Pour une histoire du sujet de la traduction

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riciens contemporains ne peuvent que confirmer : une traduction, la traduc- ... ducteurs qui auraient à cœur de maintenir dans leur traduction la marque.
POUR UNE HISTOIRE DU SUJET DE LA TRADUCTION (ET POURQUOI LA RENAISSANCE) Étienne Dobenesque Université Paris 8

Il n’y a pas cinquante manières de traduire. Il y en a deux. Depuis le temps qu’on nous le répète, c’est une chose qui semble entendue, et que les théo-

riciens contemporains ne peuvent que confirmer : une traduction, la traduction, a été, est, sera, « traduction de la lettre » ou « traduction ethnocen-

trique » (Berman), « formal » ou « dynamic » (Nida), « adequate » ou « acceptable » (Even-Zohar, Toury), « resistant » ou « transparent » (Venuti)… Depuis quelques années, cette opposition exclusive se donne volontiers à

travers les notions de traduction « sourcière » (« source-oriented ») ou de traduction « cibliste » (« target-oriented »). « Sourciers » seraient ces tra-

ducteurs qui auraient à cœur de maintenir dans leur traduction la marque de la « langue-source ». « Ciblistes » ceux qui seraient préoccupés avant

tout d’une certaine forme de lisibilité de leur traduction, l’idéal de la traduc-

tion cibliste étant de donner l’illusion d’un texte directement écrit dans la « langue cible ». Cette terminologie a son origine, je crois, dans la « traductologie » issue des écoles de traduction où, pour des raisons pratiques,

puisqu’on y apprend à traduire des langues, et non des œuvres, l’enseigne-

ment se fonde sur ces notions de « langue-source » et de « langue-cible ». Dans l’enseignement de la traduction tel qu’il se pratique un peu partout, la

distinction des sourciers et des ciblistes sert souvent à présenter les deux stratégies possibles qui se présentent à tout traducteur. Et la didactique peut

ici s’appuyer sur une histoire de la traduction elle-même fondée sur une « opposition fondamentale », et constituée comme une succession d’époques, d’écoles ou d’individus, alternativement plutôt sourciers ou plutôt ci-

blistes, depuis cette origine qu’incarne si bien Cicéron, par ailleurs premier cibliste, et théoricien du ciblisme.

Ce que suppose cette opposition des sourciers et des ciblistes, c’est

une définition purement linguistique de la traduction comme transfert d’un énoncé d’une langue dans une autre. Et si cette opposition a toutes les ap-

parences du bon sens, c’est parce que cette définition correspond aussi à la représentation la plus commune de la traduction : le traducteur y est le pas-

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seur, l’homme qui fait passer les textes d’une langue à une autre, d’une ci-

vilisation à une autre. Et, s’il y a ce choix à faire, sourcier ou cibliste, c’est que, malheureusement, tout ne passe pas : on est sourcier ou cibliste en fonction de ce qu’on choisit de faire passer d’abord de l’énoncé. Pour le sour-

cier, le signifiant, pour le cibliste, le signifié. Derrière le vernis néologique, il n’y a rien d’autre que la vieille distinction de la forme et du fond. Penser la traduction en termes de langue, comme le transfert d’un énoncé d’une langue-source à une langue-cible, c’est se condamner à en rester là.

Mais à part, peut-être, les rédacteurs de dictionnaires bilingues, on ne

traduit jamais que les énoncés d’une langue, pour la simple raison qu’on traduit toujours un discours, marqué par une historicité et une subjectivité qui

font son caractère chaque fois absolument spécifique. Par quoi l’essentiel d’un discours, quand il est le lieu de l’invention d’une historicité, et d’une

subjectivation maximale, n’est pas tant dans ce qu’il dit que dans ce qu’il

fait. Traduire ce qu’un discours fait, et qui est le fait d’un sujet, suppose le travail d’un sujet de la traduction. Et il y a ce travail quand la traduction ré-

invente, dans son temps et dans sa langue propre, l’agir du texte traduit.

Ce qu’on peut voir dans certaines traductions, qui fonctionnent et durent comme des œuvres.

