THEMATIQUE ET POETIQUE DES QUATRE ELEMENTS DANS ...

409 downloads 244 Views 4MB Size Report
qu'Alcools, permet au lecteur de. parcourir une grande partie de l'itinéraire d'une vie. Apollinaire lui-même, dans une lettre adressée à Henri Martineau,.
~

,

,

6f#

THEMATIQUE ET POETIQUE DES QUATRE ELEMENTS DANS

~ECOOLS

D'APOLLINAIRE

BY

Paola CANTE RA

A thesis submitted to the Facu1ty of Graduate Studies and Research McGi11 University, in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of Master of Arts

April 1969.

Cc)

Paola Cantera

1969

A.B,STRACT

cet ouvrage se propose d'étudier les quatre éléments surtout ~ar

rapport aux grands thèmes d'Alcools, ceux de l'amour et de Le premier chapitre est cependant dédié

l'~r,t.

à l'espace et à la

nature •. 'D. comporte deux parties, La mer, qui traite le pittoresque l'évasion et levouloir-vivrej et Rhénanie:.une nature symbolique, où le feu, l'eau et le vent servent à exprimer le folklore allemand. Le chapitre d'eux développe le thème de l'amour.

Cinq subdi-

visions forment la première partie qui traite le thème du "Mal-Aimé" dans son expression métaphorique.

La deuxième partie consacre l'étude

des éléments aux poèmes élégiaques. Le dernier chapitre intitulé Le renouveau spirituel dédie sa première subdivision aux éléments de la terre et de l'air comme symboles du néant et de l'être.

La vocation spirituelle et La vocation poétique

étudient l'élément du feu par rapport à l'art.

Le feu et l'intellect,

le feu et l'épuration, le feu et l'inspiration: la flamme donne à l'artiste la renaissance, le travail, la vie.

1 TABLE

DE MATIERES

Introduction .......................

1.' . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . •

1-111

Chapitre l

LES ELEMENTS ET

L'ESPACE~

UNE NATURE QUI FACONNE LE POETE

La mer Pittoresque et poésie ...................................... 1 La mer et le sens de l'infini .•.••..•..•..•.••...•.•••..•• 4 La mer: cette eau qui fait renaître •••.......•...•.....•••• 6 Rhénanie: une nature symbolique Le vent ...... ' .... '.' .............. '........................... 8 Le feu et l'air ........................................... 11 Le feu et l'eau ........................................... 12

Le Rhin: ambiguité et correspondances des éléments ..•....• 13 Chapj.tre II

LES ELEMENTS ET L'AMOUR Le mythe du Mal-Aimé et son expression métaphorique Le rêve d'un impossible amour: L'eau comme expression de la femme première et idéale ...•......•..•................. 15 Les paradoxes de Ifamour, ardeur et maléfique: l'eau et le feu, symboles à la fois positifs et négatifs ....•.........•.•.•.....•........•. 21 L'amour mauvais: le feu et l'amour faux. Le feu, l'eau et la souffrance de l'amour .............. 25 La mort du poète amoureux .................................. 36 L'amour qui f ai t renaît re ..........••..................... 39 Lyrisme et souvenir de l'amour: les éléments comme expression de l'élégie L r eau .................................................... 43

L'air ..................................................... 51

Chapitre III

tE RENOUVEAU SPIRITUEL Du néant à l'être: de la terre au ciel, dialectique de la terre et de l'air ........................................................ 55

La nouveauté spirituelle: l'obsession de l'altitude ................................. /) .................. 61

La vocation spirituelle Le feu et la pens ée

~bsolue ••.•...•..••...•••.•.•..••.•.••••.•• 65

Pureté et impureté, le feu instrument du rachat spiri tue 1 ... '.......' ..... " ............................... " ...... ' . . 68

La vocation poétique Tradition et poésie, le feu instrument de la nouvelle inspiration ............................................ 73 ,

Le métier du poète: le feu et la magie des vers .............. 76 Situation du poète: souffrance et joie que tout se resoud dans la flamme .................... '................ .. 79

Conclusion ............................•...................•...... 84 Bibliographie. " . " ................................................. . 87

INTRODUCTION

L'oeuvre naît souvent de l'homme.

