Sophie ADAM-MAGNISALI - La corruption dans l'histoire du droit grec

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mesures législatives contre la corruption dans l'antiquité grecque. ... nouveau, en revenant en arrière dans le temps nous voyons que dans la Grèce antique elle.
La corruption dans l’histoire du droit grec Sophia ADAM-MAGNISALI Université Panteion – Athènes (Grèce) Je suis ravie d’être associée, avec tant de collègues et amis à l’hommage que nous rendons à notre maître et ami, Joseph Mélèze Modrzejewski. Je voudrais remercier le Centre Scientifique de l’Académie Polonaise des Sciences, ainsi que les organisateurs de ce colloque international, qui m’ont invitée à y participer.

Ι. – La corruption dans la vie publique, thème que j’ai choisi de développer, constitue un problème à l’échelle mondiale, qui s’aggrave de plus en plus ces dernières années. Comme il s’agit d’un phénomène qui porte atteinte au cœur de l’autorité de l’État, les législations dans toutes les sociétés développées contiennent des mesures visant à la prévention ainsi qu’à la répression de phénomènes de pots-de-vin, de détournements de fonds publics et, plus généralement, de corruption. La stigmatisation des comportements corrupteurs par la législation d’un État démontre l’existence d’une culture juridique dans une société développée. Pour rester dans le sujet du colloque, « Grecs, Juifs, Polonais : À la recherche des racines de la civilisation européenne », je m’efforcerai de rechercher les racines des mesures législatives contre la corruption dans l’antiquité grecque. Étant donné que la corruption dans la vie publique n’est pas un phénomène nouveau, en revenant en arrière dans le temps nous voyons que dans la Grèce antique elle n’était pas inconnue. En effet, c’est un phénomène aussi vieux que la notion de pouvoir, à laquelle il est inextricablement lié. On aurait pu s’attendre à une situation différente dans l’Athènes classique, berceau de la civilisation et de la démocratie. Toutefois, un certain nombre d’exemples de personnes publiques ayant été accusées de corruption, ainsi que l’existence de dispositions législatives visant, de multiples façons, à la prévention ou à la répression de la corruption est la preuve irréfutable de l’existence de tels phénomènes. Or, les mesures de répression en question étaient très sévères, ce qu’il convient de souligner tout particulièrement au regard de l’époque actuelle. L’auteur d’un délit quelconque était toujours soumis à des poursuites et les sanctions imposées n’étaient pas seulement des amendes élevées, mais aussi, assez souvent, la peine de mort. L’Athénien qui exerçait une charge publique et contrevenait à la loi subissait un châtiment exemplaire, sans que personne ne puisse en être excepté. La loi s’appliquait également à tous, que le contrevenant s’appelât Périclès – les poursuites dont il a fait l’objet sont connues – ou qu’il fût un quelconque magistrat de rang inférieur, chargé du nettoyage des rues !

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Pour le fonctionnement de la cité (polis) athénienne, il y avait des organes politiques, tels que l’Assemblée du Peuple (Ekklèsia), le Conseil des Cinq Cents (Boulè), l’Aréopage, ainsi qu’un très grand nombre de différents magistrats1. Ces derniers étaient essentiellement chargés de mettre en œuvre les décisions de l’Assemblée du Peuple sous la tutelle générale et le contrôle du Conseil2. À l’ensemble de ces magistrats s’appliquait un système spécial de contrôles multiples3. On peut considérer comme un premier contrôle ce que l’on appelait la docimasie4, une procédure exercée avant l’entrée d’un magistrat en fonctions, destinée à vérifier s’il remplissait les conditions formelles ainsi que sa conduite, surtout envers la cité et sa famille. Par la suite, en cours d’exercice de leur charge, les magistrats subissaient des contrôles fréquents, à la fois des contrôles réguliers et d’autres exercés de façon extraordinaire. Les contrôles réguliers qui avaient lieu d’office étaient a) l’épicheirotonia 5, un vote sur la bonne administration des magistrats, obligatoirement prévu par l’ordre du jour de l’Assemblée principale (ekklèsia kyria) de chaque prytanie6 ou encore b) un contrôle sur chaque magistrat, exercé par dix auditeurs de comptes (logistai). Ces logistai étaient une commission du Conseil chargée, à la fin de chaque prytanie, de vérifier la façon dont les magistrats administraient les fonds publics qui leur étaient confiés7. De même, des contrôles extraordinaires étaient exercés par les tribunaux ou d’autres instances, en cas d’action intentée par un quelconque citoyen (à travers une graphé8, une eisangélia9, une apophasis10, etc.). Dans le droit attique, la dénonciation pour