Ce qui m’intéresse ici, c’est de penser à ce que pourrait être une his-

toire de la traduction qui s’écrirait, non plus du point de vue de la langue, des catégories de la langue, et du dualisme du signe, mais du point de vue du sujet. De penser ce que pourrait être une histoire de la traduction dès lors qu’on ne prend plus le traduire pour un transport d’une langue-source

à une langue-cible, mais pour un rapport de discours à discours, et de sujet à sujet. Cette histoire de la traduction du point de vue du sujet est donc aussi une histoire du sujet de la traduction, qui doit contribuer à le consti-

tuer en objet théorique. Il y a donc à la fois à montrer qu’une traduction

peut avoir la valeur d’une œuvre, comme cela s’est produit dans l’histoire, quand il y a un sujet de la traduction. Et d’autre part, ce qui sera l’objectif

plus spécifique ici, que contre toutes apparences, on n’a pas toujours pensé dans les termes de l’opposition des sourciers et des ciblistes, et que l’idée de la traduction comme recréation de l’agir du texte est une vieille idée. * Je prendrai ici pour exemple celui de la relecture à faire du texte de Cicéron, De optimo genere oratorum. Texte dont on a raison d’affirmer qu’il a consti-

tué pendant des siècles, jusqu’au XVIII sans doute, un point d’ancrage e

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théorique essentiel pour la réflexion sur la traduction. Cicéron y défend, c’est ce qu’on en a retenu, la traduction du sens contre la traduction des

mots. Ce qu’on peut lire comme la revendication pour la traduction du pri-

mat du signifié sur le signifiant, du contenu sur la forme : Cicéron, premier

des « ciblistes ». Mais relisons Cicéron. Nulle part on ne trouve ce qui pourrait s’apparenter à une telle opposition de la traduction « des mots » et de la traduction « du sens ». C’est Saint Jérôme qui, dans sa Lettre à Pammachius sur la traduction, s’appuyant sur l’autorité de Cicéron (« ha-

beoque huius rei magistrum Tullium »), a cette formule :

Ego enim non solum fateor, sed libera voce profiteor me in interpretatione

Graecorum, absque scripturis sanctis, ubi et verborum ordo mysterium est, non verbum e verbo sed sensum exprimere de sensu.

// Oui, quant à moi, non seulement je le confesse, mais je le professe sans gêne tout haut : quand je traduis les Grecs – sauf dans les Saintes Ecritures

où l’ordre des mots est aussi un mystère – ce n’est pas un mot pour un mot, mais une idée pour une idée que j’exprime. (St. Jérôme, 1953, 59)

Cette opposition du verbum et du sensus n’apparaît qu’au IV siècle. C’est e

avant tout un produit du christianisme, dont l’arrière-fond est la théologie de la langue qui fait la sacralisation du verbum. C’est que jusque-là, l’Antiquité ne connaissait que la notion de traduction ad verbum, qui dési-

gnait le mode dévalué, le ‘‘mot à mot’’. C’est sur ce modèle qu’a été forgée, dans les discussions autour de la traduction de la Bible notamment, la no-

tion de traduction ad sensum, pour désigner désormais la mauvaise manière

de traduire, tandis que la traduction ad verbum était jugée seule appropriée. Jérôme a la représentation du langage de ses pairs, qui le fait parler à par-

tir de cette opposition verbum/sensus, et il reste soumis à la sacralité du

verbum, qui impose la précision sur les écritures saintes, contredite immédiatement après par les exemples choisis pour appuyer son propos, pris

dans la Bible… Mais Jérôme est avant tout le grand traducteur que l’on sait, dont l’œuvre montre une écoute continue du système du discours. Et la re-

vendication d’une approche par le sensus (Jérome dit aussi plusieurs fois

sententia) me semble devoir se comprendre avant tout comme le produit de

cette écoute, où la primauté du verbum, comme toute autre approche par les unités de la langue, ne peut qu’être rejetée.

Quant à Cicéron, que Jérôme cite à la suite, il pose le problème dans

des termes tout autres que ceux qu’on a voulu en retenir, à travers la lettre

de Saint Jérôme :

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non pro verbo verbum necesse habui reddere, sed genus omne verborum vimque servavi

// Je n’ai pas cru nécessaire de rendre mot pour mot ; c’est le ton et la valeur des expressions dans leur ensemble que j’ai gardé.