Un recueil poétique aussi mince

qu'Alcools, permet au lecteur de. parcourir une grande partie de l'itinéraire d'une vie.

Apollinaire lui-même, dans une lettre adressée à Henri Martineau,

considère chaque poème d'Alcools. la commémoration d'un événement de sa vie. Et cette oeuvre ne dévoile-t-elle pas également toutes les dimensions tives d'Apollinaire? riences

affe~­

L'objet de ce travail sera alors d'étudier les expé-

les plus grandes d'une existence humaine: l'amour et la poésie.

Nous aborderons ces grands thèmes à travers les quatre éléments. Mais quel sens a-t-elle la vie pour une personnalité aussi'complexe que celle d'Apollinaire?

L'imprévu, un appétit de la nouveauté, la pour-

suite de l'aventure, une curiosité inlassable: ce sont quelques-uns des penchants du poète. de l'imagination.

La vasteté de la mer est une ouverture aux échappatoires L'homme, traversé par les forces de son immensité, est

conduit dans un monde lointain et intérieur.

Apollinaire consacre à cet

ail1eur marin deux poèmes: La Porte et Chantre. La mer sans limites et sans bornes symbolise l'appétit et l'amour de la vie: d'où l'image de l'homme-paquebot. L'ancre se jette en 1901 en Rhénanie.

Les éléments de l'air, de

l'eau et, du feu, tout en se rattachant à la géographie spécifique du

l

;'paysage rhénan, prennet des dimensions spatiales, pour se prêter à l' évocation.

Le passage entre ie réel et l'insolite, entre le monde tangible et

le monde de l' imaginaire s'opère.

Le

vent~

nocture , Nuit rhénane ,Rhénane

d'automne, La Loreley nous plonge dans l'univers incantatoire du folklore et de la légende d'un pays.

Dans le thème de la vie et de la Rhénanie vus

à travers les éléments forment la matière du premier chapitre. Le chapitre deux consacre son étude au thème de l'amour étudié dans le mythe du mal-aimé et dans l'élégie. Dans La Chanson du Mal-Aimé, l'eau, le feu et l'air jettent les germes d'une histoire sentimentale, tissent ensemble sa trame et la dénuent. Se crée

pa~

la métaphore et par le symbole la mythologie personnelle d'une

douloureuse expérience d'amour.

D'autres poèmes qui par leur signification

se rattachent aux thèmes traités s'incorporent à La Chanson du Mal-Aimé. Les éléments de l'eau et de l'air présentent la beauté idéale dans un temps éloigné et dans un espace aux dimensions cosmiques infinies.

Le

bonheur est hors d'atteinte. Eau et feu: deux valorisations contraires du mal et du bien; l'un abrite la beauté maléfique, l'autre est activité, fécondation, ardeur érotique. Un manque d'intensité, une chaleur faible, la durée brève de la flamme animale, cosmique et urbaine sert à traduire la fausseté de l'amour. Le feu existe indépendemment où se confond avec l'élément de l'eau pour évoquer la torture amoureuse.

Nous étudierons surtout deux images:

II

'l'image de l'enfer et l'image de la boisson. L'élément aquatique donne une couleur tragique à l'amour: il apporte

à la fois la mort de l'amoureux et la s.térilité poétique.

Mais dans ce monde

plein de désolation et de douleur, se distingue l'exaltation amoureuse du mal-aime.

Une alliance bienheureuse du feu et de l'eau se compose dans

l'idéalisation de la passion. La deuxième partie de ce chapitre traite l'élégie apollinarienne. Les éléments créent une unité de thème et de ton qui ·caractérise Le Pont MirabeauJ

Marie, Clotilde, La blanche neige, Rosemonde, Mai, Automne malade.

Dans ces poèmes, la neige, l'air, le fleuve chantent le souvenir, la mort, la fugacité de l'amour et du temps, la permanence du sentiment. La première partie du chapitre trois oppose deux éléments: la terre et l'air.

