farine. C'était une sale année. Il n'y avait ni châtaignes, ni blé, ni haricots, rien, rien, rien. Et il fallait lutter pour vivre ; il fallait aller chercher les carottes sauvages dans les châtaigneraies. Les fougères !... Heureusement que c'était une bonne année pour les fougères ! On s'est mis à les manger cuites. Ils ne les laissaient même pas pousser, ils les mangeaient toutes tendres. Malheureux habitants d'Orezza, à la fin septembre, il n'y avait plus de fougères ! "Comment va-t-on faire maintenant ?" Ils restaient là, abattus... Ils ont fini par moudre du bois au moulin pour en faire de la farine. Ils en ont fait du pain, juste de quoi se tenir en vie. Il n'y avait plus de bêtes, elles étaient toutes mortes. En Corse, il restait une centaine d'hommes. Cent hommes et cent femmes ; et plus d'enfants, ils étaient tous morts. Alors on disait : "L'Orezzinchi per un esse morti Fecinu u pane di dice sette sorti !" "Les gens d'Orezza, pour ne pas mourir trouvèrent dix sept façons de faire le pain !"

Remarques : Après disparition des denrées alimentaires de base (châtaignes, b haricots), les Orezzinchi ont tout d'abord tiré parti au maximum des denrées comestibles connues de l'espace sauvage (cf. e carotte salvatiche, les carottes sauvages) ; avec les fougères (e filette), ils se sont ensuite attaqués à ce qui constitue plutôt d'ordinaire la nourriture des animaux (du moins à l'é que contemporaine, celle où se situe le narrateur). La situation s'aggravant sans cesse, ils ont fini par consommer (toujours humanisées : ils en ont fait du pain) les denrées des pires famines (cf. par ex. les travaux de PierreEtienne Will sur les problèmes d'approvisionnement en Chine ou ceux de Piero Camporesi sur l'Italie de la Renaissance et de l'âge classique). - Sur les disettes corses, cf. F. Pomponi, Histoire de la Corse (1979), mais aussi Petre Guglielmu Guglielmi, d'Orezza (1644-1728) : A. MALANNATA, poème inspiré par l'épouvantable situation de l'année 1702 (notons que c'est là la première oeuvre savante d'importance utilisant la langue corse).

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ANNEXE

II

La consommation des herbes sauvages d'après les récits populaires (Extrait des recueils corses de G. Massignon (1963) et J.B.F. Ortoli (1883) suivis d'un exemple kabyle). - "Incù a fame, si manghjà tuttu !" "Quand on a faim, on mange tout !" (F. Orsini, 4 V 82, U Poghju)

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From : J.B. Frédéric ORTOLI : Les contes populaires de l'île de Cors?: (Maisonneuve et Cie, Ed., Paris, 1883, 379 p) conte n° XXIV : L'Ane aux Sequins d'Or p. 178 : "Dans le temps où les bêtes parlaient, il y avait une mère et trois enfants si pauvres, si pauvres, qu'ils n'avaient pour toute nourriture que les herbes de la forêt".

From : Geneviève Massignon : Contes Corses (Ophrys Ed., Gap, 1963, 380 p/Publication du Centre d'Etudes Corses - Faculté des Lettres, Aix-en-Provence) conte n° 59 : Les deux petits chiens, I due cagnoli (récit du Niolu, Albertacce) p. 137 : "(...) l'homme revient au palais, apportent les deux coeurs. - J'ai tué les deux enfants, voilà les deux coeurs. Quant à leur mère, il avait aussi l'ordre de la tuer, mais il lui dit : - Je ne vous tuerai pas ! J'ai tué deux brebis et j'en ai apporté les coeurs au roi ; et voilà où sont vos enfants : je les ai laissés dans la forêt, à tel endroit. La jeune fille est partie, et elle a retrouvé ses deux petits, puis elle est restée un mois dans la forêt, ne mangeant que de l'herbe". conte n° 68 : Finimula e Spicciamula (récit du Niolu, Albertacce) p. 152 : (en butte à la haine d'un faux moine) "Finimula a supplié le cocher de la laisser partir. Il a fini par la laisser faire. Elle se sauve à travers le maquis, erre pendant une vingtaine de jours, mangeant ce qu'elle trouvait, des herbes, n'importe quoi ; enfin, elle arrive chez son père".

