Qu'est-ce que la psychologie positive ? - Laboratoire ...

9 downloads 1212 Views 293KB Size Report
La psychologie positive étudie les mécanismes qui contribuent à l' épanouissement des individus, mais aussi des groupes sociaux et des institutions. Ce n'est ...
Dossier

Qu’est-ce que la psychologie positive ? La psychologie positive étudie les mécanismes qui contribuent à l’épanouissement des individus, mais aussi des groupes sociaux et des institutions. Ce n’est pas une méthode égocentrique de développement personnel. Rébecca Shankland est maître de conférences en psychologie clinique, dans le Laboratoire interuniversitaire de psychologie, personnalité, cognition, changement social, EA 4145, Université Grenoble 2. Laurent Bègue est professeur de psychologie sociale dans le même laboratoire.

En Bref • La psychologie

n’a plus pour seul objectif de soulager les malades. Elle s’intéresse aussi aux bien portants. • La psychologie

positive a identifié les déterminants du bien-être psychique, nommés les forces du caractère. • La psychologie

positive, fondée sur la méthode expérimentale, favorise les émotions positives et les relations sociales.

2

n 1796, le médecin anglais Edward Jenner inocula le premier vaccin con tre la variole à son fils, pour le protéger contre cette maladie qui faisait des rava ge s . Ce faisant, il stimula les « défenses naturelles » de l’enfant. Aujourd’hui, l ’ ef f i c acité des vaccins est avérée pour lut ter contre diverses maladies infectieuses, et les médecins transposent le principe aux maladies mentales : ils tentent de stimuler les « défenses psychiques naturelles » des individus. Ces défenses naturelles contre la dépression, l’anxiété et le stress sont notamment l’empathie, la créativité, le sens de la justice, l’optimisme, le pardon, qualités qui contribuent à l’épanouissement de l’individuel et au bon fonctionnement de la société. Depuis le début des années 1980, le champ de la psychologie dite positive ne cesse de s’élargir, c’est-à-dire qu’on ne considère plus que la santé m entale est simplem ent caract é risée par une absence de symptômes anxieux et dépressifs ou de trouble avéré. C’est un état de bien-être permettant de surmonter les tensions inévitables de la vie quotidienne, d’accomplir un travail fructueux et de contribuer à la vie sociale. La psychologie po s i tive rech erche les mécanismes qui contribuent au bien-être psychique des individus et, par là même, au fonctionnement optimal des individus et des groupes. Les prem i è res pierres de la psych o l ogie po s i tive ont été posées dans les années 1960 par le psych ologue hu m a n i s te américain Ca rl Rogers. Ce dern i er avait forgé le con cept de « fon cti on n em ent optimal de la pers onne », bi en que peu de mesures standardisées aient été utilisées à l’époqu e pour l’éva lu er. Un autre psych o l ogue hu m a n i s te

E

américain, Abraham Ma s l ow, s o u l i gna aussi les biais de la psych o l ogi e , m i eux armée pour iden tif i er les pathologies que les po ten tialités hu m a ines. P lus récem m en t , un co u rant de rech erch e s tructuré s’est focalisé sur les re s s o u rces hu m a ines. Ce co u rant – la psych o l ogie po s i tive – s’ i n t éresse au fon ction n em ent optimal des indivi du s , des gro u pes et des insti tutions. Con tra i rem ent à une tendance longtemps dom i n a n te en psych o l ogi e , cet te approche du fon cti on n em ent humain ne se focalise plus sur les dys fon cti on n em ents de l’être hu m a i n , ne ch erch e p lus uniqu em ent à all é ger la souffra n ce psych iqu e , à soi gner les tro u bles mentaux ou à rem é d i er aux pathologies soc i a l e s . E lle étudie les mécanismes psych o l ogiques qui aident les pers onnes à se dével opper et à se pr é munir con tre les ef fets du s tress et con tre les troubles mentaux qui peuven t su rvenir au co u rs de la vie. La psych o l ogie po s itive vise à aider ch acun à don n er un sens à sa vie pers onnelle et sociale, et à l’aider à être plus heureu x . Nous ten terons ici de définir ce qu’est la p s ychologie po s i tive, avant que différents aspects ne soi ent dével oppés de façon plus spécifiqu e dans les arti cles su ivants de ce do s s i er.