Nous les discuterons en les rattachant aux dialectiques de la

chute et de l'ascension, de l'ombre et de la lumière.

L'élément de l'ai~

sera traité avec plus de profondeur: lié à la foi' artistique apollinarienne, il détermine "l'esprit nouveau" dont le poète est l'aile marchante. La deuxième et la troisième partie du chapitre développent davantage le thème de l'art, toutes deux seront dédiées à l'élément du feu.

Cet

élément symbolise toutes les activités mentales, et plus spécifiquement l'activité poétique.

A la fois destructeur et créateur, le brasier donne

le confort moral et intellectuel.

S'opère·dans sa flamme une triple puri-

fication: Apollinaire y atteint le salut et le devenir moral

nI

et spirituel.

1 CHAPITRE I LES ELEMENTS ET L'ESPACE: NATURE QUI FACONNE LE POETE

UNE

La mer - pittoresque et poésie '~e n'est pas la bizarrerie qui me plaît, c'est la vie •.. Je suis comme ces marins qui, dans les ports, passent leur temps au bord de la mer qui amène tant de choses imprévues où les spectacles sont toujours neufs et ne lassent point". 1

C'est ainsi qu'Apollinaire se défend des critiques qui définissent Alcools

"bizarrerie, mystification, brocante".

Mais le marin ne reste pas dans le port; la mer l'invite aux voyages imaginaires, spirituels, réels.

L'~lément

de l'eau

dans l'image de la mer, de l'océan, dévoile une facette de la personnalité d'Apollinaire, et son attitude face à la vie. Apollinaire entre en contact avec la mer dès l'âge tendre.

Dans -,-Zone, La/ Méditerrannée renferme ses expériences .,

d'enfance et de jeunesse; elle forme le microcosme autour

1 M.-J. Durry, G. Apollinaire, Alcools, Tome l, p. 130.

z

duquel s'organise toute une vie: elle se lie aux délices des jours heureux et paisibles, dans un climat luxuriant: '~aintenant tu .es au bord de la Méditerrannée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'année Avec tes amis tu te promènes en barque", 2

elle évoque. les jours de piété et renferme le monde de la foi -.te ligieuse : "Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur", 2 elle ouvre déjà les portes à l'infini, à la poésie: "Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs". 3 La Méditerrannée reste bien imprimée dans le souvenir: "Pour Apollinaire, qui avait passé son enfance et sa jeunesse .aux bords de la Méditerrannée, l'eau, les grandes étendues d'eau, le ciel et ses lointaines perspectives devaient rester permanents dans le théâtre de sa mémoire, de son imagination, de sa pensée", 4 ~ais

elle se rattache à un lieu géographique spécifique, qui

limite l'être; ce cadre précis disparaît et la mer devient impersonnelle pour symboliser les expériences :de l'homme mûr. "'Issu de l'écume des mers comme Aphrodite Sois docile puisque tu es beau Naufragé". 5

2 Alcools, ed. Gallimard, p. Il. 3 Alcools, Apollinaire, p. 4 A. Rouveyre, Amour et Poésie d'Apollinaire, p. 83 5 Alcools, p. 69

3

ta mer apporte l'imprévu, donne naissance à la beauté féminine et poétique, tout en l'enveloppant de mystère: elle voile le détail intime d'une vie, une provenance inconnue et mixte, celle d'Apollinaire. L'eau marine la plus çlaire, l'eau des profondeurs donne la vie, sert de boisson au poète-voyant dans Cortège, où s'étanche la soif de connaissance: "Et cette mer avec les clartés des profondeurs . Coulait sang de mes veines et fait battre mon coeur". 6 L~

mer est le regard qui ouvre des horizons à une baie ouverte sur

un infini panoramique qui cache une terre promise et donne l'espoir à l'être; Moise et son peuple la découvrent:

