Stabat Mater - Le Livre de Poche

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TIZIANO SCARPA. Stabat Mater. TRADUIT DE L'ITALIEN PAR DOMINIQUE VITTOZ. CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR ...
TIZIANO SCARPA

Stabat Mater TRADUIT DE L’ITALIEN PAR DOMINIQUE VITTOZ

CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR

Titre original : STABAT MATER

© 2008 Giulio Einaudi editore s.p.a., Torino. © Christian Bourgois éditeur, 2011, pour la traduction française. ISBN : 978-2-253-16435-7 – 1re publication LGF

Madame Mère, au cœur de la nuit, je quitte mon lit pour venir, ici, vous écrire. Rien de nouveau, cette nuit encore l’angoisse m’a assaillie. La bête m’est familière maintenant, je sais lui tenir tête. Ma désespérance n’a plus de secret pour moi. Je suis mon mal et mon remède. La marée montante des pensées amères me prend à la gorge. Il faut la reconnaître aux premiers signes et réagir sans lui donner le temps de déferler sur mon âme. Le flot enfle vite et submerge tout. C’est un liquide noir et empoisonné. Les poissons moribonds remontent à la surface, gueule béante, se débattent. En voici un, il affleure, il suffoque, il meurt. Ce poisson, c’est moi. Je me vois mourir, je me regarde de la berge, déjà le liquide noir et empoisonné frôle mes pieds.

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Un autre poisson à fleur d’eau agonise, c’est la pensée de mon échec, c’est encore moi, je meurs une seconde fois. Pourquoi remonter à l’air libre ? Mieux vaut mourir sous l’eau. Je suis happée par le fond. Je coule. Tout est noir. Me revoici sur la berge, debout, encore vivante, encore moi, je regarde cette mer empoisonnée, noire jusqu’à l’horizon, elle pullule de poissons morts, gueule béante. Ils sont moi, nous sommes moi, mille fois, mille poissons à l’agonie, mille pensées destructrices, je suis mille fois morte et meurs encore sans cesser d’agoniser. La mer grossit, monte, elle est empoisonnée, elle est noire. Je suis le poisson aux yeux voilés, venu mourir à fleur d’eau. Je lève le regard, haut et loin. D’obscures nuées sur l’horizon plombé dessinent une mer renversée, le ciel nuageux étale ses vagues immobiles et floues. Je vois la côte d’une toute petite île, une jeune fille là-bas regarde autour d’elle, me regarde mourir, ne peut rien pour moi. Cette jeune fille, c’est moi. Aide-moi, jeune fille sur la rive, aide-toi. Ne laisse pas l’amertume t’envahir. Partout où ton regard se tourne, tu vois ta défaite. Les eaux noires 8

montent, charriant les poissons morts. Reprends le dessus, tiens tête. Il faut faire vite avant d’être submergée, tant qu’un coin de ma tête peut encore voir ce qui lui arrive. Il faut se traîner jusque-là, se réfugier dans ce recoin qui peut encore décider, et dire je. Je ne suis pas cette déroute, j’ai encore de la ressource, je suis forte, je refuse de disparaître dans ce venin noir, je ne suis pas toute cette mort sous mes yeux, je refuse d’engloutir cette mer, j’empêcherai cette masse obscure de me pénétrer, de m’effacer. Je suis encore quelque part, je suis là, étrangère à cette dévastation, l’angoisse ne me possède pas tout entière, il me reste un endroit où m’abriter et dire je. Si j’y arrive encore, je serai sauvée pour cette nuit, je serai capable de me lever, de quitter mon lit de tourments pour venir, ici, vous écrire. Madame Mère, rien de nouveau, cette nuit encore, mes yeux grands ouverts scrutaient le plafond. À vrai dire, pas tout à fait, car sur ma tête se trouve le sommier de Maddalena. On nous fait dormir dans des rangées de lits fixés au mur comme des étagères. Les occupantes des lits d’en bas ont pour plafond personnel les lattes des lits d’en haut. 9