La psychologie s’intéresse aussi aux bien portants À force de ne s’ i n t é re s s er qu’aux dys fon cti onn em ents de la vie psych i que qui en gen d rent de la souffrance, la psych o l ogie ne sem blait plus s’ i nt é re s s er qu’aux vi ctimes. Il était devenu néce ss a i re de mobi l i s er les théories et les outils de la p s ych o l ogie pour cl a ri f i er les déterminants de l ’ é p a n o u i s s em ent hu m a i n . Ai n s i , de nom breu x © Cerveau & Psycho - N° 37

travaux récents ont mon tré que le bi en - ê tre et le bonheur subj ectif po uva i ent être augm en t é s du ra bl em ent, et que les pers onnes optimistes ou h a bitées par une hu m eur po s i tive pers é v é ra i en t et réussissaient dava n t a ge ce qu’elles en treprenaient, ava i ent une mei ll eure santé phys i que et étaient plus ouvertes aux autres. Aujourd ’ hu i , é tu d i er ce qui favorise le bon h eur chez l’être humain n’est plus considéré comme un but futile de la psych o l ogi e . Bi en que les méthodes de rech erche de la psych o l ogie po s i tive soi ent celles qui ont con tri bu é à l’édificati on de la scien ce psych o l ogi qu e , ell e s abordent des domaines restés lon g temps inexplorés, tels que le bon h eur, la gratitude, le pardon, l ’ e s poir, l ’ i n s p i ra ti on , la créativi t é , etc. On distingue trois thèmes fon d a m en t a u x : les ex p éri en ces su bj ectives po s i tives – le bon h eur ou le bi en - ê tre –, les traits de pers onnalité po s i ti fs – l ’ optimisme et l’em p a t h i e –, et l’épanouissement des po ten tialités humaines. La psych o l ogi e po s i tive ch erche à ren forcer les dispo s i ti ons po s itives de ch ac u n .

Un biais de psychologues Pourquoi les psychologues se sont-ils si longtemps focalisés sur les troubles mentaux, ou les pathologies sociales (criminalité, racisme, etc.) ? Pourquoi ont-ils si souvent véhiculé l’idée selon laquelle les motivations humaines positives dissimuleraient toujours des mobiles égoïstes ? Ce biais a plu s i eu rs ex p l i c a ti on s . Sel on le psych o l ogue américain Roy Baumei s ter, de l’Un ivers i t é d’État de Flori de , à Tallahassee, « le néga ti f est p lus fort que le po s i ti f ». Autrem ent dit, les événem ents néga ti fs aura i ent dava n t a ge d’impact su r les indivi dus que les événem ents po s i ti fs : nous s eri ons incon s c i em m ent plus atten ti fs aux sti mulus néga ti fs qu’aux po s i ti fs , ou en core une inform a ti on néga tive aurait plus d’importance pour celui qui en prend con n a i s s a n ce qu’une inform ation po s i tive. Cet te idée est co h é ren te avec un pri n c i pe de la psych o l ogie évo lutionniste, sel on l equ el pour la su rvie et la reprodu cti on , il est plus i m portant d’iden ti f i er ra p i dem ent une men ace po ten ti elle qu’un bénéfice po ten ti el . Par aill eurs, James Ol s on, de l’Université Western Ontario, au Canada, a montré que notre perception des événements positifs est erronée : nous pensons qu’ils se produisent trois fois plus souvent que les événements négatifs ; on les attend donc davantage et remarquons davantage ce qui con tredit cet te atten te , c’est-à-dire les événements négatifs. Enfin, l’impérieuse nécessité de venir en aide aux personnes souffrantes a pris le pas sur la prévention des troubles : cherchant sur© Cerveau & Psycho - N° 37

tout à soulager la souffrance quand elle se manifeste, les psychologues ont oublié qu’ils pouvaient aussi renforcer les capacités de mieux f a i re face à l’adversité avant même qu’elle se présente. Une telle attitude positive ne risque-t-elle pas de masquer des troubles existants ? Soulignons que l’objectif de la psychologie positive est de pren d re en compte l’être humain dans sa globalité, avec ses ressources et ses difficultés. La psychologie positive cherche à mettre en œuvre les ressources de l’individu avant de tenter d’éradiquer des difficultés existantes. Les psychothérapies sont d’autant plus efficaces qu’elles intègrent des méthodes de développement des ressources et des compétences. La psych o l ogie po s i tive soulève diverses questions, mais notamment le d i l emme su iva n t : faut-il en co u ra ger les i n d ividus à « voir la réalité en face », c’est-àdire à développer une obj ectivité maximale ? En d’autres term e s , faut-il les en coura ger à ê tre moins optimistes, a l ors qu’il est av é r é que l’optimisme est un facteur important de bi en - ê tre psychologique ? Shelley Taylor et ses co llègues, de l’Un iversité de Ca l i fornie à Los An geles, ont montré les ef fets bénéfiques de s c roya n ces po s i tives sur l’avenir des pers onnes attei n tes d’une maladie grave, tel le

3

L’échelle des forces du caractère es forces du caractère représentent les dispositions positives de l’être humain. En les cultivant, on peut améliorer son humeur, son état d’esprit, son comportement, ce qui, en retour, a des effets positifs sur les groupes avec lesquels on interagit.