(De optimo genere oratorum, 5, 14, in Cicéron, 1921, 111)

Rien à voir donc, avec une opposition entre traduction des mots et traduction du sens : Cicéron oppose une traduction fondée sur le mot (verbum),

le mot seul, à une traduction fondée sur les mots (verborum), les mots dans

leur ensemble, ou les mots en tant qu’ils font partie d’un ensemble, et plus

précisément sur genus omne verborum vimque, « le ton et la valeur » dans

la traduction de Bornecque, de ces mots. Mais verborum vis, c’est un concept important chez Cicéron. Au lieu de « force des mots », qu’on atten-

drait, toute une tradition philologique, du dictionnaire de Freund à celui de Gaffiot, suivie par les auteurs des éditions de référence, traduit par « sens des mots ». Ici Henri Bornecque traduit vis par « valeur », et c’est une façon

de mettre à jour un système conceptuel, puisque pour nous, après Saussure mais comme ici chez Cicéron, la valeur d’un mot pris dans un discours spé-

cifique se distingue du sens du mot dans la langue. Mais là comme ailleurs, comme Henri Meschonnic en a fait souvent la démonstration, cet exemple de la traduction du verborum vis de Cicéron montre avant tout la résistance

à une notion susceptible de remettre en cause une représentation installée du langage. Significativement ici, ce que manque de faire apparaître la traduction de Cicéron en évitant la notion de « force », c’est une pensée de la

traduction qui échappe à cette opposition « fondamentale », la traduction du

sens contre la traduction des mots. Cicéron ne parle pas au nom du sens ou de la langue, mais au nom de ce qui les met en échec, la verborum vis, cet

agir du texte qu’il s’agit de recréer en traduisant. Où l’on rencontre un point de départ inattendu pour une histoire du sujet de la traduction. * Faire l’histoire de la traduction, c’est toujours faire plus que l’histoire de la traduction. Pour Henri Van Hoof, « étudier l’histoire de la traduction équivaut à reprendre l’histoire du monde, l’histoire des civilisations » (Van Hoof,

1991, 7). C’est que la traduction est considérée comme ce qui permet les

échanges entre civilisations par la transmission de savoirs, de faits culturels, de valeurs, qui seraient sans elle comme enfermés dans leur langue. Etudier la façon dont ces civilisations se nourrissent les unes les autres, au moyen

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des traductions, revient alors à « reprendre » l’histoire du monde. Du reste on l’a longtemps faite, cette histoire du monde comme histoire des civilisations, sur le modèle de la translation. C’est le motif célèbre de la translatio

studii et imperii, qui apparaît vers la fin du Moyen Age, mais chez Chrétien de Troyes déjà, par exemple, motif selon lequel le savoir et le pouvoir, stu-

dium et imperium, qui sont nés en Grèce, sont ensuite passé à Rome, et

doivent désormais poursuivre leur translation, dans les exemples français

vers la France. Sans s’en rendre compte forcément, il est possible qu’on

pense encore aujourd’hui, plus souvent qu’on ne le croit, d’après ce modèle de la translatio studii et imperii.

Le problème d’une conception de la traduction comme transfert,

transmission de savoir entre civilisations, et le problème d’une histoire de la traduction qui se fonde sur une telle conception, c’est qu’elle réduit la litté-

rature, et la parole en général, à l’information qu’elles sont susceptibles de

contenir. Emetteur-récepteur, et pur déterminé, produit d’un temps et d’un lieu, c’est la seule place qu’y a l’homme. Mais ce n’est pas la communica-

tion du déjà donné qui fait l’homme, c’est l’invention continuée du monde et de soi, dans et par l’invention de nouvelles manières de dire, qui sont aussi

de nouvelles manières de penser, de voir, de sentir, de vivre. Si cette his-

toire du sujet de la traduction, à écrire, peut être une histoire du monde,

c’est en tant qu’elle relève d’une histoire du sujet dans le langage, puisque anthropologiquement, il n’y a toujours eu que des langues.