Ainsi mon plafond à moi se résume-t-il à l’envers du sommier de Maddalena. Il n’est pas haut, je le touche bras tendu. Bien sûr, je ne m’y risque pas, car je me connais, je suis trop distraite. Absorbée dans mes pensées, il m’est déjà arrivé de lever le bras. J’ai touché les lattes du bout des doigts, arraché un éclat de bois sans m’en rendre compte et, toujours l’esprit ailleurs, gratté avec mes ongles. « Que veux-tu ? » m’a soudain demandé Maddalena, en laissant pendre sa tête au-dessus de moi. J’ai sursauté. Dans la nuit, je distinguais le contour de ses cheveux ébouriffés, elle semblait coiffée d’un halo de serpents noirs. « Tu voulais me parler ? » Je n’ai pas répondu, je n’avais rien à lui dire. Je n’ai rien à dire à personne. Je ne suis l’amie d’aucune d’entre elles. Excusez-moi, je vous parle de broutilles. D’éclats de bois et de lattes de lit ! J’ai honte, Madame Mère, je vous demande pardon. Mais il faut bien commencer par un bout, vous ne savez rien de moi, rien du tout. Quand l’angoisse arrive, chaque nuit ou presque, le remède infaillible consiste à fuir. Je me lève et viens vous retrouver, ici. Été comme hiver. Surtout l’hiver, dès que je rejette mes couvertures 10

je me sens mieux, c’est comme un grand seau d’eau froide qui balaie toute tristesse. Peu importe si je prends froid. Mon corps s’est habitué aux nuits glaciales. C’est toujours mieux que de broyer du noir dans un lit moite et malsain. Je monte l’escalier, arrive ici et m’assieds sur la plus haute marche, dos contre le mur d’où vient une chaleur qui me suffit. C’est mon endroit secret. Pour venir, je m’enveloppe dans un châle, il me protège et vous évoque. Madame Mère, je vous emmitoufle dans ma pensée, me sentez-vous ? J’ai tendu le bras, je touche les lattes au-dessus de moi, j’arrache un éclat de bois, je gratte la surface rugueuse, une tête se penche par-dessus bord, ses cheveux sont une masse de serpents noirs. « Que se passe-t-il ? Tu m’as appelée ? — Qui es-tu ? — Je suis ta mort », dit la tête aux cheveux de serpents. Sa voix est affable. « Me tiendrais-tu compagnie ? lui demandé-je. — Veux-tu que je t’emmène ? — Si tu es d’accord, je voudrais ne pas mourir encore. — Que veux-tu donc ? » La tête s’adresse à moi avec douceur, sans perdre patience. « Je voudrais que tu restes toujours près de moi. — De quoi veux-tu parler ? — Je ne sais pas, dis-je. — Je ne suis pas bavarde. — Peu importe. 11

— Sans compter qu’il n’y a pas grand-chose à dire, précise la tête aux cheveux de serpents. — Reste près de moi, ça me suffit. — Pourquoi ? — Je voudrais que tu m’aides à ne jamais t’oublier. » Madame Mère, vous souvenez-vous de moi ? Savez-vous comment je m’appelle ? Je me présente, je suis Cecilia. Ce prénom vous plaît-il ? Et vous, comment m’auriez-vous appelée ? Aviezvous pensé à un prénom quand vous m’abritiez dans votre ventre ? (« Pendant mon bref séjour dans votre ventre », allais-je écrire.) Oui, j’ai toute intimité avec l’obscurité, mais n’en éprouve aucune fierté. Je troquerais volontiers cette intimité contre quelques heures de sommeil, afin que mon âme se repose et jouisse d’une parenthèse de paix. Je ne saurais vous dire à quand remonte mon habitude de me lever la nuit. Mais une chose est sûre : le premier souvenir que j’ai de moi, le plus éloigné dans le temps, c’est le noir. Non, je n’exagère pas, mon premier souvenir d’enfant, ce sont mes yeux écarquillés dans le noir. On peut dire que mon enfance n’a été qu’une longue suite de ténèbres. Je ne dis pas cela pour me plaindre ni pour vous tourmenter. C’est ainsi, voilà tout. 12

Madame Mère, m’avez-vous jamais imaginée ? Vous êtes-vous jamais demandé comment j’ai vécu mes premières années ? Pour que votre imagination serve la vérité, il faut vous représenter une fillette qui passe ses nuits les yeux grands ouverts, dévorée d’angoisse. Ne croyez pas que ma peur vienne du noir. Ni du silence. Ici le silence complet n’existe pas. Le jour, les pièces résonnent de voix et de musique. La nuit, on entend la respiration des dormeuses. Dans son sommeil, chacune respire à sa façon et si je ne suis pas tourmentée par d’autres pensées, j’aime passer ma nuit à identifier leurs respirations. Certaines ronflent, mais elles ne me dérangent pas. Chacune a sa personnalité nocturne, en contradiction parfois avec ce qu’elle manifeste à la lumière du jour. Tous les matins, comme les fleurs, le soleil fait éclore leurs visages. Maddalena respire fort dans son sommeil, son repos semble laborieux alors que le jour elle va d’un pas léger, s’exprime avec délicatesse et sourit volontiers. Peut-être, rattrapée par tout ce qu’elle a su éviter dans la journée, fait-elle des rêves qui l’épuisent. Parfois allongée sur mon lit dans le noir, j’entends au loin des craquements indéchiffrables. 13