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Aristote, Constitution d’Athènes 24.3. Aristote, Constitution d’Athènes 47.1, 49.5.

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S. ADAM, Contrôle et reddition des comptes des magistrats dans la démocratie athénienne (en grec), A. Sakkoulas, Athènes 2004. 4 Aristote, Constitution d’Athènes 55.2-4, 45.3, 59.4, 56.1, 60.1. Cf. A.R.W. HARRISON, The Law of Athens, II, Clarendon Press, Oxford 1971, p. 201-203. 5 Aristote, Constitution d’Athènes, 43.4, 61.2. 6 L’année politique était divisée en 10 prytanies. 7 Aristote, Constitution d’Athènes 48.3. 8 Poursuite publique que tout citoyen pouvait intenter au nom du peuple. 9

Dénonciation devant le Conseil ou l’Assemblée. Cf. M.H. HANSEN, Eisangelia : the Sovereignty of the People’s Court in Athens in the Fourth Century B.C. and the Impeachment of Generals and Politicians, Odense 1975. 10 Poursuite publique visant les cas de trahison, d’atteinte au régime démocratique et de corruption. La procédure était introduite à l’Assemblée, qui ordonnait à l’Aréopage de lui présenter un rapport avant de renvoyer l’affaire devant le Tribunal du Peuple. Cf. R.WALLACE, The Areopagus Council, to 307 B.C., Baltimore and London 1989, p. 113-119.

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corruption s’appelait graphè dôrôn1. Les agents des pouvoirs publics à Athènes ne semblaient pas jouir donc d’immunités dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions et il était, par conséquent, possible de leur imputer des accusations pour des illégalités de toute sorte. Un dernier contrôle, très sévère, était exercé en fin de mandat. Tous les magistrats sortants devaient rendre des comptes suivant une procédure, les euthynai2, durant laquelle ils devaient subir avec succès un contrôle de leurs activités, destiné à examiner, d’une part, leur gestion des fonds publics, et, d’autre part, la mauvaise administration, la conduite répréhensible et toutes sortes d’infractions qu’ils auraient, le cas échéant, commises. L’importante procédure de la reddition de comptes de la part de toute personne exerçant des charges publiques constitue un chapitre intéressant du droit attique ainsi qu’un aspect avant-gardiste de la démocratie athénienne. En effet, de nos jours, pour évaluer la nature et la qualité d’une démocratie, on prend en compte et on mesure, entre autres, la reddition de comptes du pouvoir politique. Un point caractéristique de la « procédure attique » est qu’elle autorisait plusieurs modalités de poursuite en cas de délit. Ainsi, par exemple, dans le cas d’un magistrat accusé de corruption dans l’exécution de ses fonctions, une action pouvait être intentée de sept façons différentes3. 1) Tout d’abord, la corruption était le délit qui était examiné par excellence au moment de la reddition des comptes des magistrats (les euthynai). Mais une action en corruption pouvait être également intentée 2) par une graphè dôrôn, 3) par une eisangélia devant l’Assemblée, 4) par une eisangélia devant le Conseil, 5) par une action de la propre initiative du Conseil, 6) par une apographè devant les thesmothètes (on pouvait alors demander la confiscation du montant du pot-de-vin), 7) par une apophasis, lorsque l’Assemblée décidait que le Conseil de l’Aréopage devait proposer une sentence. Chacune de ces modalités donnait lieu à une peine différente, bien que le délit soit le même. Par exemple, au moment des euthynai, la peine pour délit de corruption était une amende, décuple du montant du pot-de-vin perçu par le magistrat ; dans le cas de l’apographè, on prévoyait la confiscation du montant du pot-de-vin et, dans les autres cas, la corruption donnait, le plus souvent, lieu à la peine de mort.

