Un conte de la tradition orale antillaise - Cndp

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15 mars 2006 ... Un conte de la tradition orale antillaise. Par Marie-Louise Mongis, conseiLLère Pédagogique. Compè Lapin, Compè Tigre. Repérer la structure ...
Un conte de la tradition orale antillaise Par Marie-Louise Mongis, conseillère pédagogique

Séquence pédagogique -Littérature – Maîtrise de la langue – Cycles 2 et 3

Découverte d’une autre culture et exploitations pédagogiques

TDC n° 912 Littératures francophones 15/03/2006

Compè Lapin, Compè Tigre

Repérer la structure d’un conte ainsi que les spécificités culturelles qui le constituent

Origines et tradition

– Les Antilles, colonisées par les Espagnols, les Anglais et les Français, furent pendant trois siècles le lieu de destination des esclaves de la traite des Noirs. Issu du conte africain originel, le conte antillais fut l’un des rares modes d’expression ayant permis aux esclaves puis à leurs descendants d’exprimer leurs sentiments et leurs révoltes à l’égard de la société coloniale. Cette tradition du contage perdure, surtout à l’occasion d’événements particulièrement tragiques (comme le crash de l’avion au Venezuela en 2005). Lors des veillées funéraires, l’entourage du défunt se réunit en cercle, près de la maison où le corps est exposé. Les conteurs se succèdent jusqu’au lever du jour et relatent aux enfants et aux adultes des histoires ou des anecdotes sur la vie du disparu. Entre ces récits, on chante, on lance des devinettes (titim et sirandanes). Au petit jour, les flambeaux s’éteignent et chacun se retire après un bref passage auprès du défunt. – Le conte ne se disait qu’en créole. Pour maintenir l’attention, les conteurs interrompaient leur récit par de retentissants : « Et cric ! », ou bien, plus loin dans le conte, « Et misticric ! ». Les auditeurs répondaient en chœur : « Et crac ! », ou bien « Misticrac ! ». De temps en temps, il lançait : « Est-ce que la Cour dort ? ». « Non, la Cour ne dort pas ! » répondait-on en chœur ; « Si la Cour ne dort pas, qu’elle écoute encore ce que je vais raconter ! », et le conteur poursuivait sa prestation.

Structure du conte et moralité

– L’enseignant choisira les modalités de lecture du document et proposera aux élèves de retrouver le schéma narratif : la situation initiale (le roi possède un jardin magnifique) ; l’élément de perturbation (les barils dont l’eau sert à arroser ce jardin se vident) ; l’action permettant de dénouer le conflit (le roi fait rechercher le voleur d’eau) ; la résolution du problème (le voleur est découvert mais il fait punir quelqu’un d’autre à sa place) ; la situation finale (on ne sait pas si le héros va cesser de voler l’eau des barils). On signalera l’absence de morale (le voleur n’est pas puni) justifiée par le proverbe martiniquais «  se débrouiller n’est pas commettre un péché », car l’intelligence, au sens de la ruse, est toujours valorisée dans le conte antillais, qui n’obéit pas aux règles traditionnelles selon lesquelles il faudrait que la moralité soit sauve. – Les personnages sont représentatifs de la hiérarchie sociale du monde antillais colonisé. Compè Lapin est le plus populaire et le plus complexe : vantard, rusé et totalement dénué de scrupules. Refusant la loi commune du travail, il méprise les faibles – dont l’esprit critique cependant reste en éveil – et déteste les puissants, qu’il ridiculise. Symbolisant le mieux les contradictions et les ambiguïtés de la société antillaise constituée de dominants et de dominés en conflit permanent, il est le héros de nombreux autres contes où il est mis en scène aux côtés d’autres

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animaux comme la baleine ou l’éléphant. Compè Tigre est le personnage opposant, représentant la force brutale et la balourdise. – Rechercher dans le document les extraits montrant les qualités de Compè Lapin (il est observateur car il a aperçu les bœufs attelés et va les utiliser pour attirer Compè Tigre ; il est comédien car il arrive à faire croire tout ce qu’il veut à ses interlocuteurs) ainsi que ses défauts, qui permettront à Compè Macaque de lui tendre un piège (il est vorace car il dévore les accras qu’il voit sur le plateau ; il est joueur et se laisse tenter par les dés du serbi ; il est coléreux et donne des coups au bonhomme de glu parce qu’il ne lui parle pas). Sa ruse conduira au dénouement : il se fait remplacer par Compè Tigre sur le tronc du manguier, se fait passer pour une vieille chèvre malade et pour un grand sorcier afin que Compè Tigre ne puisse pas se venger et prenne la fuite.