"Un homme bègue ayant au front deux jets de flammes Passa menant un peuple infime pour l'orgueil . .. d'avoir vu la mer ouverte comme un oei l". 7 Elle renferme des trésors poétiques; l'artiste y travaille: "Votre jardin marin où j'ai laissé mes rames";8 elle stimule l'imagination; le poète y perçoit des attractions invisibles à l'homme ordinaire, le monde du macrocasme: "Les géants couverts d'algues passaient dans leur ville Sous-marines où les tours seules étaient des îles"; 9

6 ~Alcools,

e

Gallimard, p. 50

7

Ibid. , p. 71

8

Ibid

1 .. Dans Les femmes, le vent hivernal envahit la nature en l'animant de sons amplifiants de musique d'église et de persop.nages légendaires: " ••• La forêt là-bas Grâce au vent chantait à voix grave de gravè orgue Le Songe Henn Traum survint avec sa soeur FranSorge", 25 ou la remoue et la fouette: "Le vent faisait danser en rond tous les sapins"; 26 sa voix qui prie éveille un pressentiment funèbre:

"On dirait que le vent dit des phrases latines". 27 Dans Le vent nocturne, cet élément crée une suite d'images auditives et visuelles pour ouvrir la porte à l'insolite et à la légende.

Sa plainte et son bruit se mêlent pour éveiller l'univers

étrange peuplé de sons disparates et de ':créatures irréelles: "Oh! les cîmes des pins grincent en se heurtant Et l'on entend aussi se lamenter l'autan Et du fleuve. prochain à grand'voix trimphales Les elfes rire au vent au corner aux rafales Attis Attis Attis charmant et débraillé C'es:!; ton nom qu'en la nuit les e'lfes ont raillé";28 il agite et abat la forêt en la transformant en armée guerrière fuyante: "Parce qu'un de tes pins s'abat au vent gothique La forêt fuit au loin comme une armée antique Dont les lances 0 pins s'agitent au tournant" 28

25

Alcools, Gallimard, p. 109

26

Ibid., p. 110

27

Ibid.) p. 109

28

Ibid.) p. 75

11

.Cette nature

extérieure~

bruyarite et

vitale~

forme un contrasté frap-

pant avec l'activité spirituelle des villages qu'elle entoure: "Les villages éteints méditent maintenant· Comme les vierges· les vieillards et les poètes et ne s' éveilleront ~u ·:pas de nul venant· Ni'ql,la.nd sur leurs pigeons fondront les gypaètes". 28

Le feu et l'air Rhénane d'automne traite le thème de la vie et de la mort, annoncé dans l'ouverture: . "Les enfants morts vont jouer Dans le cimetière,"; 29 ,les éléments du feu et de l'air n'apparaissent que dans quelque vers de ce long poème, ceux. qui ont une puissance évocatrice la plus grande. La flamme solaire, prometteuse du devenir,

s~bole

de la vie matérielle,

est absente dans le cimetière plein de. flammes des cierges: "Sous le ciel sans soleil Au cimetière plein de flammes"

29

ces flammes que les vivants allument: "Les enfants et les vieilles femmes Allument des bougies et des cierges Sur chaque tombe catholique", 29 rappellent une autre présence, celle des âmes des morts: "L'air tremble de flammes et de prières": 29 le concret et l'abstrait, lueurs et prière vacillantes

28

Alcools, Gallimard. p. 75

29

Ibid., p. 104



~e

fondent dans l'air et promettent le devenir spirituel des âmes des

morts. "Le vent du Rhin ulule avec tous ses hiboux Il.. éteint les cierges que touj ours les enfants rallument . Et les feuilles mortes Viennent couvrir les morts": 30 urie nature vaste naît du souffle dynamique de l'air; le vent peuple l'univers de cris sinistres, envahit le cimetière où les flammes meurent et renaissent, où les feuilles mortes s'agitent; il absorbe enfin toute chose et tout être: "Puis dans le vent nous.nous en retournâmes A nos pieds ·roulaient des châtaignes"~ 31·