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conte n° 75 : Le père qui voulait manger le coeur de sa fille (récit du Niolu, Albertacce) p. 167 : "Le fils pleurait. Alors, le père a continué à faire des chargements d'étoffes, et s'en est revenu à la maison : il croyait sa fille morte (il en avait mangé le coeur !...) Le jeune homme, lui, n'est pas retourné dans son village. Quant à la jeune fille, elle a mangé de l'herbe, comme elle a pu...".

From : Camille Lacoste-Dujardin : Le Conte Kabyle (Maspéro, Ed., Paris, 1982, 534 p./lère Ed. 1970) cf. p. 271 : (à propos des "nourritures de famine") "des nourritures de remplacement sont alors cherchées : produits de cueillette pour la plupart - escargots, arbouses, baies de myrte ou de lentisque, foin ou simples herbes à fourrage, cardons : tagediwt, ou artichauts

sauvages : taga.

Cette dernière plante, en opposition avec du couscous à la viande et au beurre, dans le récit du Vieillard et sa femme, symbolise à elle seule la pauvreté : c'est le type même de l'alimentation de famine".

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B I B L I O G R A P H I E

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35

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Paul SIMONPOLI

LA SOUPE AUX HERBES

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La cueillette des herbes

La cueillette des herbes sauvages est une tâche qui revient aux femmes. La cueillette peut se faire à l'occasion d'autres activités qui conduisent les femmes hors du village : voyages, travail au jardin, lavage du linge etc... Mais la soupe aux herbes, nourriture essentielle au printemps, nécessite une cueillette quasi-quotidienne. Quand vient l'époque, pratiquement tous les après-midi, les femmes partent cueillir les herbes sauvages. Elles s'en vont en groupe jusqu'aux lieux choisis pour la cueillette qui se situent dansla zone des jardins et dans celle des champs et prés, qui entourent immédiatement le village. La cueillette des herbes pour la soupe est un espace-temps féminin. Les randonnées de cueillette dessinent une forme particulière de mouvance dans l'espace ; elles sont un vagabondage hors des sentiers battus ; une femme compare le groupe qu'elle formait avec ses compagnes à un troupeau de brebis en liberté. La comparaison exprime bien l'errance, la dispersion dans l'espace, la liberté de mouvement des-femmes lors de la cueillette. Les randonnées de cueillette sont des temps de liberté. Ce sont des moments souvent joyeux où l'on plaisante, où l'on rit. Ce sont aussi des moments d'intimité ou l'on peut se parler entre femmes. Ce sont enfin des temps d'enseignement et d'apprentissage, de transmission du savoir féminin. Les femmes apprécient ces cueillettes qui les extraient pour un instant de leur monde de contraintes. Liberté des gestes et des paroles, du mouvement et du discours, la cueillette est pour les femmes une sorte de refuge dans l'espace et dans le temps, où elles s'appartiennent.

1/ Nous remercions Madame CONRAD d'avoir bien voulu lire et corriger cette étude.

..'./•••

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Si la cueillette est une activité essentiellement féminine, il arrivait aux hommes de ramener des herbes de la campagne ou des jardins. Tout en travaillant ils pouvaient cueillir les herbes qu'ils trouvaient. Notons aussi que si la soupe aux herbes est une nourriture de printemps, on peut trouver des herbes toute l'année et donc en consommer tout le temps dans la soupe.

38 -

Les plantes utilisées dans la soupe aux herbes

A suppa d'erbette, d ' a r b e t t i , d ' e r b i g l i e , d'erbuglie, d ' e r b i g l i u l i . La soupe aux herbes peut être composée de manières différentes. Chaque cuisinière a sa façon de f a i r e . Le choix des plantes, des légumes, les dosages, sont autant de facteurs dont la combinaison multiplie à l ' i n f i ni les variantes de la soupe aux herbes. L'herbe principale u t i l i s é e dans la soupe est le pi cri die, u lattarepulu (Nord), a lattaredda (Sud). On la trouve, jusqu'à 800 m, dans les fossés, en bordure des sentiers. Elle aime les terrains secs, la terre légère, s i l i c euse, les lieux ensoleillés. Elle n'a pas besoin de beaucoup de t e r r e . Elle pousse dans les lieux rocheux et même dans les murs jointes de t e r r e . On la coupe jeune et on n ' u t i l i s e que les f e u i l l e s . Elle donne une couleur blanchâtre à la soupe,. Cette plante principale sera accompagnée des espèces suivantes : certaines sontindispensables (le fenouil par exemple) ; d'autres peuvent être ajoutées à l'occasion. Le Silène enflé : I S t r i g l i u l i , i Scrucunietti, a Surpulella. Elle pousse dansles mêmes lieux que le P i c r i d i e .