Les mots des Antilles

– Organiser une recherche documentaire et lexicale autour des fruits et des légumes tropicaux et autres mets exotiques. Collecter des photographies de gombos, ignames, fruits à pain, christophines, accras (beignets salés à base de légumes, de morue ou de crevette) pour organiser une exposition. – Définir les termes créoles : le tray (plateau à bords relevés posé sur des pieds pliants croisés utilisés par les marchandes), le bakoua (chapeau à larges bords fait avec les feuilles de l’arbre bakoua), le serbi (jeu d’argent, joué par les hommes adultes), le cabrouet (charrue tirée par des bœufs dans les champs, de canne en général), le manguier (arbre des pays tropicaux produisant les mangues), la savane (grand pré dans lequel broutent les animaux) et quimboiseur (sorcier). – Expliquer les expressions typiques : « Pipiri chantant » (très tôt le matin quand chante l’oiseau pipiri) ; « c’est aime que tu aimes la viande » (tu aimes vraiment la viande !) ; « agoulou gran fall » (être très vorace), « sa ou fè » (comment vas-tu ?). Document Compè Lapin et le bonhomme de glu Marie-Louise Mongis pour TDC, 2006 Il était une fois, dans une île des Antilles, un roi qui possédait un jardin. C’était un magnifique jardin créole où poussaient toutes sortes de légumes et de fruits : des gombos, des carottes, des salades, des radis, des bananes jaunes, des ignames, des choux de Chine, des patates douces, des fruits à pain, des giraumons et des christophines. Dans ce jardin, il y avait des grands barils remplis d’eau pour l’arrosage. Mais depuis quelques jours, ces barils étaient presque vides. Le roi ne savait pas qui volait l’eau. Chaque fois qu’il allait vérifier celui-ci, le niveau de l’eau avait baissé. Il n’y aurait bientôt plus d’eau pour l’arrosage. (–Et cric ! – Et crac !) Le roi rassembla donc ses conseillers, Compè Lion, Mulet, Macaque, Bœuf, Chien et Coq, pour échafauder un plan afin d’attraper le voleur d’eau. Le plan de Macaque fut choisi. Compè Macaque fit fabriquer un bonhomme en feuilles de bananier séchées et enduites de glu. On déposa le bonhomme de glu dans le jardin et, en face de celui-ci, on mit dans une assiette, sur un tray, des accras de morue bien dorés. À côté de l’assiette, on laissa deux dés à jouer. (–Et cric ! – Et crac !) Au pipiri chantant, Compè Lapin, sifflotant un air de biguine, allait gaiement vers les barils pour prendre son bain. Eh oui, mes amis, c’était lui, encore lui, toujours lui, Compè Lapin qui vidait ainsi les barils du jardin du roi ! Compè Lapin avait toutes sortes de défauts. Il était non pas gourmand mais carrément vorace, un vrai « agoulou gran fall » ! En outre, il aimait particulièrement jouer au serbi. Quand il vit les accras et les dés, il ôta son bakoua, le posa à côté de lui et s’installa en face du bonhomme de glu : – Sa ou fè, compè ? Allons jouer au serbi ! Il lança les dés sur le tray et s’écria : – Onze ! J’ai gagné ! En même temps qu’il disait ces mots, il empoigna cinq accras d’un seul coup et les enfouit dans sa grande bouche. Il était vorace, oui ! Tout en mangeant ses accras, il voulut reprendre le jeu. Sans même regarder le bonhomme de glu, il lui ordonna de jouer. Mais celui-ci ne répondit pas, et pour cause… Comme il ne réagissait pas, Compè Lapin, un peu vexé, reprit les dés, les roula entre ses mains et les lança de nouveau sur le tray. – Onze ! J’ai encore gagné ! Il sauta de joie, reprit une poignée d’accras qu’il fourra dans sa grande bouche en riant à gorge déployée. Mais il n’appréciait pas le silence de son compagnon ! Alors, il commença à s’énerver et à crier :