Le feu et l'eau Le vin rhénan possede des pouvoirs magiques: "Ce vin clair, qui réchauffe le coeur et embellit la vie .... ce vin est quelque peu sorcier". Il procure l'ivresse, "cet état privilégié où l'esprit, surexcité par la vertu quelque peu diabolique du vin de la Moselle, atteint une sorte de ferveur exceptionnelle, d'extase, qui lui livre les clés de la magie et de l'incantation" .. 32 Dans Nuit rhénane, les éléments de l'eau et du feu s'identifient et se fondent: "Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme",



30

Europe,

31

Ibid., p. 106

32

P. Orecchioni, Le Thème du Rhin dans l'inspiration de G. Apollinaire, p. 99-100

Gallima.rd~

p. 105

'MEtS

13

1) ~t

l'ivresse poétique qu'ils procurent ouvre un monde peuplé de chants

surnaturels et de femmes irréelles: "Ecoutez la chanson lente d'uil batelier Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes Tordre leurs ·cheveux verts et longs jusqu'à leurs· pieds"; 33 cette vision se précise, à mesure que l'ivresse s'élargit jusqu'à se répandre dans le Rhin; le tremblement de·la flamme du vin s'unit au tremblement du feu des étoiles; miroitement et voix s'unissent dans cette image qui meurt.tout à coup avec l'éclat du verre: "Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter La voix .chante toujours à en rêle-.mourir Les fées aux cheveux verts qui encantent l'été Mon verre s'est brisé comlile un éclat.de rire". 34

Le Rhin: ambiguité et correspondances des éléments Ce fleuve se rattache à tous les thèmes rhénans.

Il. crée

la couleur locale du pays et forme le centre autour duquel .la vie du peuple se déroule.

Dans Mai, dans La synagogue et dans Les sapins,

le fleuve donne la petite

touch~

descriptive, .. et pittoresque; où i l

s'intègre à l'univers magique.de Nuit rhénane.

Dans La Loreley, il

appartient à la légende germanique qui traite le thème de la malédiction

33

Alcools, Gallimard, p. 94

34

Ibid., p. 94

·14

amoureuse. L'élément du feu aussi se rattache à ce thème; la flamme évoque le tourment d'amour; elle tue tout être: "Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries":; 35 deux éléments s'appellent; le fleuve crée l'allusion et attire les yeux en flammes de la sorcière: "Tout là-bas sur .le Rhin s'en vient une nacelle Et mon amant s'y tient il m'a vue i l m'appelle Mon coeur d~vient si doux c'est mon amant. qui vient", 36 un élément détruit l'autre: le feu de l'amour s'éteint dans l'eau: "Elle se penche alors et tombe dans le Rhin Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley Ses yeux. couleur du Rhin ses cheveux de soleil";37 Cette malédiction légendaire exprimée par deux éléments sert aussi d'allégorie:

elle cache une malédiction intime qui se rattache à la

vie sentimentale d'Apollinaire. d'Alcools.



~

37

Alcools, Gallimard, p. 99

36

Ibid., p. 100

37

Ibid., p. 101

Nous abordons un des grands thèmes

CHAPITRE

II

LES ELEMENTS ET L'AMOUR

Le mythe du Mal-Aimé et

~on

expression métaphorique.

Le rêve,d'un impossible amour: l'eau comme expression de la femme premi~re et idéale.

Roger Navarri, dans l'article déjà cité, remarque aussi q~~bpollinaire,

dans Alcools.

"traîne .•. sa nostalgie d'un bonheur paisible et stable, un désir de retrouver un point fixe". 37 Ce bonheur est celui que l'amour lui offrirait.

Ce sont

surtout les éléments de l'eau et de l'air qui créent le monde du bonheur amoureux.