Laiterons (maraîchers, potagers) : Lattarone, Carduselli)/

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La Bourrache : F r i s g i a , Burascia, Burarcha. La Bourrache aime les l i e u x humides, l a b e l l e t e r r e . On l a trouve dans les j a r d i n s ou les endroits t r a v a i l l é s . On n ' u t i l i s e que les f e u i l l e s que l ' o n arrache avant que l a plante ne f l e u r i s s e "parce que plus e l l e f l e u r i t plus les f e u i l l e s sont dures". L ' a i l à t r o i s angles : i Sambuli. Répandu dans l ' î l e e n t i è r e jusqu'à environ 700 m d ' a l t i t u d e

:

l i e u x herbeux ombragés, talus f r a i s ou humides. L'aTl faux poireau : porru Salvaticu L ' O s e i l l e : A Romicia, a Romice, a Rombice, a .Romicia Pousse dans les l i e u x humides, dans les j a r d i n s . " I l y en a deux sortes : une grande que l ' o n u t i l i s e pour f a i r e des emplâtres, une plus p e t i t e que l ' o n met dans l a soupe" (en r é a l i t é i l y a une douzaine d'espèces). I l ne f a u t pas en mettre beaucoup dans l a soupe. D'avantage que l a Romic i a on mettra : l a p e t i t e o s e i l l e : Arba sal i ta (dans beaucoup de v i l l a g e s ce nom est synonyme de Romicia). Le Fenouil : u Fino :chju : pousse dans les f r i c h e s , au bord des chemins, jusqu'à 850 m d ' a l t i t u d e . - Pour l a soupe i l faut c h o i s i r des r e j e t s tendres. I l est beaucoup u t i l i s é en c u i s i n e . On s'en s e r t notamment pour donner du goût aux châtaignes b o u i l l i e s ( B a l l o t i ) ou pour f r i r e les poissons.

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Calament nepeta : a Nepita. Cette espèce est très répandue : bords des chemins, maquis, rocailles jusqu'à 1.400 m d'altitude. Elle ressemble à la Menthe. Son odeur est forte. Cette plante entre dans la composition de nombreux plats. Elle est très appréciée dans la soupe de poissons. Menthe : u Pedi rossu. Pousse là oü il y a de l'eau. Cette plante est une menthe. Ses feuilles sont blanchâtres et son pied est rouge. On peut aussi mettre d'autres menthes. Coquelicot : a Rosula. Pousse dans les endroits qui ont été travaillés. On en trouve beaucoup dans les vignes. Dans la soupe on en met peu car son goût est amer. Il faut la cueillir avant qu'elle ne fleurisse. Sont aussi citées comme espèces pouvant entrer dans la composition de la soupe mais en petite quantité : - le Pissenlit

l'Ortie le Radis sauvage des plantains - le Chou

sauvage

: u Radichju (les femmes corses donnent ce nom à plusieurs espèces beaucoup moins ameres et qu'elles mettent dans la soupe) (Hyoséride, Chonorille, Helminthie etc). 1'Urticula u Radichju salvaticu Orrechja capruna,». .• : u Brottulu

- Pâquerette : Pratellina et plusieurs autres espèces.

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La préparation des herbes

Recette donnée à Soriu di Tenda : Dansune marmite en terre cuite, d'une contenance de 6 l i t r e s emplie "d'attarebula" (Picridie) on ajoute : - une douzaine de feuilles de "Frisgia" - une quantité de "Scrucunietti" égale à 1/3 de celle d'"attarebula - deux branches de "fino.chju" - les feuilles de deux tiges de "Nepita" - une douzaine de "sambuli". On peut mettre de l'aïl pour remplacer cet aïl sauvage. Il s'agit là d'une manière de procéder étant entendu que chaque cuisinière possède sa propre façon de faire qui varie en fonction de la quantité et de la qualité des herbes dont elle dispose. Les dosages se font a "vista d'' cchju" (à vue d'oeil).

. Préparation de la soupe

Une fois lavées, les herbes sont mises à cuire dans de l'eau avec les légumes : - haricots (blancs ou rouges) - choux ou blettes, carottes, oignons, poireaux, pommes de terre (mises par la suite pour qu'elles restent entières). A cela on ajoute : un morceau de couenne, et/ou un os non coupé ; de la sauce tomate, de l'huile d'olive, du sel et du poivre.