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Aristote, Constitution d’Athènes, 59.3 Aristote, Constitution d’Athènes, 54.2, 48.4-5. 3 M.H. HANSEN, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Histoire-Les Belles Lettres, Paris 1993, p. 229. 2

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II. – Or, en dépit de tous ces contrôles sévères et implacables, auxquels étaient soumis tous les agents publics, Athènes ne fut pas pour autant épargnée de différents scandales économiques et politiques. Un assez grand nombre de cas d’hommes politiques – orateurs et autres – accusés de corruption et de pots-de-vin, sont rapportés, notamment, dans les discours des orateurs attiques, durant une période – Ve et IVe siècles av. notre ère – où Athènes connaissait un essor démocratique et culturel. Un cas de condamnation pour corruption, datant du Ve s. av. notre ère, est celui de Callias, qui avait conclu la célèbre paix avec les Perses. Cet incident – connu à travers le témoignage de Démosthène 1 – montre que les Athéniens ne toléraient en aucun cas le phénomène de la corruption, en le considérant comme une très grave menace pour leur cité. C’est pourquoi, bien que les entretiens du chargé de la mission diplomatique, Callias, aient abouti à un résultat, ils n’hésitèrent pas à le condamner pour un tel acte. Au IVe s. av. notre ère, on peut citer de nombreux cas de membres de délégations diplomatiques qui furent accusés de corruption. C’est à une telle affaire que se réfèrent deux discours célèbres, ceux d’Eschine et de Démosthène, sous le même titre Sur l’ambassade infidèle. Eschine, au moment de sa reddition des comptes (ses euthynai), semble avoir été accusé par Démosthène et Timarque pour la conduite répréhensible, dont il avait fait preuve en tant qu’ambassadeur en 396 av. notre ère2. Une autre affaire de corruption, celle d’Harpale qui nous est connue à travers un discours d’Hypéride3 et trois discours de Dinarque4, a peut-être été le plus grand de tous les scandales politiques ayant secoué Athènes à cette époque. Y étaient impliqués une série de personnages publics5. Harpale, trésorier d’Alexandre le Grand, avait fui Babylone en janvier 324 av. notre ère et s’était réfugié à Athènes, après avoir emporté du trésor royal d’Alexandre 5000 talents en or et 30 navires6. Après maintes négociations, il fut autorisé, l’été 324 av. notre ère, à pénétrer avec la flotte des 30 navires dans le port du Pirée, ce qui suscita de nombreuses réactions dans les milieux macédoniens. Antipatros et Olympias, mère d’Alexandre, demandèrent aux Athéniens l’extradition immédiate d’Harpale, mais les Athéniens votèrent, sur proposition de Démosthène, qu’Harpale soit emprisonné et que ses fonds soient mis sous séquestre sur l’Acropole7. Or, peu de temps après, Harpale s’évada 1

Démosthène, De l’ambassade infidèle (19), 273-275.

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P. MAZON, « De la procédure suivie par Démosthène dans l’affaire de l’ambassade », Mélanges Glotz, t. II, 1932, p. 566; D. MACDOWELL, The Law in Classical Athens, London 1978, p. 171. 3 Hypéride, Contre Démosthène (1). 4 Dinarque, Contre Démosthène (1), Contre Aristogiton (2), Contre Philoclès (3). 5 E. BADIAN, « Harpalus », JHS 81 (1961), p. 16-43, spéc.. 31-36. 6 Diodore de Sicile, 17.108. 6-8. 7 Hypéride, Contre Démosthène (1) 8-9 ; Dinarque, Contre Démosthène (1), 89-90.