Prédomine l'élément de l'eau sous des formes

différentes, teinté de nuances subtiles; dans l'image du fleuve: "Voie lactée, 0 soeur lumineuse blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses ... "; 38 De~

et "la quatrième Marou1ène "Est un fleuve vert et doré Ctest le soir quand les riveraines y baigneht leurs corps adorés Et des chants des rameurs s'y traînent"; 39

6)

37

Europe, oct-déc. (1966) p. 139

38

Alcools, Gallimard, p. 19

39

Ibid., p. 28 15

16

'dans· l'image du lac: . ''Vers unciel.plein de lacs de lumière";. 40 dans l'image de la neige: "Ah! tombe neige Tombe et que n'ai-je Ma bien-aimée entre mes bras"; 41 et "En admirant la neige semblable aux femmes nues", 42 et encore ... C'est Pâline Sa lame ün ciel d'hiver neigeant"; 43 dans l'image de la mer qui à la fois éloigne la beauté et se fond avec l'élément de la terre pour la désigner: ''Mon île au loin ma

D~sirable",

43

. et "Quand bleuira sur l'horizon ma Désirable". 44 L'air

~st

la patrie de la femme aimée: de la colombe, oiseau de l'amour

et de

l'~sprit,

de la neige, de l'arc-en-ciel:

" ... Noubousse Le bel arc-en-ciel joyeux", 45



40

Alcoôls, Gallimard, p. 85

41

Ibid. , p. 57

42

Ibid. , p. 59

43

Ibid. , p . 25

44

Ibid. , p. 92

45

Ibid. , p. 28

.

17

. .les éléments parfois se fondent pour donner une image concrète et synthétique de la femme d'élection: "Je ne veux jamais l'oublier Ma colombe la blanche rade o marguerite exfoliée Mon île au loin ma Désirable", 46 où l'évoquent des images culée; l'eau, l'élément

suggesti~es •. domi~ant,

Cette femme se veut pure,imma-

possède cette qualité:

" ••• L'imagination matérielle trouve dans l'eau la matière pure par' excellence, la matière' naturellement pure. L'eau stoffr~ donc comme symbole naturel pour la pureté". 47 Cet amour pur s.ou}1aité a besoin de la lumière et de.: la blancheur. couleur imprègne la beauté aquatique et

aérien~e;

La

nous avons des "blancs

ruisseaux"·, une"blanche rade" , des "lacs blancs de lumière"; la neige, la colombe' sont blanches, comme la teinte de la voie lactée.

Parfois

cette blancheur émane une luminosité pâle: la large traînée laiteuse est une "soeur lumineuse."; Maroulène dégage des lueurs riveraines claires et heureuses, mais sans éclat, puisque c'est "un fleuve vert et doré" du soir; des rayons solaires matinaux ou crépusculaires fi1trent J à travers les nuages qui peuplent le ciel "des lacs

blan~s

de lumières"; Noubousse

est ltarc-en-ciel aux couleurs douces et joyeuses, et se dessine dans la



46

Alcools, Gallimard, p. 25

47

G. Bachelard, L'eau et Les Rêves, p. 181

18

lumière peu éclatante après la pluie. Les éléments ont pour fonction'sexuelle celle d'évoquer la nudité féminine:

" • ••

. admirant la neige semblable aux nues'feïDitres", '48 .en

et "Ah!tombe neige Tombe et que n'ai-je Ma bien-aimée entre mes bras", 49 et "Voie lactée 0 soeur lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses", 50 et "Est un fleuve vert et doré·. C'est le soir quand les riveraines. y baignent leurs corps adorés". 51 La vision de la femme qui se dégage des éléments n'est pas celle de . Pêtre féérique, celle d'une naiade. où d'une nymphe"

~e

qui implique-

rait une sexualisation artificielle·, mais celle d'une femme .vivante, réelle: aimée.

elle est une'baigneuse, où: une soeur,

l'àmoureu~e,

la bien-

La voie lactée éveille l'image ,de la mère; elle dévoile un dé-

sir caché ou inconscient de la part de l'amant qui semble être à la recherche de l'abri premier qui donne un sens de sécurité; le lait apporte le bonheur du retour candide à l'enfance; il est:

48

Alcools, Gallimard, p. 59

49

Ibid. , p. 57

50

Ibid. , p, 19

51

Ibid. , p. 28

f

"