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La soupe doit cuire trois à quatre heures à petit feu (a picculu focu). L'art de la soupe consiste à maîtriser la cuisson et donc à apprivoiser le feu. La marmite en terre ou en fonte se promène sur le "fucone" de la flamme à la cendre à la recherche du meilleur feu. On peut verser la soupe ainsi cuite dans une marmite contenant u "suffritu" : oignon, sauce tomate, lard et aïl pillés ensemble (u "battutu"), revenus dans de l'huile. U suffritu donne à la soupe un goût plus fort. Dans le Taravu, on note que cette manière de préparer la soupe appartenait aux classe inférieures, les classes supérieures préférant le goût plus terne du bouilli. Dans d'autres régions on ne fait pas cette distinction. La soupe peut être servie de plusieurs façons : - a suppa passata : on peut passer la soupe, et les herbes.

- a suppa micca passata : on peut ne pas passer la soupe et la servir directement le plus souvent sur des tranches de pain grillé déposées aufond de 1'assiette. - l'insalatta : on peut aussi, après cuisson, prélever une partie des herbes et des légumes mélangés que l'on sert en salade.

La consommation de la soupe

La soupe est un plat du soir. Mais la soupe peut être aussi consommée le matin. Pour un informateur du Taravu, ceux qui mangent la soupe le matin sont ceux qui travaillent dur ou ceux qui sont trop pauvres pour acheter du café. Ainsi, chez lui, les serviteurs mangeaient la soupe le matin, tandis que les maîtres buvaient le café.

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Autres soupes

La soupe aux herbes

est une nourriture de printemps.

L'été, lorsque le jardin commence à produire, on mange la soupe de légumes, suppa di legumi : blettes, haricots verts, pommes de terre, oignon e t c . . A suppa di minestre ou a minestra est la soupe d'hiver : c'est une soupe de légumes à base de pommes de terre, de haricots secs et de choux. On ajoute aux légumes de Vaïl et de la "Nepita" pillés. U pancottu ou a suppa di pane est une soupe à base de pain rassis coupé en morceaux auquel on ajoute de V a ï l , de l'huile et du brucciu sec et salé coupé en fines tranches. A "suppa di fidelli" est une soupe de pâtes "cheveux d'ange" auxquelles on mélangeait de V a ï l , de l'huile et éventuellement du lait. Notons que lespâtes et le riz peuvent entrer dans la composition de toutes les soupes.

DELVOYE-LANFRANCHI Marie-Christine

L'UTILISATION MAGICO-RELIGIEUSE DES PLANTES PENDANT LA SEMAINE SAINTE EN CORSE.

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La semaine sainte, semaine qui précède la fête de Pâques est un des temps forts de la vie religieuse en Corse. Elle réactualise les derniers moments de la vie publique du Christ, sa passion, ses souffrances, sa mortv Mais c'est aussi l'époque du début du printemps et de l'année naturelle. A travers l'étude de quelques rites particuliers tels que :

- la bénédiction des rameaux - l'office des Ténèbres - la préparation des reposoirs - les processions du Vendredi saint. Nous nous efforcerons de voir quelles sont les principales plantes utilisées en Corse au cours de cette période et quels sont leurs différents emplois. Nous pourrons aussi observer comment certains éléments du cycle chrétien de Pâques ont pu se greffer sur des traditions et croyances dérivant de systèmes religieux très anciens.

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I-Palmes et oliviers du dimanche des Rameaux

Le dimanche des Rameaux qui commémore l'entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem peu de temps avant son arrestation est désigné dans beaucoup de provinces françaises sous le nom de Pâques fleuries parce que le buis ou le laurier que l'on porte à bénir doit être fleuri. Il est appelé aussi dimanche d'Hosanna en Provence et dimanche des Palmes sur la Côte d'Azur. En Corse, les dénominations varient selon les régions, mais les termes de " dumenica di l'aliviù"et "dumenica di e palme" sont plus couramment utilisés que ". dumenica di e crocette"-(Alésani), "ramma" (Ajaccio) ou "parmi" (Bonifacio). Le dimanche des Rameaux donne dans l'île une idée exacte de ce qu'a été le triomphe du Christ ce jour là en Palestine. Selon les saintes écritures, en effet, Jésus fut accueilli par la foule qui s'avançait vers lui en brandissant des branches de palmier.