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de prison, et des fonds déposés sur l’Acropole, on ne trouva que 350 sur les 700 talents. Sans aucun doute, 350 talents furent utilisés pour soudoyer différents Athéniens qui s’étaient impliqués dans cette affaire. Démosthène figure parmi ceux qui furent accusés, en l’occurrence, de corruption. Selon Plutarque, lors de l’inventaire des fonds et objets précieux, Démosthène, admirant un calice perse, en avait demandé la valeur à Harpale. Pour toi, lui aurait dit ce dernier, c’est vingt talents. Et dès qu’il fit nuit, il envoya à l’éminent homme politique athénien le calice que ce dernier avait admiré, accompagné en plus de vingt talents ! Démosthène ne put résister à la tentation et, «frappé de corruption», il se mit à la solde d’Harpale1. Sur la propre proposition de Démosthène, l’Assemblée décida de renvoyer l’affaire à l’Aréopage, afin qu’une décision (apophasis) soit émise. Celle-ci fut, effectivement, émise six mois plus tard, indiquant les noms de neuf personnes considérées coupables de corruption, ainsi que les montants versés à chacune d’entre elles à titre de pots-de-vin. Parmi les neuf personnes, il y avait, entre autres, des personnages publics célèbres, tels que Démosthène, Démade, Aristogiton et Philoclès. En tant que stratège du Pirée, ce dernier autorisa Harpale à pénétrer dans le port du Pirée. Le tribunal, qui jugea les neuf affaires, se composait de 1500 juges. Dix avocats publics (synègoroi) furent également élus, parmi lesquels il y avait Hypéride, qui avait, pendant plusieurs années, collaboré avec Démosthène dans la lutte contre le parti macédonien. Le discours d’Hypéride ne fut pas entièrement conservé, comme c’est d’ailleurs le cas des trois discours écrits par Dinarque pour le compte d’autres avocats publics contre Démosthène, Aristogiton et Philoclès. A notre connaissance, tous les accusés furent jugés coupables, à l’exception d’Aristogiton qui fut acquitté2. Démosthène fut condamné à une amende de 50 talents et, ne pouvant pas les payer, il fut emprisonné. Mais, il s’évada rapidement de prison avec l’aide des geôliers et se réfugia à Égine3. Après la mort d’Alexandre, suite à un vote de l’Assemblée et après avoir été gracié, il revint d’exil. Quant à l’amende de 50 talents, le pouvoir politique détourna la loi, en biaisant 4 : en effet, à Athènes, la tradition voulait qu’une récompense symbolique soit remise au citoyen qui se chargerait de décorer l’autel de Zeus. Cette tâche fut donc confiée à Démosthène et le montant de la récompense fut fixé à 50 talents, soit le montant exact de l’amende, somme nullement symbolique ! 1

Plutarque, Démosthène, 25.2-3. Démosthène, Lettres, III, 37. 3 Plutarque, Démosthène 26, 1-3. 4 Plutarque, Démosthène 27, 3-4. 2

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La corruption politique n’est pas un défaut naturel des hommes, dit Aristote1, mais constitue une caractéristique du pouvoir, quel qu’il soit, et une conséquence liée aux charges. Comme il l’écrit précisément, « une règle commune à la fois à la démocratie, à l’oligarchie, à la monarchie et à toute constitution, c’est de ne laisser personne grandir en puissance au-delà de toute proportion, mais de s’appliquer à conférer des charges peu importantes pour une longue durée plutôt que de grosses charges pour peu de temps (car les magistrats sont enclins à la corruption, et il n’est pas à la portée de tout homme de supporter la prospérité) …». Les Athéniens, en tout cas, avaient fixé la durée du mandat de la plupart des magistrats à une année. Toujours selon Aristote2, «le point le plus important, quelle que soit la constitution, c’est que les lois et les autres institutions politiques soient organisées de telle sorte que les fonctions publiques ne puissent être une source de profit….». Lutter, par conséquent, contre la corruption dans la vie publique, a toujours été l’un des soucis majeurs de toutes les sociétés à toute époque, mais n’a jamais constitué, même jusqu’à nos jours, une tâche facile.

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Aristote, Politique, V, 8, 12, 1308b. Aristote, Politique, V, 8, 15, 1308b.

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