19

"le premier des c"almants •.• le premier bonheur positif et prec1s ( ••• ) Toute boisson heureuse est-un lait maternel, "car il donne "un bonheur si physique et si sûr qu'il.rappelle le plus ancien bien-être, la plus douce des nourritures" Mais l'image du lait symbolise surtout "le terrain de . la sexuàlité permise". 52 D'aùtres images issues des éléments suggèrent ce bonheur primitif. La femme nue, 'blanche, vit encore dans la fraîcheur et dans l'innocence première; la Désirable est ·une terre viergè qui ne connaît pas encore .1 'amour; .la colombe permet J. 'évasion dans un monde pur et spiritue.l; Chanaan, _le nom biblique pour la Palestine, promet des ruisseaux de lait et de mie 1.

Mais c'est surtout le. cosmos qui idéalise l'amour:

"L'axe normal de la rêverie cosmique est celui le long duquel l'univers sensible est transformé en beauté; par la cosmicite d'une image nous rec~vons donc une expérience du monde, la rêverie cosmique nous fait habiter un monde. Elle donneeau rêveur l'impression d'un chez soi dans l'univers imaginé •.• En rêvant à l'univers, toujours on part, on habite dans l'ailleurs •.. dans un ailleurs plus confortable ••. l'image cosmique nous donne un repos concret, spécifi é: ce repos correspond à un besoin, à un appétit". 53



52

G. Bache lard, L'eau et ~ Les 'Rêves, p. 164

53

G. Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 198

En effet, l'image cosmique: '~oie lactée 0 soeur lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des· amoureuses", 54

semble tenter l'amant en quête, puisqu'elle revient comme un flux et un reflux.

Mais la cosmicité de cette image voue l'amour au néant;

dans le refrain de La chanson.du Mal-Aimé: "les étoiles lui donnèrit'sès' dimensions cosmiques; cette dimension d'infini d r avance voue à l'échec tout amour". 55 Les élém:entstout en idéalisant le monde dé l'amour, ne lui donnent pas de structure veritable.

Des visions vagues et insaisissa-

bles.dégagent la beauté; les éléments suggèrent un bonheur sensuel qui es~

impalpable; l'amour reste irréalisable et stérile pqrce qu'il ne se

.conc'retise pas.

Ou bien nous avons des mondes statiques, figés, qui se

caractérisent par un manque de vitalité: le lac, la Reige, l'arc-en-ciel sont inertes, passifs; la femme incite, mais en même temps elle prend une attitude indifférente et enfermée.

La,lumière émanant du iait, du

lac ou du ruisseau n'est pas la lumière br6lante et virile du feu, mais une lumière douce et tiède, qui inspire un amour tendre amour voluptueux et charnel.

Dans le

~ours

plutô~

qu'un

de sa vie, le mal-aimé

réclame en vain la beauté paradisiaque: elle se refuse toujours.



54

Alcools, Gallimard, p. 19

55

Europe, oct-déc.' (1966), p. 152

21

••

.Les paradoxes de l'amour, ardeur et maléfique: l'eau et·le feu, symboles à la: fois ·positifs et négatifs.

C'est alors que les éléments opèrent la transformation du monde de l'amour.

La femme aimée devient la sirène, ce monstre fa-

buleux moitié femme et moitié poisson,·qui peuple les détroits périlleux pour attirer les marins et les dévorer.

Elle possède une voix

et des yeux fascinants: ces attraits symbolisent la beauté dangereuse qui assujettit et désarme l'homme.