L

• Sagesse et savoir Curiosité et intérêt pour le monde Amour d’apprendre Jugement, sens critique, ouverture d’esprit Ingéniosité, originalité, intelligence pratique Clairvoyance, mise en perspective • Courage Valeur et bravoure Persévérance, assiduité, diligence Intégrité, authenticité, sincérité Enthousiasme • Humanité et amour Amour et attachement Gentillesse et générosité Intelligence sociale

• Justice Esprit d’équipe, sens du devoir, loyauté Équité, impartialité Sens du commandement • Modération Pardon Humilité et modestie Prudence, discrétion, précaution Maîtrise de soi, autorégulation • Transcendance Appréciation de la beauté et de l’excellence Gratitude Espérance, optimisme et orientation vers le futur Joie et humour Spiritualité, recherche du sens de la vie

sida. Les malades qui re s tent opti m i s tes ret a rdent l’app a ri ti on des sym ptômes et vivent plu s l on g temps que les pati ents ayant une vi s i on plu s r é a l i s te de leur deven i r. Pour iden ti f i er les pathologies mentales, la p s ych o l ogie a dével oppé un manu el diagn o s ti c des maladies mentales, le DSM, qui répertori e tous les sym ptômes et syndromes de façon à facil i ter l’iden ti f i c a ti on des tro u bles mentaux et leu r

La psychologie positive n’a pas pour objet de faire du bonheur un devoir, mais de permettre à chacun de développer les outils d’un mieux-être tra i tem en t . Chri s toph er Peters on, de l’Un iversité du Mi ch i gan, a propo s é , une vers i on po s i tive du DSM, une cl a s s i f i c a ti ondes 24 caract é ri s ti qu e s po s i tives de l’être humain qu’il nomme forces du caract è re ( voir l’encadré ci - d e s su s ). Cette cl a s s i f icati on a été élaborée d’après les réponses de plu s de 150 000 pers onnes à un qu e s tionnaire psych om é trique com posé de 240 i tems. E lle vise à favori s er le rep é rage des ressources psych o l ogiques des indivi du s . Aujourd’hui, on com prend en core mal les mécanismes qui lient les émotions po s i tives à la 4

pr é venti on des maladies et des décès précoce s . Pourtant, d iverses étu des ont mon tré que le bon h eur augm ente la durée de vie ! Lee An n e Harkner et Dach er Kel tn er, de l’Un iversité de Californ i e , ont identifié les ex pre s s i ons fac i a l e s sur des ph o tographies de femmes âgées de 22 ans, et, 30 ans plus tard , ont relié ces don n é e s à leur niveau de bi en - ê tre et à leur sati s f acti on (ou insati s f acti on) face à leur vie. L’ é tu de a montré que plus on pouvait rep é rer d’émoti ons po s itives sur les ph o tographies, p lus ces pers on n e s é t a i ent heu reuses et ava i ent un bi en - ê tre psych o l ogi que élevé. Dans une autre étu de , Deborah Danner, David Snowdon et Wallace Friesen, de l’Université du Kentucky, ont étudié le lien entre l’autobiographie de sœurs catholiques écrite à l’âge de 20 ans et le risque de décès prématuré. Ce risque était 2,5 fois plus élevé pour les personnes ayant décrit le moins d’émotions positives par rapport à celles qui en avaient décrit le plus. D’autres études ont mis en relief les effets durables des émotions positives, non seulement en termes de bien-être physique et mental, mais aussi en termes d’épanouissement de la personne. En effet, les émotions positives favorisent une prise en compte globale des situations (alors que les émotions négatives « rétrécissent » les perspectives), accroissent les capacités créatives et augmentent le désir de créer. Ce résultat est confirmé par une expérimentation réalisée par Barbara Fredrickson et Christine Branigan, de l’Université du Michigan. Des courts métrages ont été présentés à des participants répartis en plusieurs groupes, et les émotions déclenchées par ces films étaient différentes selon les groupes (joie, colère ou neutre). Après la projection, les participants devaient se remémorer une situation au cours de laquelle ils avaient déjà ressenti une telle émotion. Puis, les expérimentateurs leur ont demandé de faire une liste des choses qu’ils aimeraient faire. Les participants ayant visionné un film suscitant des émotions positives souhaitaient faire be a u coup plus de choses que le gro u pe « neutre » et le gro u pe « émotions néga tives ».