La Renaissance a une place particulière dans cette histoire. Elle re-

présente, on le sait, l’apogée de la translatio studii : l’incroyable volume

des traductions écrites et publiées à cette période correspond à un désir de

s’approprier les écrits des Anciens, sur le modèle de ce que les Latins ont fait avec les Grecs. Mais dans le même temps, on découvre alors que n’existe pas ce transfert impersonnel : on découvre qu’on ne transporte pas

un texte d’une langue à une autre comme on transporte un objet d’un pays à un autre.

La Renaissance est le moment où on passe, pour reprendre le titre

d’un article important d’Antoine Berman, « De la translation à la traduction »

(Berman, 1988). L’apparition au XV siècle, en latin puis dans les langues roe

manes, des termes désignant en propre la traduction et le traducteur témoi-

gne d’un besoin de penser la spécificité de l’acte de traduire, en le sortant du champ de l’interpretatio (le terme le plus courant depuis l’Antiquité pour

la traduction, qui désigne aussi le commentaire) et du champ de la transla-

tio comme déplacement d’objet (translatio était le terme commun en bas latin, qui est passé en ancien français).

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L’apparition de traducere dans le sens de « traduire » a une histoire,

qu’on peut rappeler brièvement car elle n’a rien d’anecdotique. On doit à Leonardo Bruni, au début du XV siècle, les premières attestations de tradue

cere, dans un sens très proche du latin médiéval, mais pour désigner l’acte

de traduire, avec une réelle intention néologique. Bruni est l’auteur de ce que l’on peut considérer comme le premier traité humaniste sur la traduction, le De Interpretatione recta. Bruni y propose la définition suivante :

Dico igitur omnem interpretationis vim in eo consistere, ut, quod in altera lingua scriptum sit, id in alteram recte traducatur.

(Bruni, 1969, 83)

Ce qui ressemble à une stricte tautologie (« une bonne traduction, c’est

quand c’est bien traduit »), mais qui tient par l’opposition d’interpretatio (le terme attendu pour « traduction », celui qu’emploient Cicéron, Jérôme, et Bruni lui-même dans le titre de son traité), et de traducere. Ce qui tient

aussi par un concept auxquels les commentateurs ne prêtent d’ordinaire pas attention, celui de vis, la force, comme chez Cicéron. Loin de toute tautologie, ce que Bruni affirme au début de son traité, c’est que :

toute la force d’une interprétation (omnem interpretationis vim) tient au fait

que, ce qui dans une langue est écrit, c’est dans une autre bien traduit (recte traducatur).

C’est donc la « force de l’interpretatio » que Bruni entend saisir avec ce nou-

veau concept qu’est alors la traductio. Par la force, comme chez Cicéron, qui disait vouloir traduire en orateur (ut orator), traduire n’est pas le transfert

d’un écrit, mais le recommencement d’un écrire. Mais contrairement à

Cicéron, qui, pour parler de la traduction, s’en tenait à peu près à la phrase citée, contrairement aussi à Saint Jérôme, Bruni s’efforce de développer une

conception d’ensemble de la traduction, à laquelle il accorde le statut de problème théorique spécifique.

L’apparition du terme de « traductio », qui correspond aussi à la mise

à jour de la traduction comme problème, est donc liée à la fois au besoin de la séparer du commentaire (de l’interpretatio), et de la penser autrement

que sur le mode d’une translatio impersonnelle. En cela, il faut bien sûr la

relier à ce qu’on a appelé l’humanisme. Ce nouveau rapport aux textes, spécialement les textes des Anciens, passe par exemple, mais c’est un point im-

portant, par la remise en cause de la traduction d’après une autre traducdoletiana 1 subjecte i traducció 6

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tion, la traduction de traduction. C’était le mode normal de la traduction médiévale : on connaissait parfois un texte grec par une traduction en latin

faite d’après une traduction arabe, elle-même traduite du syrien qui tradui-

sait le texte grec. La pratique de la traduction de traduction se poursuit à

la Renaissance (comme encore de nos jours), mais elle est systématiquement condamnée par ceux qui, de Bruni à Du Bellay, écrivant sur la traduc-

tion, entendent interroger sa spécificité. La pensée d’une spécificité de la

traduction se développe donc à partir d’une sacralisation de l’original dans sa langue, comme lieu propre de la figure de l’auteur. Mais la sacralisation

de l’original, et de l’auteur, n’a ici rien à voir, contrairement à ce qu’on pourrait dire, avec une conception sourcière. En dehors de toute fétichisation du

mot de l’original, elle affirme la continuité entre l’auteur et son œuvre, dans sa langue, tous trois indissociables, continuité qui fait la spécificité irréduc-

tible du texte. C’est avant tout parce que le texte à traduire est reconnu comme le lieu d’une individuation qui ne se laisse pas transporter comme

une chose d’une langue à une autre qu’advient la traduction. C’est ce quel-

que chose comme un sujet dans l’œuvre à traduire qui fait de la traduction un problème.