Ils semblent vouloir me rappeler que le bâtiment où nous sommes, énorme, compliqué, regorge de salles, pièces petites et grandes, escaliers logés comme des galeries dans les vides entre les murs et volées de marches grimpant à l’oblique en surplomb sur des abîmes architecturaux. J’essaie d’imaginer le parcours jusqu’à mes oreilles du son qui a gravi les marches, suivi les couloirs, infiltré les fissures, traversé serrures et portes. Les bruits, même les plus sinistres, ont toujours été pour moi un réconfort, car ils me changent les idées. Oreille tendue, aux aguets, je me projette loin de moi. Les bruits sont mes pensées externes. Ils sont cette part de mon esprit hors de moi, au-delà de mon enveloppe, à distance de mon corps. Ils sont moi en plus grand. Ce que je pense quand je vais mal ? Je ne saurais le dire avec précision. Je me sens perdue, complètement perdue. Dans ces instants, j’ai la certitude qu’il n’y a rien à faire pour moi, tout n’est qu’amertume. « Il ne faut pas te torturer ainsi, me dit la tête aux cheveux de serpents noirs. — Qu’y puis-je ? — Je l’ignore. — Crois-tu que je devrais mourir ? 14

— Peut-être, me répond-elle. Essaie de t’imaginer morte. — Comment ? — De ton mieux. — Je vois un corps immobile et froid. — Mais où es-tu ? — Hors de ce corps, ailleurs, flottant. J’imagine. — Ça ne va pas. Tu as changé de place, rien de plus. Il faut t’imaginer morte de l’intérieur. — Imaginer que je n’arrive plus à m’imaginer ? — En effet. — C’est impossible. — Alors ma petite n’insiste pas. Tu es tout juste bonne à écrire à ta maman. — Mais toi… Hé… ! » Je l’appelle encore et encore, à voix basse, mais la tête aux cheveux de serpents ne répond pas. Parfois, dans le noir au-dessus de moi, il me semble voir un ballon d’épines. C’est une boule de pierre pourvue de longs piquants, comme un hérisson, mais taillée dans la roche, toute en caillou. Pour moi, c’est la vie, ma vie, le mal. Madame Mère, quand cela m’arrive, c’està-dire toutes les nuits, j’ai appris à ne rester pour rien au monde allongée à me tourmenter, je sais que je dois me lever et venir vous rejoindre, ici.

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Je me faufile hors de la chambre, longe un interminable couloir, me glisse dans un passage presque invisible, connu de moi seule, et gravis l’escalier étroit qui mène à un palier et à une porte basse, fermée. C’est un des nombreux escaliers du bâtiment. Je m’assieds en haut de ces marches. L’hiver, je colle mon dos contre le mur, à l’endroit où passe un conduit de cheminée, les briques sont chaudes. Je reste assise en haut de l’escalier, tant que l’angoisse n’a pas disparu. Je sens sous mes pieds l’escalier s’enfoncer jusqu’au centre de la terre. Je m’agrippe à la rampe pour ne pas plonger dans le vide avec lui. Si vous saviez comme ma main toutes ces années a serré son métal froid ! Je pourrais modeler cette rampe dans l’argile les yeux fermés, la reproduire à l’identique si on me le demandait. Je connais ses lignes par cœur, ses motifs de petites feuilles en fer forgé, légèrement coupantes. Je viens d’écrire une bêtise. Qui pourrait bien me demander de reproduire la rampe en argile ? À quoi m’a servi d’étudier ces petites feuilles métalliques ? À quoi m’a servi de mémoriser tous les détails du monde ? Madame Mère, soyez patiente avec moi, des choses absurdes me traversent l’esprit, mais c’est l’endroit qui veut ça, tout se répète et les moindres détails nous deviennent familiers. 16