Plus qu’un développement individualiste La psychologie positive apporte des preu ves que l’individu et la société gagnent à ce que chacun se sente heureux. Il est donc légitime de promouvoir ce qui augmente le bonheur. Cette psychologie que certains stigmatisent comme un « tout à l’ego » n’encourage pas nécessairement un repli individualiste. Au contraire, la psychologie po s i tive démontre l’import a n ce déterm i© Cerveau & Psycho - N° 37

nante d’autrui dans l’épanouissement individuel. Par ailleurs, elle considère que l’on peut travailler à augmenter le bonheur. Certes, divers tra vaux de génétique du comportement suggèrent que le bonheur subjectif est déterminé à 50 pour cent par des variables psych ophys i o l ogi ques sur lesqu elles on ne peut guère intervenir, il est possible, notamment par les décisions individuelles, les actions et la participation à des groupes sociaux, de modifier le bonheur que l’on éprouve. En outre, la psychologie positive s’attaque également à l’un des principaux obstacles au bonheur durable, qui est le retour au niveau de base après des événements extraordinaires. En effet, on constate, par exemple, que les gagnants à la loterie reviennent rapidement à leur niveau de bonheur en quelques mois. Pourtant, il existe des techniques, par exemple apprendre à savourer l’expérience ou à recadrer sa pensée sur certains aspects de l’e xpérience, permettant de limiter l’érosion du bonheur, voire de l’augmenter. Dans une étu de, Ma rtin Sel i gman, de l’Université de Pennsylvanie, un des pionniers de la psychologie positive, a demandé à plus de 400 participants d’écrire chaque soir pendant une semaine trois choses qui allaient bi en pour eux. Ils devaient également essayer de trouver la cause de ces aspects positifs de leur vie. Dans une autre condition expérimentale, des participants remplissaient le questionnaire des forces du caractère et recevaient des commentaires individualisés sur leurs principales forces. On leur demandait alors d’utiliser l’une de ces forces d’une nouvelle façon chaque jour pendant une semaine.

Cultiver l’art de vivre avec soi-même et avec autrui Le groupe contrôle était composé d’autres participants qui étaient seulement invités à raconter par écrit des souvenirs d’enfance chaque soir pendant une semaine. Les résultats ont montré que le fait de consigner par écrit ce qui va bien, de l’attribuer à une cause ou de chercher à mettre en œuvre l’une des forces du caractère contribue à augmenter le bonheur subjectif, et que ce dernier perdure longtemps après l’expérience. Enfin, le bonheur d’un individu peut êt re influencé par celui de ses amis, de sa famille, voire de ses voisins. Avoir des amis heureux accroît ses propres chances d’être heureux de près de 60 pour cent et les voisins heureux de près de 30 pour cent ! Ainsi, les techniques de la psychologie sociale favorisent l’épanouissement personnel. Mais de nombreuses études montrent également qu’elles favorisent le changement social, parce qu’elles © Cerveau & Psycho - N° 37

encouragent l’engagement, responsabilisent les citoyens, renforcent la cohésion sociale. À la fin du XIXe siècle, le psychologue et pharmacien français Émile Coué avait mis au point une méthode d’autosuggestion qui a inspiré de nombreux courants de développement personnel visant à développer la « pensée positive ». La psychologie positive signifie-t-elle que la clé de l’épanouissement humain réside dans la capacité à « positiver » ? L’expression fait aujourd’hui florès, mais elle est simpliste. S’il est vrai que la psychologie positive a réhabilité le bonheur comme objet d’étude légitime, elle ne consiste pas à prescrire des cures d’autosuggestion, mais à aider l’individu à adopter des modes de pensée et d’action (impliquant généralement les autres) qui finissent par augmenter son bonheur subjectif. La psych o l ogie po s i tive n’a pas pour objet de faire du bon h eur un devoi r, mais de perm et tre à ch acun de développer les outils d’un mieu x - ê tre . Bi en que certaines rech erches mon trent qu’il est p s ych o l ogi qu em ent plus avisé de voir la vie en rose que de broyer du noi r, la psych o l ogie po s itive ne se limite pas à de tels constats. E lle perm et p lutôt d’ad a pter les méthodes théra peuti ques en fon cti on des problèmes que ren con tre spécifiqu em ent ch a que pati en t . Ai n s i , les ch erch eu rs en p s ych o l ogie po s i tive se fon dent non sur de s i n tu i ti ons ph i l o s oph i ques ou des études de cas, mais sur la méthode ex p é ri m entale ou les en qu êtes à gra n de éch ell e , ce qui perm et d’établir de s données validées. Ma l gré une ori en t a ti on po s itive com mu n e , la psych o l ogie po s i tive n’a don c ri en de com mun avec les innom bra bles produ cti ons du « d é veloppem ent pers on n el », puisque la plu p a rt du temps les pre s c ri pti ons des ten a n t s de ces co u rants ne sont fondées sur aucune n preuve scien ti f i qu e .

Bibliographie Introduction à la psychologie positive, sous la direction de J. Lecomte, Dunod, 2009. S. Joseph et P. Linley,

Positive therapy : a meta-theory for positive psychological practice, Routledge, 2006. C. Peterson, A primer in

positive psychology, Oxford University Press, 2006. 5