Alors ce problème apparaît chez ceux qui traduisent ou qui écrivent

sur la traduction à la Renaissance comme le lieu d’une tension irrésolue. D’un côté, la puissance absolue reconnue à l’auteur et à son œuvre est dé-

crite par les traducteurs comme un assujettissement de leur propre écriture. Luce Guillerm l’a montrée dans sa thèse, Sujet de l’écriture et traduction

autour de 1540, dans tout ce volume d’écrits sur la traduction, la figure la

plus saillante n’est pas celle du traducteur, mais celle de l’auteur, comme, dit-elle, « sujet individuel d’une écriture ‘‘libre’’ » (Guillerm, 1988, 8). Cette

nouvelle transcendance de l’auteur, et la représentation dévaluée de la traduction qui va avec, ouvrent donc la voie aux critères traditionnels de la fi-

délité et de la trahison, et au principe de l’effacement du traducteur. Mais en même temps que cette représentation dévaluée, par laquelle le traduire

s’oppose à l’écrire, il y a un effort constant pour penser ce que pourrait être un réécrire dans la traduction. C’est l’effort de Bruni, déjà, vers l’interpreta-

tionis vim, la force de la traduction, dans son attention au rythme notam-

ment, à recréer en traduisant. Et Etienne Dolet, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, ne fait que reprendre Bruni quand il affirme en conclusion de sa Manière de traduire, que « [s]ans grande observation des nom-

bres ung Autheur n’est rien » (Dolet, 1540, 16), où c’est bien la recherche de la spécificité du traduire qui mène, cette fois, et par paradoxe, à l’assi-

milation du traducteur à un nouvel « auteur ». Il reste que, après Bruni et doletiana 1 subjecte i traducció 7

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l’invention du traducere, penser le traduire comme écrire semble supposer

encore de renouveler chaque fois ce geste de Bruni, qui avait été déjà celui de Cicéron renonçant à traduire ut interpres. De là le besoin, chez Du Bellay

par exemple, de se distinguer d’un mode commun de la traduction, en re-

fusant même ce nom de traduction. Et les contradictions toujours pointées

de Du Bellay, premier des anti-traducteurs et grand traducteur, sont bien une façon de poser à nouveau le problème. C’est en effet, dans La Deffence,

et Illustration de la langue françoise, à partir d’une critique violente de la

traduction comme pratique désubjectivante qu’il élabore une théorie de

l’imitation qui pourrait fonder une véritable poétique de la traduction, et qui irrigue l’ensemble de son œuvre, traductions comprises.

L’intérêt spécifique de la Renaissance tient au fait que ce qu’on ap-

pelle alors la « question de la langue » est d’une importance incontestable,

le problème de la traduction tel qu’on peut le voir se mettre en place, n’est

en rien une affaire de langue. Et ce même si une autorité des langues est souvent invoquée par les traducteurs tout comme ils parlent de l’autorité de l’auteur. Mais un livre comme La Deffence est exemplaire à ce titre : Du

Bellay ne cesse d’y parler au nom de la langue, mais c’est de littérature qu’il s’agit partout, et de ses génies passés, dans leur langue, et à venir, en fran-

çais, dans le rapport intersubjectif qui se produit dans l’imitation, par laquelle doivent advenir de nouveaux génies. On peut formuler l’hypothèse,

certes peut-être un peu simpliste, et discontinuiste, que ce problème de la traduction, ce conflit des sujets que la Renaissance maintient comme problème, le XVIIe siècle lui donnera une forme de résolution, en effaçant, simplement, la question du sujet, pour mettre à la place de ce que Du Bellay appelait le genius le « génie de la langue ».

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