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– Quoi, tu ne dis rien ? Tu me méprises ? Eh bien voilà, pour te délier la langue ! Et il gifla le bonhomme. Sa main droite resta collée. Il voulut se dégager. Mais la main gauche resta collée. Il donna des coups de pieds. Le pied gauche et le pied droit restèrent collés. Un coup de tête dans le ventre et voilà Compè Lapin pris, collé, immobilisé contre le bonhomme de glu ! (– Est-ce que la Cour dort ? – Non, la Cour ne dort pas !) Alors, les conseillers du roi, qui étaient cachés, se précipitèrent sur le coupable, le décollèrent du bonhomme de glu et l’attachèrent au tronc d’un manguier. Ils allèrent chercher un fer chaud pour brûler le coupable qui volait l’eau d’arrosage du jardin du roi. Compè Lapin cherchait une idée pour sortir de cette mauvaise situation. Il avait aperçu dans la savane, un peu plus loin, deux bœufs attelés à un cabrouet. Entre temps, Compè Tigre passait par là. Il était réputé pour sa force, mais pas pour son intelligence… – Compè Tigre, sa ou fè ? Je suis tellement content de te voir ! Monsieur le Roi veut m’obliger à manger ces deux bœufs qui sont près du cabrouet. Est-ce que tu crois qu’un pauvre petit lapin comme moi peut manger deux gros bœufs ? Je sais que « c’est aime que tu aimes » la viande de bœuf ! Alors, détachemoi, et prends ma place ! Compè Tigre était très fort, mais il n’était pas très malin, vous savez ça  ? Il détacha Compè Lapin et prit sa place. Compè Lapin l’attacha bien serré au tronc du manguier. Un cabrouet arriva pour tout de bon, ce n’était pas le cabrouet de bœufs, mais un cabrouet… de feu ! Lorsque Compè Tigre vit les fers brûlants, il eut peur, il cria, mais les conseillers du roi ne voulurent rien entendre. Ils voulaient punir celui qui était attaché au manguier ! « Waië, waië, waië », hurlait Compè Tigre pendant que les conseillers du roi brûlaient son derrière. Puis, on le détacha et il partit à la recherche de Compè Lapin pour se venger. (–Et cric ! – Et crac !) En chemin, il rencontra Compè Manicou, lui raconta sa mésaventure et lui dit qu’il cherchait Compè Lapin pour lui régler son compte. Compè Manicou alla voir Compè Lapin qui commença à avoir peur de ce qui pourrait lui arriver ! II cherchait une idée pour sortir de cette situation, car il savait que la vengeance de Tigre serait terrible. En chemin, il sentit une mauvaise odeur. Il s’approcha de l’endroit d’où provenait la puanteur et trouva une vieille peau de chèvre qu’il enfila, puis il partit à la rencontre de Compè Tigre. Lorsqu’il l’aperçut, il se mit à tituber et à bêler comme une chèvre malade. Compè Tigre, compatissant, demanda à la fausse chèvre ce qui lui était arrivé. – J’ai eu une querelle avec Compè Lapin qui est un vrai quimboiseur. Il a levé le doigt sur moi et m’a jeté un mauvais sort ! Depuis, je titube comme si j’avais bu une chopine de rhum, je sens mauvais, je vais bientôt mourir et tout le monde me fuit ! Compè Tigre, ébahi, quitta la fausse chèvre et alla chez lui en se promettant de ne plus jamais revoir ce Compè Lapin de malheur. Compè Lapin se débarrassa de la peau de chèvre puante et l’enterra bien profondément. Il alla se baigner, se parfumer et, comme il avait beaucoup de toupet, il voulut rendre visite à Compè Tigre. (–Et cric ! – Et crac !) – To, to, to, dit Compè Lapin, en frappant aux persiennes de la porte de Compè Tigre. Lorsque Compè Tigre vit que Compè Lapin était tout près de lui, il se précipita hors de chez lui, et courut tellement vite que la fumée s’élevait de ses pattes arrière. C’est pour cela qu’il n’y a plus de tigre dans cette île des Antilles !

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