Son regard amène les matelots à

leur perte, dans Vendémiaire: '~ais où est le regard lumineux des sirènes Il trompa les marins", 56

dans l'Emigrant de Landor Road, elle incarne l'épouse porteuse de malheur" et dè souffrance: "Il se maria comme un doge Aux cris d'une sirèn~ sans époux"; 57 dans La Chanson du Mal-Aimé, elle nage dans les yeux de la putain: "Regret des yeux de la putain ••• ..• Dans ses yeux nageaient les s~rènes"; 58



56

Alcools, Gallimard, p. 139

57

Ibid., p. 87

58

Ibid., p. 24

22

t'amant s'y noie,.et en résoud l'acte d'amour laid: "Et nos baisers mordus sanglants Faisaient pleurer nos fées marraines".58 Elle est idéalisée, et avec les reines et les murènes elle devient Pobjet de culte, la femme inaccessible et fatale des lais médiévaux: '~oi qui sais des lais pour·les reines Les complaintes de mes années Des hymnes d'esclave au murènes La romance du mal-aimé Et des chansons pour les sirènes". 59

Dans LuI de Faltenin, la sirène symbolise le pouvoir maléfique chargé de prodüire l'envoûtement. poétique

p~ur d~scendre

Le soleil quitte l'univers stellaire

dans la demeure marine des sirènes qui semblent

l'inviter au plaisir de l'amour: . "Sirènes. j'ai rampé vers vos. Grottes tiriez aux mers la langue Et dansant dev8.ut leurs cheveux Puis de vos ailes M;anges"; 60 il reste soumis à la puissance enchanteresse de ces créatures, de leurs yeux sorciers: '~irènes enfin je descends Dans une grotte avide j'aime vos yeux". 61

Objet de culte dans Vendémiaire: "Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même", 62

- 58



Alcools, Gallimard, p. 24

59

Ibid. , p. 21

60

Ibid. , p. 76

61

Ibid. , p. 77

62

Ibid. , p. 141

23

)'élément du feu apparaît dans des images heureuses, comme symbole de la fécondité matérie lleet de l'amour. Le soleil stimule la vie in4ustrielle dans Zone: "J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les directeurs l~s ouvrièrs et les belles sténodactylographes Du lundi matin au samedi- soir: quatre fois y pas'sent", 63 et dans Le

voyageu~:

"Nous traversâmes des villes qui tout le j our tournaient Et vomissaient la nuit le .soleil des journées". 64 L'amour, flamme solaire à la fois extérieure et intérieure, donne .la vie au monde, à l'homme. clarté du jour, lumière

Le feu de l'amour s'identifie à la

empliss~te:

"L'amour qui emplit'· ainsi que la lumière Tout le solide espace eritre les étoiles et les planètes". 65 Il'est générateur dans Vendémiair~: "Ces grappes de nos sens qu'enfanta le soleil", 66 comme dans Merlin et La.Vieille Femme: "Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre Maternel qui saignait lentement sur le ciel La lumiÈ}re est ma mère 0 lumière sanglante". 67 Ou nous le voyons comme symbole de l'amour sexuel:

"L'inceste solaire et nocturne dans les nues", 68

GD

63

Alcools, Gallimard, p. 8

64

Ibid. , p. 53

65

Ibid. , p. 60

66

Ibid. , P 137

67

Ibid. , p. '65

68

Ibid. , p. 72



24

mais·c'est surtout le soleil de LuI de Faltenin qui foue-le rôle du héros de l'amoul:' sensuel; dans' les vers suivants: "Je descends et le firmament s'est changé t·rès vi te en méduse Puisque je flambe atrocement Que mes bras seüls 'sont 'des excuses Et les torches de mon tourment", 69 flammes et tourments traduisent toute la volupté de l'acte sexuel dans son point culminant.

Mais l'image du soleil n'est pas une image unique

dans le symbole de l'érotisme.

Le désir physique se manifeste parfois·

par un feu tout intime: il se cache dans le mot"ardeur".

Celui du serpent

le montre le mieux: j'Cette furtive ardeur des serpents qui s'entr'aiment", 70 et "Des Tyndarides aux vipères ardentes de mon bonheur Et les serpents ne sont-ils que le's cous des cygnes"; 71 cette

arde~r

arrive parfois à être presque surhumaine:

Je voudrais éprouver une ardeur infinie". 72 L'amour que l'amant réclame est un feu solaire printanier; il chauffe la nature et le coeur, les pénètre, les réveille à la vie: "Revienne le soleil de Pâques Pour chauffer un coeur plus glacé •... " .73