Alors que dans certaines régions

c'est le buis, le laurier et plus rarement le saule, le sapin ou le houx que l'on porte à bénir, les rameaux sont en Corse des branches d'olivier ou des palmes tressées ou non. L'olivier, arbre consacré à Athéna dans la Grèce ancienne, participait des valeurs de paix, de fécondité, de purification et de force ; la palme était considérée comme symbole de régénérescence et d'immortalité. Ainsi, palmes et olivier du dimanche des Rameaux peuvent préfigurer la résurrection du Christ et signifier la certitude de l'immortalité de l'âme et de la résurrection des morts. Les palmes que l'on porte à bénir en Corse, d'une couleur jaune paille sont presque toujours pliées en croix : "crucette", petites et simples ou plus grandes avec au croisement de leurs branches une étoile. Certaines sont tressées en forme de poisson ("u pesciu") : emblème des premiers chrétiens, emblème aussi de fertilité. D'autres représentent des lampions ou des instruments de la passion. Autrefois, certains confectionnaient des "campanili" : objets tressés en forme de clocher qu'ils portaient à la boutonnière. Aujourd'hui, dans les villes, bouquets d'olivier et palmes sont achetés à des vanniers

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ou à des marchands temporaires sur le marché ou le parvis des églises paroissiales. Il y a quelques années, dans certains villages, la veille de la fête, quelques personnes et les confrères, s'il y en avait^se réunissaient et tressaient eux-même les "crucette" que le curé distribuait le lendemain après leur bénédiction. A Cargèse, ville construite au XVIIIe siècle par une colonie grecque venue en Corse au XvTIe siècle pour fuir le joug turc les rites catholiques romain et grec sont pratiqués. Orthodoxes à leur arrivée, les grecs durent pour des raisons politiques se convertir au catholicisme peu de temps après leur entrée dans l'île. Tout comme chez les grecs orthodoxes, dans la communauté catholique grecque de Cargèse, les rameaux sont constitués de laurier que le dernier marié de l'année (i) est chargé de porter à l'église. Le laurier était chez les anciens, comme la palme, l'arbousier et les plantes qui demeurent vertes en hiver, lié au symbolisme de l'immortalité. Utilisation des rameaux bénits Les effets de la bénédiction liturgique étant jugé bienfaisants, laurier, palmes et olivier bénits sont rapportés au logis, mis dans les différentes pièces de la maison, fixés aux crucifix et aux images des saints. Dans les ragions de Sartène et de Guitera on'en plante dans les champs (2), les potagers, les vergers ; on en met dans les poulaillers, les porcheries, les bergeries.

(i) - Dans plusieurs provinces françaises pendant le cycle du renouveau, le dernier marié est chargé de fonctions particulières. (2) - Le chanoine Saravelli-Ritali nous signale dans son ouvrage : "la vie en Corse à travers proverbes et dictons" que des coutumes apparentées existaient à d'autres dates du calendrier : on plantait aussi dans les champs des petites croix de buis, d'asphodèles ou de férules bénites le 3 mai, jour de la Sainte-Croix, ou à l'occasion des Rogations.

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4/La mazza du mazzeru

Pouvait-il exister bâton plus efficace, mazza plus puissante pour les chasseurs-mazzeri ?

Ils l'utilisent comme les benandanti frioulans utilent la tige de fenouil, à certaines dates de l'année, au cours de batailles nocturnes.

On connait les batailles mazzériques du 31 juillet (1). Les mazzeri d'une communauté affrontent ceux de la communauté adverse, armée de tiruli ou tirli, tiges d'asphodèles. Les conflits opposant les villages ou les pievi corses, on le sait, ne manquent pas. Durant des siècles ils n'ont cessé de se cristalliser, entre autre, autour de la possession des terres à blé et des terrains de pacage. L'enjeu est bien entendu d'importance puisque l'essentiel de la subsistance en dépend.La survie donc de la communauté. Comme dans les batailles d'asphodèles.

Le 31 juillet marque le temps fort de la canicule. Consécutive au solstice d'été (que l'on fête à la Saint Jean), elle débute avec le lever de Sirius, constellation du Chien. Brûlant de tous ses feux, quand le soleil passe dans la constellation du Lion (I sulleoni), cette étoile est visible aux côtés d'Orion. Dans le prolongement des trois étoiles obliques qui composent son baudrier, on voit Sirius - le chien attaché aux pas de son maître.

(1)Carrington et Lamotte, "Les Mazzeri", in Etudes Corses N° 15, 1957.

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Après son long sommeil hivernal, il vient de se lever et suit Orion dans ses chasses nocturnes. "La terrible quarantaine des jours caniculaires est une période reconnue par tous, depuis Homère, comme redoutable. La nature toute entière est alors comme un bûcher, desséchée par l'aspect de cet Astre, Sirius (Canis Majors)" (