Sous mes doigts, toujours la même forme de la même feuille métallique soudée sur la rampe de l’escalier. Sous mes pieds, toujours la même dalle fendue, tous les matins, en allant de l’église au réfectoire, la troisième du premier couloir au deuxième étage. Sous ma paume, l’encoche dans la poignée en cuivre de la grande salle. Madame Mère, quelle idiote je suis. Vous ignorez tout de moi, et voilà que je me perds en broutilles. Savez-vous quel souvenir m’a visitée ? J’étais encore petite, il y a sept ou huit ans. J’avais une dent qui bougeait depuis trois jours, une dent de devant, en haut. C’était la première fois que je perdais une dent de lait. Mes camarades me conseillaient de trouver un fil solide ou de tresser trois longs cheveux, afin de les nouer autour de ma dent en attachant l’autre extrémité à la poignée d’une porte, que je devais ensuite refermer d’un geste brusque. Le courage m’a manqué, je ne supportais pas cette idée. Je m’arrachais un cheveu, le premier de la future tresse, puis me ravisais, le portais à ma bouche et l’avalais peu à peu en le sectionnant entre mes dents. Pour finir, une nuit, assise sur ces marches, j’ai fourré mes doigts dans ma bouche, pouce et index en pince, j’ai serré et tiré. La dent est venue du premier coup. Son bord dentelé brillait dans la nuit. J’allais la jeter par-dessus la rampe, dans la cage d’escalier. Je parie qu’il m’aurait fallu 17

compter jusqu’à mille avant de l’entendre toucher le fond, au centre de la terre. Mais, d’un geste machinal, j’ai remis ma petite dent morte dans ma bouche et l’ai avalée. Voulez-vous savoir ce que j’ai ressenti ? Pour moi, ce fut comme de la lâcher dans la cage d’escalier : chute libre, disparition, dispersion dans le noir profond. Un petit morceau de moi chutait à l’intérieur de moi, se volatilisait dans le néant. Cette nuit-là, j’ai senti que je ne m’appartenais pas, que je n’étais pas maîtresse de moi, que je ne le serais jamais. Petite, toutes mes nuits se déroulaient de la même façon. Je m’asseyais sur la plus haute marche de l’escalier, au dernier étage, dans un état proche de l’hallucination. C’est toujours là que je suis. Mes yeux s’habituent à l’obscurité, s’accommodent du peu de lumière qui la perce. Je restais ainsi, hébétée, scrutant une encoignure, des heures parfois. Pour moi la ligne où se rencontrent les deux murs était une cicatrice. Et l’espace libre, dehors, une blessure. En construisant ces murs, on avait dû suturer la plaie de l’espace. J’imaginais le dehors, il y a des siècles, quand n’existaient ni murs ni maisons ni rien, quand il n’était qu’espace libre, eau et îles fangeuses 18

envahies par les broussailles. Le vent les balayait, les femmes avaient peur, elles se tenaient compagnie dans la nuit et les enfants se blottissaient dans leur cercle. Venant on ne sait d’où, une lueur baignait le palier en haut de l’escalier. La nuit, il reste toujours un peu de lumière dont on ignore la source. Mais elle ne s’entasse jamais dans les coins, ce n’est pas un flocon de poussière, c’est une substance plus fine que l’air. Une toile de fond. L’obscurité n’est qu’une apparence. La vraie toile de fond, c’est la lumière. J’aime penser que j’invente ce faible halo, car j’ai découvert que je peux fermer les yeux dans l’obscurité la plus épaisse et imaginer la lumière, ma tête alors semble s’éclairer toute seule, de l’intérieur, je peux en secret penser la lumière, allumer une lumière en moi. Je ne me souviens pas de la première fois où je me suis relevée pour passer la nuit en haut de l’escalier. Tout bien réfléchi, il n’y a peut-être pas eu de première fois. J’ai l’impression qu’il en est ainsi depuis toujours. Je passe mes nuits de cette façon depuis toute petite, depuis que je suis ici. J’en arrive à dire que, sans mes insomnies, je ne serais pas celle que je suis. Elles font partie de moi 19

et je me demande comment je pourrais vivre sans ce rendez-vous nocturne avec mon néant. Madame Mère, je vous écris dans le noir, sans chandelle, sans lumière, sur la table de mes genoux. Ma main court sur la feuille. Je trempe ma plume dans l’encre, la plonge au cœur de la nuit. C’est à peine si je distingue les mots qui se dévident sur la page, ce ne sont peut-être que des grumeaux noirs. Dans ces mots, toutes les nuits, je viens vous rendre visite. Vous ne me voyez pas, mais mes yeux grands ouverts vous regardent. Je viens d’écrire que les mots se dévident, mais peut-être s’entortillent-ils. Ils se dévident et s’entortillent dans un même mouvement. Allez savoir si je gagne ma liberté ou construis ma prison. Madame Mère, c’est peut-être vous la prisonnière, entortillée dans ces mots. Je vous écris peutêtre pour vous libérer. J’enroule ce fil à vide autour de vous, absente, dans l’espoir de vous capturer. La corde va s’emmêler, j’entendrai dans l’écheveau une voix qui étouffe m’appeler pour que je la sauve et me maudire, m’invoquer, me demander pardon, m’accuser jusqu’au sang. Ce sera vous, vous serez quelque chose, un grumeau, un râle, un sourire.

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